l’Amour de la Raison Universelle
De Platon et Aristote, avec leur cause incausée,
à Emmanuel Kant et ses soi-disant contradictions de la Raison pure, la
pensée dominante considère que le principe de Raison est limité. Dans
les pas de Démocrite, Epicure, Spinoza, Einstein... cet essai élève au
contraire la Raison ou Causalité universelle au rang de fondement
absolu de la réalité et l'étend, sans limites, à tout le cosmos. En me
basant sur les avancées scientifiques les plus récentes, je reformule
l’explication complète à l’existence du réel: de l’origine des mondes
aux plus subtiles facultés de l'esprit humain. Brisant les paradoxes
métaphysiques réputés insolubles, mes pensées pénètrent alors la cause
secrète de toute chose et raniment un courant philosophique millénaire.
Le
rationalisme intégral a presque toujours effrayé les êtres humains. A
première vue, le monde matériel décrit par la science nous condamne à
périr, rend la liberté impossible et ignore le sens de toute valeur.
Incapable de relever le défi que représente notre condition, Platon
rejeta les philosophes de la nature, et depuis, la majorité des dits
“philosophes” l’a suivi en se réfugiant dans diverses formes
intellectualisées de spiritualisme. A l’autre bord, d’autres acceptent
l'apparence des choses, et oscillent entre scepticisme, relativisme et
fatalisme. Contre ces deux impasses, je me suis mis en quête de la
vraie sagesse, celle qui refuse à la fois de fuir devant le réel, et de
renoncer aux plus précieux élans de mon cœur. A l’évidence, l’origine
de la réalité, le sens de la vie et le tourment de la mort n’ont
toujours pas trouvé de réponses claires et cohérentes, nous
réconciliant totalement avec le réel, et en même temps capables de nous
convaincre de leur véracité, au point qu’elles sont embrassées par tous
les amis de la vérité. Malgré quelques rares génies qui ont jadis
touché cette philosophie ultime, de sublimes réponses aux grands
problèmes de l’existence n’ont toujours pas été clairement annoncées.
Constatant ce vide, je me suis mis en quête de les trouver pour
moi-même. Après de longs efforts, je suis aujourd’hui parvenu à un
niveau de cohérence dépassant toutes mes espérances initiales. Je vous
offre ici la chance de découvrir des hauteurs insoupçonnées.
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L’Amour de la Raison Universelle
I – Introduction
une proposition d’explication à la totalité du réel
II - Philosophie
une consécration du rationalisme intégral
III - Commentaires
une discussion pour approfondir
Tout
homme a besoin de savoir pourquoi il existe. Malheureusement nous
naissons seuls et ignorants. Nos existences nous sont
incompréhensibles. Elles sont de brèves irruptions dans un monde que
nous ne connaissons pas. Pour survivre, nous nous laissons guider par
des conventions imposées. Nous nous rattachons aux croyances inventées
par nos ancêtres. Ces fables mettent un terme aux questions sans
réponses. Elles nous disent quoi penser et comment nous comporter.
Elles nous réconfortent de l’inconnu. En contrepartie, nous devenons
leur prisonnier. Beaucoup d’entre nous se croient capables de
reconnaître la vérité. Pourtant, bien qu’elle soit si souvent
éclatante, peu savent l’adopter. Chacun porte en lui son image du
monde. Elle est beaucoup trop ancrée pour être modifiée par une
lecture, une conversation, ou une expérience. Elle est inscrite
profondément en nous-mêmes. Elle est rattachée à notre sentiment
d’identité ce qui nous empêche trop souvent de nous corriger. L’être
humain ne peut s’approcher trop près du trou noir autour duquel
gravitent les fausses certitudes de son temps, et qui finiront, un
jour, par s’y engouffrer et disparaître. Demain, comme hier, une prise
de conscience nouvelle engendrera par réaction, une génération d’hommes
libérés des croyances, valeurs et espérances actuelles, mais qui serra
à son tour enfermée dans un nouveau cercle de préjugés tout aussi
historiques et circonstanciels. La conscience humaine ordinaire est si
fortement prisonnière des catégories empiriques de la vie sociale,
qu’elle ne peut s’extraire des dogmes de son environnement, sans quoi
elle se détruirait complètement, et il n’y aurait même plus de “je”
pour constater le nouvel ordre des choses.
Consterné
par les mensonges des hommes envers eux-mêmes, j’ai su résisté à leur
emprise. Néanmoins, sans base pour appréhender la réalité, je me suis
complètement effondré. Perdu avec moi-même, dépourvu de tout repère,
plus rien n’avait alors de sens. Je me suis détaché de mes propres
émotions, auxquelles je ne faisais de toute façon plus confiance. J’ai
lentement sombré dans une désorientation totale où j’ai fini par douter
de la réalité de ma propre existence. N’ayant plus peur de ce que je
pouvais rencontrer, je me suis mis à accepter tout ce qui arrivait face
à moi. Les derniers sens qui me retenaient encore cédèrent. Ne
cherchant plus à fuir le réel, je reconnus d’autant plus facilement ma
triste condition. Je vis le non-sens de mon existence, et compris
pourquoi tant d’hommes ferment les yeux pour survivre. Totalement
immergé dans ce désespoir, je sentais progressivement s’éteindre mon
envie de vivre en ce monde. Aucune fable ne m’avait charmé. Rien ne
semblait pouvoir me réconcilier. Je décidai de demeurer malgré tout ici
encore quelque temps pour approfondir ma compréhension des choses, et
voyais ces sentiments se renforcer jusqu’à cet instant de clairvoyance
où j’ai ressenti la contradiction que je venais de soulever ! Si je ne
suis qu’une poussière insignifiante, dont l’existence est absurde, il y
a malgré tout quelque chose en moi qui déplore ce sort. En effet, si je
n’avais pas vu ce monde, je l’aurais rêvé différemment. Ma déception
peut-elle être le signe que ma condition n’est pas ma finalité ?
Pendant longtemps, je n'ai pas pu mettre de mots sur ce que je
ressentais. Doutant fortement de mes propres sentiments, je voulais
d'abord comprendre ces forces qui me guident. J'avais besoin de savoir
si je pouvais leur faire confiance. Cependant, comme je n'avais plus
rien à perdre, je décidai de braver tous ces doutes, et j'ai donc
choisi de donner toute sa chance à ces mystérieuses impressions... Là,
j’ai fini par déduire que tout autour de moi semblait s’opposer à un
idéal perdu, inaccessible, irréalisable, mais qui existait malgré tout
au fond de mon cœur.
J’examinais
ce qui me terrassait, sans réel espoir d’y réchapper. A côté, je voyais
la plupart des autres hommes s’employer à fuir des vérités qui les
avaient eux-aussi condamnés. Je les regardais s’agiter en tout sens,
sous le coup d’une susceptibilité qui révélait leurs peurs cachées et
leurs désirs refoulés. Moi, je n’avais pas fuit. J’avais, non sans
tristesse, mais calmement et honnêtement reconnu que la réalité
anéantissait presque tous mes rêves.
Là,
des tréfonds de la désolation, je découvrais un sentiment étrange. Un
sentiment insaisissable au début, tellement il est inattendu en ce
lieu. Il me fallut du temps pour réaliser. Dans ce moment que tous
redoutent et fuient à tout prix, je me sentais envahi d’une immense
joie. Contre le souffle destructeur qui aurait dû m’anéantir, une
puissance émanait de mon âme. Quelque chose en moi n’avait pas été
vaincue. Quelque chose en moi était invincible. L’amour de la sagesse
venait d’éclore en mon cœur, et il était plus fort que n’importe quelle
déception que pouvait m’infliger la réalité. Dans ma bulle consciente,
je contemplais mon être et éprouvais plus de plaisir à me sentir
moi-même, que n’importe quel échec imposé par le monde extérieur. Au
contraire des âmes vaincues qui s'accommodent avec les choses,
j’éprouvais plus de tristesse à l’idée de renoncer à moi-même qu’aux
déceptions que je devais affronter. Je ne pouvais me renier. Je ne
pouvais troquer ma complète sincérité intellectuelle et sentimentale
contre la renonciation fataliste ou le réconfort des mensonges. Ce
monde pouvait bien m’écraser, ma Raison intime demeurait en mon cœur.
Le sort pouvait bien broyer mes rêves, mes désirs résistaient
intérieurement au choc qui auraient dû les anéantir.
Ma
conscience pleinement réaffirmée de moi-même venait d’éclore
véritablement. Mon sentiment d’identité renaissant n’était désormais
plus lié à aucune émotion, souvenir, amour, idée, plus fortement qu’à
la complète sincérité de mon âme. Si des cataclysmes devaient à
nouveaux se produire dans mon existence, je verrais peut-être la part
contingente de mon identité mourir encore une fois au cours de cette
même vie biologique. Je savais désormais que du fond de mon cœur, une
inexorable puissance me ferra renaître sous de nouveaux augures.
C’est
ainsi que là où le commun des hommes ferment les yeux sur leur sort, et
renoncent avant même d’avoir vraiment compris ce qu’est la réalité, je
vivais désormais avec la conviction de posséder quelque chose de très
précieux, enfouie, et qui pouvait peut-être tout changer. Au contraire
de l’impuissance existentielle qui mène à l’impuissance fataliste sur
les choses, mon cœur d’homme libéré du poids de sa condition se voyait
repousser ses espoirs au-delà des limites conventionnelles. Mon sort
n’ayant pas réussi à me faire renoncer à mes désirs les plus intimes,
dès lors, je pressentais que ma volonté surhumaine me donnerait la
puissance de découvrir là-bas, très profondément caché dans les secrets
de la vérité, le moyen de renaître et de me réaliser plus grand encore
que tout ce qu’il m’était possible d’imaginer.
La
compréhension limitée de la véritable nature des choses auquel je
parvenais m’indiquait que la discorde entre mes aspirations d’esprit
libéré et la condition offerte par cet univers matériel ne provenait
pas nécessairement d’une incompatibilité définitive entre ces deux
entités, mais pouvait résulter d’un simple inachèvement. La nature
n’est pas contre l’être humain. Elle l’ignore. L’univers n’a pas été
bâti pour nous déplaire. Il n’a tout simplement pas été conçu pour
nous. Cette nuance a une conséquence fondamentale: parmi les
innombrables possibilités réalisables, il pourrait en exister une ou
plusieurs qui satisfassent complètement mes aspirations. Je ne suis pas
né dedans, car aucune force naturelle ne cherche à m’y conduire, et
tant que je ne connaîtrais pas mieux la réelle nature des choses, rien
ne me dit que la réalité ne contient pas depuis toujours des trésors
cachés dont j’ignore simplement l’existence. Etant donnée
l’indifférence des lois naturelles à mon égard, l’existence d’un
“paradis” réalisable, voire déjà réalisé, ne m’est aucunement garanti,
mais inversement, je ne peux pas non plus l’exclure. Seule une
compréhension avancée des secrets de l’univers pourrait me permettre
d’approcher les réponses à ces questions cruciales. Avant donc de
tenter de résoudre ces problèmes, il me faut déjà essayer d’en savoir
plus sur l’essence de la réalité. Il me faut comprendre la véritable
nature des choses, en me forgeant la meilleure explication possible à la totalité du réel.
Le
mot “raison”, avec un “r” minuscule, sera employé comme synonyme du mot
cause. Une raison peut être une cause logique, une cause physique, une
cause psychologique ou encore une cause existentielle. En effet, une
cause pour laquelle un individu veut vivre est une raison d’être,
c’est-à-dire un but dont il désire être l’une des causes ou raisons qui
contribueront à sa réalisation.
Par
“Raison”, avec un “R” majuscule, j’entends la
Causalité logique. Par “Raison humaine”, j’entends la
capacité de notre esprit à utiliser la Causalité, c’est-à-dire notre
pouvoir d’établir des relations causales pour penser, juger, désirer et
agir rationnellement. La Raison humaine désigne donc les facultés
intellectuelles de l’être humain.
Par
“principe de Raison”, j’entends le principe de Causalité logique,
autrement dit le principe du calcul et du raisonnement. Par exemple, le
principe de Raison est ce pourquoi 1+1 est égal à 2 et pas à 3 (le mot
“raison” provient du latin “ratio” qui signifie calcul).
Par
“Raison universelle”, je désigne la situation où le principe de Raison
s’applique à absolument tout: à la conscience, à l’univers, à la
métaphysique et même au-delà s’il devait y avoir lieu. Cette position
fait du principe de Raison la loi la plus fondamentale que rien ne peut
jamais ébranler. La Raison universelle implique la rationalité
intégrale du réel, c’est-à-dire l’existence de liens entre toutes les
choses existantes, de telle sorte que rien n’est jamais sans raison,
mais que toute chose possède toujours une cause, au moins logique, qui
rend compte du fait qu’elle est ainsi et pas autrement. Le concept de
“Raison universelle” s’oppose à celui de “Raison limitée” véhiculé par
les sceptiques et les théologiens qui réduisent la Raison à une simple
faculté humaine nous permettant d’ordonner les phénomènes, mais qui
supposent que les fondements de la réalité ne sont pas totalement
soumis au principe de Raison.
Paradoxe d’Ouverture. Le
principe de Raison proclame que toutes les choses ont une cause. En
vertu de cette loi, rien ne saurait exister seul, uniquement parce
qu’il est. Toute chose découle d’une autre qui lui est extérieure.
Cet
énoncé est malheureusement confronté à un grave problème. Par
définition, l’univers contient tout. Si, rien ne peut être en dehors,
rien ne peut le soutenir. Si l’univers n’a pas de raison indépendante
d’exister, le néant absolu aurait dû combler l’éternité. Pourtant, une
réalité a émergé. Chacun peut s’en rendre compte. La réalité est
peut-être très différente de l’image que nous nous en faisons, mais nos
existences témoignent d’une certaine forme de présence, définitivement
incompatible avec une totale inexistence.
Ainsi,
puisqu’un monde existe, beaucoup en ont conclu que le principe de
Raison n’était pas universel. Là où il se serait éteint, notre univers
aurait émergé. Selon eux, tout est, depuis, devenu relatif. Le sens
même des choses est circonstanciel. Ce qui est pour les uns, n’est pas
pour les autres. Ce qui se passe pour vous, ne se passe pas
nécessairement pour moi. Tout et son contraire se seraient déjà
produits. Tout et son contraire se vaudraient également. Sans
référentiel absolu, le relativisme intégral décompose la réalité qui
s’autodétruit. Sans support universel, le sens même des mots disparaît.
Aucune vérité absolue ne peut exister. La vérité n’est même pas
terrestre, et toutes les questions que nous nous posons resteront à
jamais sans réponses.
Tel
est pris qui croyait prendre ! Le raisonnement que vous venez de lire
s’applique également à lui-même. Il prétend montrer qu’aucune vérité
absolue ne saurait exister, alors même qu’il avance l’affirmation
suivante: “aucune vérité absolue ne peut exister”. Bien que le
cheminement qui nous a conduits jusqu’à cette conclusion vous paraisse
peut-être valide, si la Raison est morte, toute déduction causale n’est
que pure chimère et par conséquent même cette simple conclusion ne
saurait être universellement énoncée.
Tel
est pris qui croyait prendre encore une fois ! L'absence de vérité
empêche toute forme de conclusion. Toutes les phrases que vous venez de
lire outrepassent leur droit, ainsi que celles que vous êtes en train
de lire ! Je ne peux plus rien vous dire et je n’ai pas le droit de
dire que je ne dis rien. Où suis-je ? Tout est complètement bloqué.
Celui
qui souhaite sortir de cette spirale d’autodestruction infernale se
doit de reconnaître l’universalité absolue du principe de Raison. Etant
incapable de réfuter, ni de démontrer formellement l’omniprésence de ce
principe, j’observe que seul la reconnaissance préalable de son
universalité garantit une signification minimale au réel. Aux portes de
la logique rationnelle, toute forme de réalité s'éteint, même la plus
extrême. Au nom de l’existence d’au moins une certaine forme de
réalité, je n’ai d’autre choix que d’admettre l’universalité du
principe de Raison. Si l’esprit humain veut pouvoir penser la réalité,
il se doit d’abord de tenir le principe de Raison pour un absolu.
A
cause du principe de Raison, l’univers ne saurait exister seul, sans
raisons. Aussi, je me dois de supposer l’existence de ce que
j'appellerais, pour le moment, un “support” aux raisons de ce monde. En
effet, si tout dépendait de l’univers et s’il n’existait pas un absolu
qui lui soit “extérieur” pour fonder et garantir la Causalité, alors le
sens des choses disparaîtrait, et tout sombrerait dans la spirale
d’autodestruction à laquelle nous nous sommes heurtés. Si par le passé,
ce support avait cessé d’être ne serait-ce qu’un bref instant, la
réalité aurait disparu à jamais. Tout ne peut être remis en cause.
Quelque soit le véritable visage de l’univers, aussi tordu que vous
puissiez l’imaginer et bien plus encore, cet univers sera soutenu par
un socle indépendant ne serait-ce parce qu’il existe ; et même si
celui-ci n’existait pas, une chose immuable définit l’état stable “ne
pas exister”. Malgré et contre tout, une garantie à l’universalité du
principe de Raison réside nécessairement dans les fondements de toute
réalité. Avec ce mystérieux support, l’univers n’est plus seul. Un
socle extérieur et indépendant soutient désormais le réel. Il y a
quelque part une entité éternelle et irréductible qui donne cours aux
choses. Quoi que vous soyez, même si ce monde n’est pas ce que nous
croyons, même si je ne suis pas ici, que je n’ai pas vraiment écrit
cette phrase et que vous ne la lisez pas tout à fait en ce moment, une
entité absolue demeure malgré tout. Sans elle, rien ne peut être et
rien ne peut ne pas être. Sans elle, les mots perdent toute
signification, les choses deviennent plus floues que des mirages, la
réalité tombe plus bas que le néant. Grâce à ce support, la vérité
absolue existe, ce qui m’autorise à rechercher la nature et la
signification de mon existence.
Depuis
la nuit des temps, les hommes ont admis qu’il existe une chose qui
soutient leur monde. Ce support qui maintient tout en place, ils l’ont
appelé Dieu. Une grande partie de la confusion qui entoure l’idée que
les hommes se font habituellement de Dieu vient du fait que pour
beaucoup l'arbitraire n'est pas irrationnel, et qu’un support
arbitraire est envisageable, voire nécessaire. Monumentale erreur ! Une
chose arbitraire n'a pas de cause. Elle est donc contraire à
l’universalité du principe de Raison... universalité qui est nécessaire
pour sauver la réalité. En effet, si le support de notre univers était
quelque chose d'arbitraire, cela impliquerait qu'il existe un “lieu” où
la Causalité n’est plus respectée. Afin que le support arbitraire reste
en place et que tout ne finisse pas dans le chaos infini et
indescriptible, il se doit d'y avoir “une force”, qui s’apparente en
fait à une raison, pour maintenir le premier support. On peut continuer
longtemps comme cela à repousser le problème en créant des dieux dans
les dieux, mais on ne formera pas de support absolu. Si l'on veut
échapper au gouffre, on est contraint d'admettre que curieusement la
raison de l’existence du socle du réel est le socle lui-même.
Je
viens de rejeter la thèse du support arbitraire pour défendre celle du
support totalement rationnel. J’admets avoir troqué une incohérence
contre un mystère brumeux. En effet, comment ce mystérieux socle
fait-il pour se contenir et se soutenir lui-même, sans pour autant
violer le principe de Raison ? A peine dissipés, les paradoxes
resurgissent de plus belle. Cependant, si vous acceptez de faire encore
un bout de chemin avec moi, je vous montrerai qu’ils ne sont pas
invincibles. Pour cela, il va nous falloir percer le fond du secret, et
alors vous verrez, tous les paradoxes se dissiperont.
Avec
l’universalité du principe de Raison gravé dans le socle du réel,
l'irrationnel sombre dans l’impossibilité d’exister. Toute chose se
doit d’avoir une cause. Rien ne peut exister arbitrairement. Par
conséquent, l’état originel de l’univers ne pouvait être que le néant
le plus absolu. Fermez vos yeux et essayez d’imaginer ce qu’il y avait
avant la naissance de tout. Vous voyez des espaces noirs, infinis
entièrement vides. Vous pouvez atteindre un état encore plus reculé.
Supprimez l’espace et le temps. Imaginez un vide absolu, où tout le
volume est confiné en moins d’un point et où le temps ne s’écoule pas.
Vous commencez à percevoir ce qu’il y avait avant la naissance de tout.
Il n’y avait qu’un vide étrange que j’appellerai le non-néant. Le
non-néant est le seul point de départ possible à l’univers. Tout
élément arbitraire défie le principe de Raison, or ce principe ne peut
être transgressé sans détruire l’essence de la réalité.
Ce
raisonnement nous ramène devant notre paradoxe millénaire. D’une part,
l’origine de tout ne pouvait être qu’un néant absolu qui ne contient
aucun élément arbitraire ; d’autre part, un support se doit d’être
immuable et éternel afin de fonder la Causalité. Ainsi, les croyants
proclament que Dieu est nécessaire sans quoi l’univers n’aurait jamais
pu exister, et les athées rétorquent que Dieu, conçu comme une entité
existant arbitrairement, est une notion irrationnelle, qui viole le
principe de Raison et détruit de fait toute légitimité d’explication ou
de représentation du réel par la pensée humaine.
Logique et Nécessité. Ce
paradoxe a traversé les siècles. Il admet pourtant une solution. Si
Dieu ne peut pas être causé, ni existé arbitrairement, il ne peut être
que spontané. Si le non-néant est le point de départ à toute forme de
réalité, il doit déjà contenir des lois irréductibles et parfaitement
nécessaires, qui n’ont pas besoin de créateur pour exister et qui sont
capables de donner naissance à notre monde.
Nous
avons parfois l’impression que la nature a décidé que 1+1 = 2 et pas 3
ou 4. Ce résultat nous semble déterminé, comme si une instance
supérieure avait dicté le principe de l’addition parmi les lois de la
nature. Plaçons deux billes dans un sac. Pour compter le nombre de
billes, nous effectuons 1+1 et nous trouvons 2. En fait, si vous y
réfléchissez bien, vous réaliserez que ce résultat ne peut pas être
différent. L’addition n’est pas un processus. “1+1” et “2” désignent
tous deux la même chose: le nombre de billes dans le sac. Il n’y a pas
besoin d’instance supérieure. Par conséquent, même dans l’univers le
plus chaotique imaginable, 1+1 sera égal à 2. L’addition n’est pas
vraiment une loi, puisqu’elle ne peut être différente. L’addition nous
apparaît comme une loi, mais en réalité c’est une évidence d’une telle
simplicité qu’elle n’a besoin de rien pour s’exercer.
De
la même façon, le théorème de Pythagore est un principe logique
universel. Contrairement à l’addition qui est facilement
compréhensible, cette loi nous est beaucoup moins familière. Nous avons
besoin de l’exprimer à l’aide d’une phrase et de l’apprendre par cœur.
Pourtant, de la même façon que 1+1 et 2 sont les deux noms d’une même
réalité, dans un espace plat, “le carré de l’hypoténuse est égal à la
somme des carrés des cotés de l’angle droit” est synonyme de triangle
rectangle.
A
première vue, nous trouvons certaines lois arbitraires car elles ne
nous sont pas naturelles, mais en fait, ce ne sont que des points de
repère découverts par nos ancêtres pour contenir les contradictions de
la pensée humaine. Ces lois apparaissent seulement à l’homme lorsqu’il
se retrouve confronté à l'impossibilité des absurdités qu’il est
capable d’imaginer. Ces principes logiques universels n’ont pas besoin
de créateur pour exister. Leur évidence résout le mystère de leur
origine. Leur spontanéité leur permet de s’exercer partout depuis
l’éternité. La simplicité logique de certains axiomes mathématiques est
si profonde qu’elle les rend indémontrables. Pourtant, leur puissance
de vérité ne connaît son pareil dans et au-delà de l’univers. Nous
voilà face au fond du secret. Ces principes logiques universels ne font
qu’un avec le support qui maintient la réalité en place. Comme la
logique rationnelle est l’expression naturelle du principe de Raison,
elle n’a besoin d’aucun socle pour se fonder et s’imposer
universellement. Elle se suffit à elle-même. Voilà le visage de
l’énigmatique support, indépendant de tout, qui seul orchestre la
réalité. Dieu est le principe de la logique mathématique, que nous
appellerons principe de Raison.
L’entité
qui soutient l’univers, étant simplement le principe de Raison, une
chose irrationnelle ne peut pas exister dans la réalité, mais
uniquement dans la confusion de la pensée humaine. Lorsque nous
regardons notre monde si parfaitement construit, si merveilleusement
organisé, certains ressentent la présence d’une chose incompréhensible
et inimaginable qui surpasse l’entendement humain. De la même façon que
l’égalité logique entre le concept de triangle rectangle et le théorème
de Pythagore ne nous est pas innée, nous ne voyons pas le lien entre le
néant originel et le monde dans lequel nous vivons. Lorsque nous
observons le ciel bleu, les étoiles, l’océan… nous restons émerveillés
et stupéfaits. Nous nous demandons pourquoi le ciel est bleu et pas
vert ? Pourquoi la Terre est ronde et pas plate ? Nous nous demandons
pourquoi les choses sont telles qu’elles sont, car nous sommes capables
de les imaginer autrement. Nous nous demandons pourquoi 1+1 = 2, car
nous sommes capables d’imaginer 1+1 = 3.
L’universalité
du principe du Raison implique l’existence partout de liens logiques
qui font que les choses ne peuvent être différentes de ce qu’elles
sont. La quête de la science est de montrer que les apparents
phénomènes incompréhensibles sont en fait des conséquences plus ou
moins évoluées de principes logiques universels. Ces principes
s'exerçant partout et pour l’éternité, les démonstrations que nous
établissons grâce à eux ne sont pas des descriptions relatives à
l’esprit humain, mais les voies sous-jacentes par lesquels un élément
est jadis apparu à partir du non-néant. Ainsi, aussi complexes que
soient les choses que la nature ait engendrées, elles possèdent toutes
une explication rationnelle.
A
l’origine, le non-néant était donc beaucoup plus complexe que ce que
nous avions initialement perçu. Il contient une infinité de principes
logiques mathématiques éternels. Ces lois ne sont pas des principes
imposés, mais seulement une simple description de la logique
inéluctable. Par conséquent, l’arbitraire entourant les lois de la
nature est une illusion humaine. La seule règle gouvernant le réel est
d’être ce qui est logiquement possible. Munis de cette compréhension,
nous pouvons résoudre le mystère de l’origine de tout: l’univers est
l’expression naturelle de la logique universelle qui contient l’océan
infini des possibilités... et nous sommes l’une de ces possibilités.
Transporté
par son imagination débordante, l'homme rêve de choses arbitraires ou
contradictoires et ne comprend pas pourquoi ces choses n’existent pas.
Ignorant les liens logiques qui lui révéleraient que les choses ne
peuvent être différentes de ce qu’elles sont, et oubliant trop vite
qu’il ne perçoit qu’une infime partie du cosmos, l’homme ne parvient
pas à ressentir le réel comme nécessaire. Perdu, il cherche
désespérément un impossible créateur. Comprendre l'origine de la
réalité est finalement une difficulté plus psychologique que
scientifique.
Paradigme Matérialiste. Cette
vision esquisse un chemin rationnel à nos origines. Elle n’est
cependant pas encore tout à fait satisfaisante. S’il est désormais
clair que certaines évidences ne nous sont pas innées et nous font voir
des phénomènes magiques incompréhensibles là où il n’y a que des
conséquences logiques inéluctables, les principes logiques universels
dissimulent-ils pour autant toute la richesse et la diversité de notre
monde et de nos pensées ? Comment d’ailleurs la pensée pourrait-elle
émerger d’un non-néant dirigé par des principes mathématiques ?
L’immense difficulté de compréhension qu’il nous reste à éclaircir ne
réside pas tellement dans le point de départ du réel, mais dans le
détail des processus qui, partant du non-néant, ont conduit jusqu’à
l’esprit humain et à son imagination débordante, capable de nier la
logique rationnelle et de ne pas comprendre l’origine pourtant simple,
naturelle et inéluctable de toute chose et de lui-même.
Entre
l’esprit humain et de simples théorèmes mathématiques, il semble y
avoir un abîme infranchissable. Pourtant, de spectaculaires transitions
se produisent régulièrement devant nos sens ébahis. Lorsque vous étiez
enfant vous avez surement fait l’expérience de mélanger de la peinture
bleu avec de la jaune et eu la surprise de voir le vert
apparaître ! A priori, rien dans l’observation préalable du bleu
et du jaune ne laissait présager un tel phénomène ; ni non plus dans
l’observation du vert qui semble une entité irréductible, alors que
cette expérience montre qu’il est en fait une entité construite. Ce
même étonnement resurgit avec l’utilisation d’enregistreurs audio
numérique, lorsque l’on prend conscience que cela implique que toute la
diversité des sonorités, instruments, voix, mélodies, musiques
possibles est donc réductible à une simple suite de 0 et de 1.
Pareillement, l’étude des organismes biologiques nous apprend que des
séquences monotones et linéaires d’acides aminés se replient à chaque
instant en des complexes catalysant des réactions chimiques
spécifiques, qui gouvernent le métabolisme de tous les êtres vivants.
Soumis à une nécessité aveugle, des éléments simples peuvent en se
combinant, faire émerger des propriétés supérieures. Lorsque certains
seuils d’organisation sont franchis, de nouvelles notions qui n’avaient
aucune signification auparavant prennent tout à coup sens. Ces
extraordinaires, et pourtant parfaitement naturelles évolutions ne
rendent plus irrationnelle la métamorphose d’un néant mathématique en
univers matériel, de la matière inerte en êtres vivants et des êtres
vivants en individus conscients de leur propre existence. Voilà
rapidement tracé la manière dont j’entends maintenant vous proposer une
explication rationnelle à l’origine de tout. Voilà, l’esquisse du pont
logique qui relie le non-néant à notre monde.
Mes
pensées sont incertaines. Elles proviennent de mon esprit, et je sais
mon esprit faillible. Il s’égare souvent dans des erreurs de logique.
De plus, rien ne m’assure qu’il maîtrise les bons concepts, ni qu’il
soit assez puissant pour relever tous les défis, ni non plus que je
sois assez libre pour parvenir à certaines conclusions. Je pourrais
être en train de nager dans un océan d’erreurs et d’illusions,
incapable de comprendre ce qui se passe vraiment. La validation de
certaines idées par la science conforte mon sentiment d’être sur le
chemin de la vérité. Elles font reculer ce doute affreux.
Malheureusement, en aucun cas elles ne pourront le faire complètement
disparaître. La certitude de la vérité absolue n’est pas accessible à
l’esprit humain. C’est là une limitation intrinsèque à notre condition.
Je
dois donc me contenter de la meilleure vérité présente. Ma conscience
de moi-même implique nécessairement la présence d’une certaine forme de
réalité... réalité que je ne saurais penser sans l’universalité du
principe de Raison. Tant que l’on considère la logique rationnelle
comme une simple faculté de la pensée humaine, on la supposera limitée
et probablement incapable de nous révéler les secrets cachés du réel.
En revanche, à partir du moment où l’on reconnaît l’universalité du
principe de Raison, alors la vérité absolue existe, et se conquiert si
nos pensées s’accordent pleinement avec ce principe ultime. La pensée
rationnelle devient alors une lumière divine qui nous illumine le fond
des choses. Toutes les lois de la nature étant des états complexes de
la logique rationnelle, en étudiant toutes les possibilités offertes
par la Raison pure, une très grande intelligence pourrait découvrir
l’ensemble des lois de la nature, et sans être elle-même totalement
certaine des résultats de sa propre pensée, avoir malgré tout saisi
l’entière nature des choses.
L’histoire
qui va être présentée maintenant expose une telle tentative. Les trois
chapitres qui vont suivre sont une anticipation de ce à quoi
pourrait ressembler cette explication finale à nos origines.
J’ai essayé de m’approcher au plus près de cette connaissance ultime,
toutefois les limites de notre compréhension actuelle m’ont forcé à
emprunter des théories scientifiques non-confirmées, et à réaliser de
nombreuses conjectures. Si aujourd’hui, cette tentative de cerner
l’explication finale à nos origines a toutes les chances d’être au
moins inexacte sur certains points, alors me demanderez-vous: pourquoi
l’avoir rédigée ?
Dans
les commentaires en fin d’ouvrage, je reviendrai sur de nombreuses
idées en discutant de mes sources scientifiques et des positions
alternatives. Toutefois, l’ambition de cet essai n’est pas de fournir
un traité de sciences, mais de faire percevoir l’essence du réel pour
amener ensuite à la vraie philosophie. Nous allons donc nous contenter
d’une explication spéculative qui aura le mérite de montrer comment
franchir ce qui pour beaucoup parait encore infranchissable, en
dévoilant comment des événements aussi incroyables que l’apparition de
la réalité physique, d’êtres vivants et d’individus conscients est
possible dans un ordre parfaitement rationnel. Comme nos connaissances
actuelles sont insuffisantes pour prétendre conclure sérieusement sur
le détail exact des processus, je vous propose une explication
simplifiée, basée sur des principes généraux communs à de nombreuses
théories scientifiques, qui permettent d’entrevoir l’explication
complète et entièrement rationnelle à l’origine de tout. Pour le
moment, je ne vois d’autre possibilité que d’admettre que les
événements ont dû globalement ressembler à ce qui va être décrit
maintenant, c’est-à-dire que les ponts tracés entre toutes les lois de
la nature existent véritablement. Je vous invite à utiliser les clefs
de compréhension fournies par cette vision globale pour commencer à
entrevoir le cosmos dans sa totalité.
Que
les savants considèrent ce texte comme une source de propositions,
d’idées et d’hypothèses. Que la superstition voit ici se cristalliser
la quintessence de tout ce qu’elle prétend impossible. A l’heure
actuelle, cet exposé a avant tout un objectif psychologique. L’avenir
dira jusqu’à quel point il correspond à la réalité scientifique.
Création ex nihilo. Le
non-néant est partout et nulle part. Nous ne pouvons pas dire que nous
sommes à l’instant zéro, ni dire combien de temps dure cette période,
car le temps n’est pas défini. De même, l’espace et ses dimensions
n’existent pas. Le non-néant n’est pas un vide physique. Ce n’est pas
une immense étendue vide, mais c’est un vide logique. Le non-néant
s'apparente au chiffre zéro.
En
vertu de la logique naturelle, zéro est et demeure égal à zéro. Comme
rien ne pourra jamais en jaillir sans renier le principe de Raison,
l’univers est condamné à demeurer égal à zéro pour l’éternité. Ce point
est acquis. Je ne vous jouerai pas la farce d’y revenir. Mais alors
comment notre monde peut-il exister ?
Zéro
est en fait beaucoup plus complexe que la façon dont nous nous le
représentons habituellement. Zéro est égal à (1 – 1), à (2 + 1 – 3) ou
encore à (5 + 3 – 8). Zéro n’est donc pas seulement 0, mais il est
l’infinité des formules mathématiques dont la somme est nulle. Chaque
formule exprimant zéro existe séparément des autres. Elle est un
univers mathématique indépendant contenant une suite de nombres dont la
somme est nulle. Le non-néant est donc en fait un multivers
mathématique composé de toutes les formulations possibles de zéro, de
la plus simple des suites numériques aux équations les plus
sophistiquées.
Dans
certains univers mathématiques, zéro s’écrit (x + 3y) ou encore (x + 2y
+ 3z –1). De telles équations-univers admettent une infinité de
solutions associées en couple, en tétrade… ou plus selon le nombre de
variables contenues dans l’équation. Par exemple, dans
l’équation-univers (x + 3y) = 0, on trouve les couples de solutions (x
= 3 ; y = -1) (x = 6 ; y = -2) (x = -1; y = 1/3)... Chaque
équation-univers est remplie de l’infinité des nombres-solutions qui
garantissent la nullité de son équation. Comme chaque variable x, y,
z... renferme une série infinie de nombres, la cohabitation de ces
multiples ensembles infinis dans le même univers fait émerger la notion
de dimension. Les variables x, y, z... donnent sens à l’espace
pluridimensionnel. Selon leurs nombres de variables, les
équations-univers acquièrent une, deux, trois… dimensions spatiales.
Spontanément, la géométrie apparaît au sein de cet ensemble
arithmétique.
Le Temps. Observons
mieux les équations-univers, car dans certaines d’entre elles est
apparu une propriété extraordinaire qui ne nous est pas immédiatement
perceptible. Pour l’apercevoir, commençons par essayer d’imaginer le
point de vue d’une chose finie, c’est-à-dire l’image que se ferait un
observateur imaginaire situé dans un de ces univers. Pour observer la
géométrie interne de son univers, notre observateur peut relier entre
eux les couples, tétrades… de nombres-solutions. Par exemple, dans
l’univers (x + 3y = 0), à chaque valeur de x correspond une seule
valeur définie de y. Imaginez un segment reliant chaque valeur de x à
sa valeur y correspondante. La forme géométrique de cet univers vous
apparaît alors clairement. Elle est observable comme une infinité de
segments de taille finie et enchevêtrés dans toutes les directions.
Cette vision géométrique qu’aurait un observateur à l’intérieur et la
vue globale offerte par l’équation depuis l’extérieur ne sont que deux
points de vue équivalents sur le même univers. La réalité mathématique
peut se percevoir comme une entité absolue (vue arithmétique) ou
s’observer comme une infinité d'éléments finis (vue géométrique).
Le
travail de notre observateur fini se complique dans les univers
possédant trois dimensions. Par exemple, dans l’univers (x + 2y + 3z),
si notre observateur imaginaire part d’un point au hasard, et essaie
ensuite de dessiner un triangle liant les trois nombres-solutions, il
réalise qu’il ne connaît pas les cordonnées dans les deux autres
dimensions. S’il part du point x = 1, il lui reste une infinité de
combinaison de y et de z possibles pour que la somme de l’équation soit
nulle. En effet, pour x = 1, on peut avoir (y = -2 et z = 1) ou (y
= -5 et z = 3) ou encore (x = -8 et z = 5)… Pour toute valeur d’un
point défini dans une dimension correspond une infinité de couples
d’autres valeurs possibles dans les deux autres dimensions. Y a-t-il
vraiment une géométrie dans cet univers ? A l’évidence oui, mais nous
ne parvenons pas à l’observer car pour chaque valeur définie d’un
sommet du triangle une infinité de solutions superposées existent pour
les deux autres sommets. On ne peut pas dessiner de triangle défini,
mais seulement une figure contenant une infinité de triangles
superposés. Ce problème nous fait voir qu’une nouvelle propriété est
apparue dans cet univers.
Pour
percevoir la géométrie interne de cet univers d’un point de vue fini,
nous devons décompacter le nouvel infini que nous venons de rencontrer.
Au lieu de considérer l’infinité des possibilités en même temps, il
faut décomposer ce nouvel infini en une infinité d’instants montrant
chacun une seule possibilité. Prenons notre espace tridimensionnel, et
étirons-le comme un accordéon pour en faire sortir une quatrième
dimension infinie, de telle sorte que chaque tranche de cette nouvelle
dimension montre un triangle dans une de ses configurations possibles.
L’observateur qui regarde notre triangle le long de cette nouvelle
dimension le voit se déformer éternellement dans l’espace infini. En
passant de tranches en tranches, les extrémités du triangle bougent et
explorent toutes les combinaisons possibles. Au bout d’un temps infini,
notre triangle aura réalisé toutes les configurations imaginables.
Elevez-vous hors de cet univers et repliez toute l’éternité en un
instant. Voyez, vous obtenez l’univers statique, perceptible depuis
l’extérieur, contenant toutes les solutions possibles. A nouveau, les
deux points de vue décrivent exactement la même réalité.
A
l’intérieur des univers possédant au moins trois dimensions spatiales,
la notion même de dimension s'approfondit spontanément jusqu’à
engendrer une nouvelle dimension qui les englobe toutes. Cette autre
dimension d’espace logique, nous l’appelons le temps. Le temps n’existe
pas hors des équations-univers et n’a pas non plus de sens absolu pour
un univers pris dans sa globalité. Le temps est une propriété qui
n’existe que du point de vue des choses finies et géométriques. Il n’y
a donc pas de temps absolu, ni de gigantesque pouls cosmique
synchronisé pour tout l’univers, mais l’écoulement du temps sera
relatif aux observateurs finis.
Puisque
le temps n’a pas de sens hors des univers et que tous ces
développements sont des conséquences logiques les uns des autres, tout
ce qui vient de se produire a été instantané. Nous avons simplement
fait un bond conceptuel pour nous les humains. En fait, tout ce qui a
existé, existe ou existera est déjà réalisé. L’infinité des univers est
de toute éternité. La réalité est depuis toujours fractionnée en un
nombre infini d’expansions mathématiques qui coexistent parallèlement.
Ici commence et se termine la véritable histoire de tout. Zéro a
instantanément et pour toujours atteint son degré de complexité maximal.
Indétermination. La
logique ordonne les univers mathématiques, cependant elle est elle-même
dépassée par l’envol vertigineux dans lequel la réalité s’est
engouffrée ! Voyez l’exemple précédent des triangles. A chaque instant,
ils bougent dans la dimension temporelle, mais à chaque instant, la
disposition suivante du triangle est confrontée à un choix multiple.
Rien ne peut choisir quelle solution doit être préférée plutôt qu’une
autre. Aucune cause ne peut déterminer quelle position doit être
préférée parmi l’immensité des solutions proposées. La logique dit
seulement que la dimension temporelle infinie contient toutes les
possibilités, mais pour construire la réalité finie, singulière que
nous observons, la réalité se trouve confrontée à un manque
d’information logique.
Puisque
la logique est la seule loi, et qu’elle est parfois incapable de
déterminer un choix plutôt qu’un autre, les solutions adoptent toutes
les valeurs parmi l’infinité des possibilités ce qui, du point de vue
d’un observateur fini, s’observe comme l’apparition de valeurs
aléatoires. L’indétermination initiale ne peut se maintenir pour les
choses singulières. A la croisée des chemins, le hasard tranche.
Lorsque la logique de l’univers est incapable de choisir, le hasard
comble le fossé et achève la construction de la réalité. Ce hasard
véritable règne perpétuellement en maître au cœur de toute chose. Avec
cette indétermination omniprésente, émerge l’imprévisibilité de chacun
des mondes. Cette instabilité permanente du réel est à la source du
dynamisme observé à l’échelle finie, mais il n’altère en rien
l’immutabilité de l’équation-univers du point de vue globale.
Notre
exemple, basé sur des mathématiques extrêmement simples, a le mérite de
faire à la fois sentir l’émergence de notions comme le temps, le
mouvement, l’indétermination et la superposition d’états, mais aussi de
dévoiler les liens profonds que tous ces concepts entretiennent entre
eux. Dans les équations-univers utilisant des mathématiques bien plus
sophistiquées que ce petit exemple, ces notions s’approfondissent et se
complexifient davantage pour réunir les prémisses d’une réalité
physique élémentaire. Dans des structures géométriques présentant
plusieurs indéterminations imbriquées, la résolution d'une première
indétermination modifie le résultat pour la seconde. Dès lors, l'ordre
des opérations n'est plus réversible. Le temps acquière une orientation
et la causalité physique apparait.
L’Espace Courbe. Je
vous emmène explorer les recoins cachés du non-néant, là où rien n’est
jamais créé, et où nous contemplons simplement ce qui est de toute
éternité. Dans ces lieux, lorsque la logique rationnelle nous fait voir
des choses, celles-ci ne peuvent pas ne pas exister. En effet,
l’essence des concepts mathématiques n’est pas dissociable de leur
existence. Dans ces contrées, l’apparition spontanée de l’espace et du
temps a construit la scène de la réalité physique.
Essayons
d’encore mieux visualiser les triangles, en les dessinant sur une
feuille de papier. Notre feuille de papier peut être parfaitement
plane, ou bien courbée, pliée, froissée, de telle sorte que les points,
les droites, les plans qui sont dessinés dessus... deviennent des
points, des cordes, des membranes.... En géométrie, l’espace n’est pas
forcément plat, mais peut être plus ou moins courbe.
Qu’est
ce qui peut bien déterminer le degré de courbure de l’espace ? Force
est de reconnaître que la forme de l’espace n’a pas été prévue ! Cette
notion supérieure n’a de sens que dans les propriétés émergentes. La
logique fait donc apparaître l’espace, mais elle est elle-même dépassée
parce qu’elle engendre. Comme la notion de forme de l’espace a
indiscutablement émergée, mais qu’elle n’a pas été déterminée, elle ne
saurait être contrainte. En chaque lieu, la forme de l’espace oscille
donc librement pour explorer l’infinité des possibilités. L’espace se
courbe, se détend, se modifie sans cesse. L’espace vibre aléatoirement,
pour réaliser tous les degrés de courbures possibles à travers
l’infini, et ainsi combler le vide laissé par la logique.
Atomisme et Bulles-Univers. L’espace
n’est pas une entité en soi. Il n’existe que par les nombres qui le
constituent. En réalité, il n’y a pas d’espace. Dans l’univers, il n’y
a pas de support comme la feuille de papier. Au niveau fondamental, il
n’y a que les points correspondant aux nombres-solutions de
l’équation-univers, qui définissent eux-mêmes la notion émergeante
d’espace. En chaque lieu, le degré de courbure de l’espace est donc un
potentiel porté par les points. Chaque point de l’espace possède donc
une grandeur supplémentaire.
Prenons
une certaine zone d’espace possédant un certain degré de courbure. Ce
degré de courbure est une grandeur finie. Si nous cherchons à connaître
le potentiel d’un des points de cette zone, nous nous retrouvons
confrontés à un sérieux problème. En effet, dans toute partie de
l’espace, il y a une infinité de points, donc nous devrions répartir
une valeur finie dans une infinité de point, or une telle division par
l’infini est impossible.
Ce
problème nous fait voir, que nous sommes allés trop vite, et nous
n’avons pas tenu compte d’une nouvelle contrainte associée aux
nouvelles notions qui viennent d’émerger. La notion de courbure de
l’espace implique nécessairement une borne dans l'infiniment petit,
afin que le degré de courbure soit représenté par un nombre fini de
points, ayant chacun un potentiel fini.
Qu’est
ce qui peut bien fixer la valeur d’une telle borne ? Pas plus que le
degré de courbure n’était prévu, ce paramètre n’était pas attendu. Afin
de combler cet espace logique, l’univers réalise encore toutes les
valeurs possibles pour cette borne à travers l’infini. Dans certains
lieux, cette limite est très grande, dans d’autres elle est toute
petite, mais elle est toujours un paramètre fini. Comme il ne peut plus
y avoir de continuité entre ces différentes régions, le visage de
l’univers se transforme complètement. Nous percevons qu’il n’y avait
pas qu’un seul type d’espace par univers. Il n’y a pas un seul bloc
unifié, mais l’univers est fragmenté en une infinité de bulles-univers
possédant chacune localement une borne inférieure qui limite la taille
possible dans son infiniment petit. L’univers infini est en fait
morcelé en une infinité de bulles-univers finies ou infinies. A
l’intérieur de chacune des bulles, il y a une taille minimale en deçà
de laquelle rien ne peut exister. L’espace possède comme une maille
interne. Tout segment reliant deux points de la maille possède
exactement la distance minimale possible dans l’espace. Il n’est pas
divisible. Les points de l’espace dessinent des segments, des
triangles, des tétraèdres tout aussi insécables. Voilà les atomes
véritables.
Matérialisation. L’espace
mathématique, euclidien, plat, vide et infiniment divisible s’est
métamorphosé en un espace physique, plus ou moins courbe, doté d’une
maille discrète. Les points qui peuplaient cet espace sont devenus un
océan de particules virtuelles à la frontière de la réalité
physique ; et dans le creux des courbures de l’espace, les
particules portant le potentiel de l’espace courbe, acquièrent un degré
d’existence supérieure. En véhiculant ponctuellement l’énergie
potentielle contenue dans une unité d’espace courbe, des particules se
matérialisent, établissant un lien profond entre la présence de
matière-énergie et le dynamisme de l’espace-temps.
Histoires et Aléatoire. Les
atomes s’agitent et s’entrechoquent dans l’espace infini au gré de
leurs rencontres aléatoires. Bien qu’à l’échelle microscopique tout
oscille de manière chaotique et imprévisible, à l’échelle macroscopique
de grandes structures stables se dessinent dont les possibilités
d’évolution le long de la direction temporelle sont statistiquement
contraintes par leur disposition passée. A grande échelle,
les megastructures atomiques ne se transforment que partie
par partie, et les états s'enchaînent les uns les autres. Plus
une structure matérielle est grande, plus elle a de chance de durer.
Toutefois aussi gigantesque soit-elle, toute structure finie évolue et
n’est pas indestructible. Rien de fini ne saurait être éternel. Seul
l’ensemble infini des choses est stable et immuable. Même les
bulles-univers finies subissent ces transformations. Ici une nouvelle
bulle-univers jaillit, là une autre s’estompe, et ainsi disparaissent
et renaissent continuellement de nouvelles bulles-univers au sein de
l’espace infini. A l’intérieur de chaque bulle, apparaît une réalité
physique avec des atomes qui dessinent des mondes. L’évolution de ces
figures géométriques fait naître des histoires. Si dans une bulle, un
observateur voit effectivement des structures évoluer avec le temps, en
fait à tout instant, n’importe quelle structure imaginable est formée
une infinité de fois, à travers les autres bulles. Si un temps et une
histoire sont bien perceptibles en chaque endroit de l’univers, du
point de vue global, l’ensemble de toutes les bulles est statique.
L’équation-univers n’évolue pas. A travers l’univers infini, tous les
types de mondes possibles existent simultanément une infinité de fois,
à tous les stades de leur évolution. Rien n’a été créé. Rien ne fut
détruit. Tout était déjà là. Et par la présente spéculation, nous
pouvons contempler ce qui est de toute éternité.
Ainsi
naquirent les mondes. Limité par ses sens et ses a priori conceptuels,
les hommes ne perçoivent pas aisément la nécessité absolue qui fonde
toute chose. Ils s’imaginent que l’impossible s’est réalisé. Muni des
yeux de la logique rationnelle, le sage voit que rien n’a été ébranlé.
La réalité que nous percevons n’est qu’une infime partie de l’état
ultra-complexe du non-néant. Derrière le mystère de l’origine des
mondes, se cache un processus d’une imparable simplicité. Il n’y avait
pas de choix de la création. Le non-néant est l’autre nom du
tout-infini, par conséquent l’infinité des univers ne peut pas ne pas
exister. La réalité est le fruit de la logique pure. Dieu n’est pas la
cause première de l’univers. Dieu est le principe de Causalité logique
qui se révèle à travers le cosmos. Du principe de Causalité découle
spontanément la seule loi régissant le multivers: réaliser l’océan
infini des possibilités. Ainsi, à chaque instant et pour l’éternité,
les filles de la logique dirigeront le destin des mondes.
Depuis
toujours, l’histoire est une suite de causes et de conséquences.
Néanmoins, la nature n’a pas engendré ses éléments totalement soudés à
sa nécessité cosmique. Libérés par les insuffisances de la logique, les
choses apparaissent avec des propriétés aléatoires. Dans chacun des
univers, l’indétermination met un terme définitif au mot destin.
L’avenir de chaque monde n’est pas gravé dans son passé.
L’imprévisibilité inhérente au cœur de la matière rend le sort de
chaque univers indéfini. Même si vous aviez un film montrant
parfaitement chacun des atomes émergeant avec une bulle-univers, vous
ne pourriez complètement prévoir la suite des événements. En suivant
chaque grain de matière, vous seriez confronté à la croisée des
chemins. La logique de l’univers ouvre le champ des possibilités. Elle
dit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Seule la réalité écrit
l’histoire.
Big Bang. Il
y a environ quatorze milliards d’années, une nouvelle bulle-univers
jaillit. Celle-ci appartient à une équation-univers incroyablement
complexe. A l’intérieur, l’espace est agencé en des structures
sophistiquées. Le comportement des atomes s’en trouve fortement
compliqué. Ils subissent ces contraintes naturelles qui se font
ressentir comme des forces, et les poussent à s’assembler en des
structures évoluées.
A
grande échelle, les fluctuations originelles ont laissé des disparités.
Certaines régions sont plus concentrées que d’autres. Par la force de
gravité, elles attirent la matière avoisinante pour former de
gigantesques nuages de poussière et de gaz. Quelques centaines de
millions d’années après l’expansion créatrice, notre bulle-univers
compte d’innombrables galaxies, elles-mêmes formées de centaines de
milliards de nuages gazeux plus petits. La force de gravité contraint
ces nuages à s’effondrer sur eux-mêmes. La température dans leur cœur
s'accroît au fur et à mesure qu’ils se contractent, jusqu’à ce que des
réactions nucléaires s’enclenchent. La boule de gaz arrête soudain de
se contracter. Elle vient d’atteindre un équilibre entre sa propre
force de gravité qui tend à la comprimer et l’énergie des réactions
nucléaires qui tend à la faire éclater.
Lorsque
la première étoile est née, la lumière a recommencé à briller dans
l’obscurité de l’espace. Puis très loin, une deuxième étoile s’est mise
elle aussi à briller, rapidement suivie par de nombreuses autres
jusqu’à ce que des milliards de milliards d’étoiles illuminent notre
bulle-univers de toute part. A l’intérieur de ces boules gazeuses, les
éléments simples sont transformés en éléments complexes. Lorsqu’une
grande partie du combustible est consommée, les réactions nucléaires
ralentissent, le rayonnement s’affaiblit et la gravité reprend le
dessus. Le cœur de l’étoile se contracte, sa température augmente et se
stabilise temporairement grâce à de nouvelles réactions plus fortes,
jusqu’à ce que la gravité reprenne définitivement le dessus. Alors, le
cœur de l’étoile s’effondre provoquant une onde de choc qui conduit à
une gigantesque explosion. Les 92 éléments de la nature sont désormais
disponibles. Descendant des principes physiques, les lois de la chimie
acquièrent leur sens et vont combiner ces éléments primordiaux pour
former des molécules.
Neuf
milliards d’années se sont écoulées depuis le Big Bang. Dans
une galaxie du nom de Voie Lactée, un gigantesque nuage interstellaire
se condense, sous l’effet de sa propre gravité, et donne naissance au
soleil. Des fragments du nuage se contractent eux-aussi pour former des
planètes. Des pluies de météorites s'abattent à leur surface, déversant
les éléments fabriqués par les étoiles. Selon les conditions de
luminosité et de gravité qu’offrent les planètes, les éléments déposés
évoluent de différentes manières. Sur l’une d’elle, l’eau s’accumule
jusqu’à en recouvrir la surface. Des gaz s’évaporent, créent une
atmosphère, et au fond de son océan se réunissent les ingrédients de la
vie.
Chimie du Vivant. Dans
l’océan de la Terre primitive, diverses molécules s'associent grâce aux
lois de la chimie. Avec la complexification des structures
moléculaires, les associations deviennent de plus en plus spécifiques.
Selon sa structure spatiale et électronique, chaque molécule est comme
une clef qui ne peut s’insérer que dans les molécules présentant une
serrure complémentaire.
Les
réactions chimiques aléatoires se poursuivent et génèrent des milliards
de nouvelles molécules toujours plus complexes. Chacune de ces grosses
molécules attire de nombreuses autres, plus petites, qui lui sont
localement complémentaires. En s’agglutinant, ces petites molécules
fusionnent parfois entre elles et forment une nouvelle molécule,
associée à la première. Par ce processus, certaines grosses molécules
créent spontanément des moules d’elles-mêmes.
Chaque
couple ainsi formé est un réplicateur: il est doté de la fabuleuse
capacité de se reproduire. En effet, lorsque les deux membres du couple
se dissocieront, chacun se mettra à attirer sur lui des petites
molécules qui s'agrégeront et fusionneront entre elles à nouveau pour
reformer le membre complémentaire. A chaque cycle de séparation, les
effectifs sont dupliqués. Le réplicateur catalyse sa propre synthèse.
Sa population croit alors exponentiellement et des milliards de
milliards de copies se diffusent rapidement dans l’océan primitif.
Idéalement,
un réplicateur doit être formé de deux partenaires établissant des
liaisons faibles entre eux, car ces liaisons doivent se rompre
facilement pour permettre le prochain cycle de réplication.
Inversement, les petites molécules précurseurs qui fusionnent pour
recréer chaque partenaire doivent être abondantes et avoir la propriété
d’établir des liaisons fortes entre elles, afin de former un
réplicateur robuste. Parmi les innombrables types de réplicateurs qui
sont apparus sur notre planète, une seule grande famille a résisté à
l’épreuve du temps: les acides ribonucléiques, dont fait partie notre
ADN.
Les
différences physico-chimiques qui séparent les nombreux types de
réplicateurs ont un impact sur leur résistance, leur capacité à attirer
leurs précurseurs et bien d’autres paramètres qui au final, modifient
leur aptitude à se reproduire. Dans chaque environnement, les
réplicateurs moins aptes à se reproduire se retrouvent submergés par
tous les autres. A force de dilutions, ils finissent par disparaître.
Cette reproduction différentielle, entre réplicateurs bien et moins
bien adaptés, engendre une amélioration continuelle de leur capacité de
réplication au fils des générations. Comme de
nouveaux variants apparaissent sans cesse à cause de
l’imperfection du processus de réplication, l’ensemble des différents
réplicateurs est soumis à une compétition constante qui sélectionne les
plus aptes à se perpétuer. La capacité imparfaite de reproduction de
ces molécules les soumet à une évolution constante. Aveuglement, cette
pression sélective fait naître une volonté apparente de survie qui fait
basculer les lois de la chimie dans le monde du vivant.
Evolution. Rapidement,
la prolifération incessante des réplicateurs finit par épuiser les
réserves de précurseurs nécessaires à leur élaboration. Dès lors, la
lutte pour la survie s'accélère. Par sélection naturelle, apparaît des
réplicateurs capables d’en digérer d’autres et d’en récupérer les
fragments pour leur propre reproduction. A la première sélection
effectuée sur leur seule résistance physique, fait suite une deuxième
sélection sur ce que les réplicateurs sont capables de faire pour
survivre.
Lorsqu’elles
se séparent, chacune des deux parties du réplicateur s’associent avec
des petits précurseurs. La plupart du temps, ce processus est
interrompu avant d’avoir complètement reproduit un réplicateur complet
et seuls des fragments partiels sont synthétisés. Au lieu de subir
passivement ce défaut, le réplicateur va l’utiliser à son avantage.
Chaque région du réplicateur, appelée gène, donne naissance à un
fragment du réplicateur possédant une activité particulière.
Rapidement, les réplicateurs sont sélectionnés pour leurs gènes et se
mettent ainsi à produire un nombre croissant de molécules aux effets
divers. Afin d’accroître ses capacités de survie, le réplicateur
produit des fragments de lui-même qui sont capables de se lier à des
métaux, et à bien d’autres types de molécules plus aptes à servir ses
intérêts. Des molécules très variées se greffent sur des fragments de
réplicateur et donnent lieu à de nouvelles possibilités. Cette
stratégie va s'avérer tellement efficace, que rapidement les fragments
du réplicateur perdront quasiment toute activité et ne serviront que de
matrice pour ordonner l’assemblage de complexes supérieurs.
Quelques
centaines de millions d’années après l’apparition du premier
réplicateur, la lutte pour la survie bat son plein. Parmi les
nombreuses stratégies qui sont apparues, une nouvelle astuce est sur le
point de devenir une véritable révolution. Par l'intermédiaire des
produits de leurs gènes, certains réplicateurs parviennent à fabriquer
des molécules qui les entourent et les protègent. Cette dernière
innovation présente le très grand avantage de mieux retenir les
produits du réplicateur qui se perdaient jadis dans l’océan. Les
réplicateurs enveloppés supplantent rapidement les réplicateurs nus. En
leur sein, ils synthétisent des myriades de molécules qui favorisent
leur réplication. Ainsi naquit la première cellule...
Lorsque
bien plus tard, la vie parvient au sommet de l’évolution cellulaire,
une nouvelle innovation apparaît: les différentes copies d’un même
réplicateur apprennent à collaborer entre eux. Les cellules porteuses
d’un réplicateur identique s’assemblent en un organisme
pluricellulaire. Selon leur position dans le corps, les réplicateurs se
modulent mutuellement pour produire les substances qui donnent à chaque
zone une spécificité. Tous nés au fond du même océan, végétaux,
mollusques et vertébrés peupleront bientôt la surface des continents.
Nul ne sait jusqu’où les réplicateurs iront. Guidés par leur appétit de
survie, ils ont déjà inventé tant d’astuces pour envahir la mer, la
terre et le ciel. Par-delà la complexité de toutes les innovations
ultérieures, force est de reconnaître à la première entité moléculaire
capable de se répliquer, le principe révolutionnaire, qui a engendré
tout ce qui est apparu par la suite.
Après
presque quatre milliards d’années de perfectionnement continu, les
réplicateurs se sont bâtis des machines à survie ultrasophistiquées.
Leurs nano-rouages ont atteint le degré de virtuosité qui permet aux
organismes que nous sommes d’exister. Les tout premiers êtres vivants
étaient d’une simplicité exceptionnelle et ont mis beaucoup de temps à
apparaître. Puis, progressivement l’évolution s’est accélérée. Les
brusques variations climatiques ont sélectionné les individus capables
de s’adapter rapidement. Les cataclysmes incessants ont forcé les êtres
vivants à développer des systèmes capables d’amplifier les innovations
du hasard. Ainsi, il a fallu attendre presque trois milliard d’années
entre l’apparition des premières bactéries et celle des premiers
assemblages cellulaires, alors qu’en seulement quelques centaines de
millions d’années, les oiseaux se sont mis à voler, les insectes sont
apparus avec une organisation sociale, et les mammifères se sont
diversifiés de telle sorte qu’une variété de rongeur engendre des
espèces aussi différentes que nous, les chevaux et les dauphins.
Chez
les premières espèces, les transformations étaient lentes car
linéaires. La nature devait attendre qu’une même lignée d’individus
réunisse successivement toute une série d’adaptations avant de franchir
un nouveau cap. Aspirés par leur volonté aveugle de survie, certains
êtres vivants ont inventé le moyen de réunir toutes les améliorations
existantes en une seule étape. Au lieu de se reproduire à l’identique,
les individus vont se croiser. A chaque génération apparaîtront des
descendants différents. Certains réuniront en eux les combinaisons
nécessaires au franchissement d’un nouveau seuil.
Les
premiers organismes à pratiquer ce mode de reproduction fusionnaient,
mélangeaient leurs réplicateurs, puis se séparaient. Afin d’améliorer
la productivité et les chances de rencontre, les êtres vivants ont
développé une nouvelle stratégie consistant à sécréter de petits
morceaux d’eux-mêmes, appelés gamètes, qui fusionneront avec ceux d’un
autre membre de l’espèce pour former un nouvel individu. Néanmoins, les
gamètes sont petits et fragiles, et peu arrivent à former un œuf. Pour
accroître la rentabilité du système, certains individus se mirent à
fabriquer des gamètes plus gros, contenant des réserves énergétiques.
Ces super-gamètes étant volumineux, et coûtant cher en nourriture, leur
production et leur mobilité diminuèrent. Cette stratégie réussit car
elle connut l’évolution coordonnée d’autres membres de la même espèce.
Ceux-ci fabriquèrent des gamètes ultra-mobiles en très grande quantité.
Ce système a été adopté par tous les êtres vivants depuis les
champignons et a fait apparaître deux sous-catégories distinctes dans
chaque espèce: le mâle et la femelle.
Comportement Animal. La
volonté inconsciente de survie est le moteur de l’évolution. Elle
façonne les corps et retentit bien au-delà. Elle a vocation à réguler
l’interaction de l’animal avec son environnement. Pour cela, les
réplicateurs ont inventé le système nerveux, dans lequel ils gravent
leurs directives. Ils disent aux poissons de nager, aux félins de
bondir et aux abeilles de danser ! Soucieux de leur survie, les
réplicateurs n’ont pas laissé les êtres vivants agir à leur guise. Très
tôt dans l’évolution, ils ont parsemé leur enveloppe de récepteurs, de
voies de signalisations et d’effecteurs pour doter le corps de
réflexes. Lorsque certains événements extérieurs sont détectés, le
signal est transmis jusqu’aux muscles pour qu’ils se contractent ou se
relâchent. Par exemple, la sensation d’une forte chaleur au bout d’une
patte provoque sa rétraction. Les réflexes sont un gain fantastique
pour la survie de l’animal. Cependant, de par leur caractère
automatique, ces réponses sont loin d’être toujours appropriées.
Afin
d’améliorer la pertinence des réflexes, de nouvelles structures, plus
évoluées, apparaissent pour moduler les réactions selon les
circonstances. Elles sont formées de réseaux de neurones qui
centralisent localement les signaux provenant de différents sens,
comparent les informations, puis transmettent ou non l’alerte si un
certain seuil a été dépassé. Au départ dispersées, ces structures
s’interconnectent rapidement et s’assemblent en une structure centrale.
Chez les invertébrés, le cerveau primitif prend forme et finit par
regrouper la majeure partie de l’activité décisionnelle de l’animal.
Les signaux provenant de l'estomac, des organes sexuels, et des
différents sens affluent dans les aires cérébrales. Là, selon la
manière dont les gènes ont structuré les connexions neuronales, divers
instincts voient le jour. Comme le cerveau est directement conçu par le
réplicateur, il possède la mémoire de l’espèce. Chaque type d’animal a
son propre comportement. A l’intérieur du cerveau, l’agencement des
neurones définit différents instincts et leur importance relative.
Désormais capable d’effectuer la synthèse de tout ce qu’il perçoit,
l’animal fixe des priorités. Par exemple, la détection de grands
mouvements signale un danger potentiel qui réfrène certains instincts
peu discrets comme un cri d’appel aux femelles. La régulation des
réflexes et des instincts est un immense progrès et va considérablement
améliorer la survie.
Intelligence. Jusqu’à
ce degré d’évolution, l’animal est un automate complet. Il n’éprouve
pas d’émotions, mais réagit seulement selon la manière dont ses gènes
l’ont programmé. Ces gènes ont été sélectionnés dans un environnement
donné, toutefois l’environnement change constamment. Les réplicateurs
ne peuvent pas se contenter de leur évolution trop lente. Ils auraient
besoin qu’une deuxième évolution se produise en accéléré dans les êtres
vivants, pour les adapter à leur environnement actuel. Face à l’urgente
nécessité de créer un système capable d’inventer rapidement de
nouvelles solutions, les poissons et les reptiles apparaissent avec un
second cerveau, adjacent et relié au premier, mais avec un
fonctionnement révolutionnaire. Au lieu de directement programmer tous
les neurones de ce nouveau cerveau, les réplicateurs ont élaboré un
système plus ouvert. Après avoir ébauché certaines structures, ils
laissent les connections entre neurones évoluer librement, et dessiner
des cartes quasiment au hasard ; et ils vont confier au cerveau
primitif le rôle d’ordonner ce nouveau cerveau.
A
chaque instant, les signaux provenant des sens se propagent dans le
nouveau cerveau. Là, les ensembles de neurones fonctionnent comme des
filtres activables. Selon la disposition de leurs connexions, celles-ci
forment des cartes qui n’émettront elles-mêmes que lorsqu’elles seront
stimulées par un type bien particulier de signal. Parmi le nombre
colossal de cartes existantes, seules un faible nombre est sensible à
un certain type de signal. Par exemple, lorsque l'œil convertit la
lumière en impulsion électrique, les différents types d’oscillations
électriques transmises par le nerf optique correspondent aux éléments
présents dans la vision, et ces oscillations activent seulement
quelques cartes particulières dans le nouveau cerveau. Certaines cartes
sont sensibles au signal correspondant à une orientation particulière
des objets ou encore à une couleur.
Tout
signal provenant des sens active donc à la fois quelques cartes
spécifiques dans le nouveau cerveau, et stimule parallèlement des
instincts dans l’ancien cerveau. Le cerveau primitif est incapable de
comprendre ce que le nouveau cerveau perçoit, mais il peut tester si
l’extension d’un de ses instincts à certaines de ces cartes favorise ou
non son ordre interne. Le fait même que certaines cartes s’éveillent
dans le même contexte qu’un de ses instincts suggère qu’elles
pourraient être des capacités de reconnaissance supplémentaire dans cet
environnement. Toutefois, comme ces cartes sont apparues par hasard,
rien ne garantit qu’elles soient utiles, ni que leur utilisation ne
soit pas carrément néfaste. Le cerveau primitif est là pour mettre de
l’ordre.
Le
cerveau primitif connecte temporairement un de ses instincts aux cartes
du nouveau cerveau qui se sont éveillées en même temps que lui, puis
avec le temps, décidera de renforcer ou d’abandonner cette connexion.
Pour mieux comprendre, prenons l’exemple d’une carte sensible à une
odeur ou une forme. Si une proie de notre animal possède cette odeur
particulière ou qu’elle vit près d’une plante facilement identifiable
par sa forme, certaines cartes neuronales se sont régulièrement
activées par le passé lorsque notre animal a consommé cette nourriture.
Le cerveau primitif a alors relié ces cartes à ses instincts innés qui
lui permettent ordinairement de reconnaître la nourriture.
Ultérieurement, lorsque notre animal passera de nouveau à proximité de
cette odeur et/ou de cette plante, ces cartes activeront la valeur
nourriture dans le cerveau primitif et orienteront les réflexes pour
stimuler la prédation. Si après coup, l’animal obtient effectivement de
la nourriture, et que s’en suit une satiété, le cerveau primitif verra
son ordre interne conforté. Il enverra alors un signal de survie à ces
cartes et renforcera sa connexion avec elles. Dans le cas contraire, si
la connexion n’est pas validée, elle sera progressivement éliminée.
Le
cerveau primitif est chargé de juger les trouvailles du nouveau
cerveau. Avec le temps, les cycles de sélection continuels qu’il opère
sur ses connexions conduit au renforcement des structures qu’il valide
et à la disparition de toutes les autres. En consolidant
préférentiellement ses connexions avec les cartes qui s’accordent avec
ses valeurs, le cerveau primitif étend ses aptitudes de reconnaissance
selon le vécu de l’animal. Désormais, certaines couleurs, certaines
formes, certains sons de l'environnement sont associés à des instincts
comme la nourriture, le danger, la chaleur. Une mémoire inconsciente du
vécu se forge. Les échanges corrélés de ces cartes interconnectées
donnent ensuite naissance à des capacités de reconnaissance
supérieures. En associant les circuits neuronaux sensibles à certaines
formes et à certaines couleurs, apparaît le moyen de reconnaître des
objets particuliers. Par la sélection de ses propres cartes neuronales,
l’animal apprend à reconnaître des objets inconnus et découvre des
solutions inédites. A force d’essayer, il ajuste rétroactivement sa
perception et parfait ses réactions. Grâce à ce système, le nouveau
cerveau est à même de trouver des réponses à des problèmes pour
lesquels il n’a pas été initialement programmé: ce cerveau est
intelligent. De même que la nature puise son ingéniosité dans la
sélection des réplicateurs, le cerveau forge son intelligence par
sélection de ses cartes neuronales. Le réplicateur laisse le hasard des
connexions entre neurones travailler pour lui et se contente de bâtir
un système qui prélève ce qui s’accorde avec ses valeurs. Il
s’économise ainsi un gigantesque travail de programmation et offre à
son enveloppe le bonus de s’adapter à son environnement. En effet, bien
que ce soit les directives internes au cerveau primitif qui décident de
conserver ou non les nouvelles cartes, c’est l’environnement qui
fournit l’information pour tester et valider ou non ces réseaux. Grâce
à leur second cerveau, les vertébrés acquièrent la capacité
d’identifier des éléments inconnus et d’inventer des réactions
intelligentes.
Ainsi
va la vie. L’extraordinaire intelligence du grand horloger se manifeste
réellement partout, elle retentit jusque dans le comportement animal,
sans jamais n’avoir été autre chose que la logique universelle exprimée
par l’instinct de survie du réplicateur. L’évolution par sélection
naturelle est probablement l’exemple le plus flagrant de la spontanéité
des lois de la nature. A travers la volonté de survie des êtres
vivants, la nature ne fait qu’accomplir la logique implacable de
l’univers. Devant la stupéfaction et l’incompréhension des êtres
humains, portée par ses principes spontanés, la nature poursuit
inlassablement sa création avec panache et intelligence.
Conscience Primaire. Tout
au long de la vie de l’animal, le cerveau s’adapte à son environnement.
Malgré cette présence manifeste d’intelligence, l’animal n’a pas
conscience de tout ce qui se produit en lui. Son cerveau fonctionne en
aveugle. Il ne réagit que selon des instructions innées ou
sélectionnées. Comme un automate, il traite les informations sans les
comprendre.
Tardivement
dans l’évolution, le cerveau des vertébrés supérieurs acquiert
l’aptitude de stocker les éléments vécus sous forme de souvenirs qui
pourront ensuite venir compléter les instincts du cerveau primitif en
fonction de l’expérience vécue. Le cerveau copie, trie, classe et
hiérarchise l’information contenue dans les cartes activées par la
perception, et établit de nouvelles cartes formant une mémoire du vécu.
Contrairement à la perception rudimentaire des ordinateurs numériques
qui ne voient que des 0 et des 1 puis se rattrapent aveuglément par la
force brute du calcul, les super-cartes mémorielles sont des
arrangements qui par analogie structurale confèrent la capacité de
reconnaître directement le sens supérieur de choses complexes sans
calcul. Les super-cartes de la mémoire sont forgées par un long
processus de sélection interne qui transforme des territoires cérébraux
vierges en multiples réseaux de neurones stockant les souvenirs. Le
lent travail de mémorisation dessine des cartes sensibles à des notions
de plus en plus complexes. Avec la sophistication de ces cartes, une
véritable mémoire conceptuelle voit le jour. A la différence des
programmes des automates, dont la signification est contenue et cachée
dans l’agencement de leurs circuits, avec les super-cartes, l’animal
acquiert une sensibilité au sens des choses. Ses valeurs et ses
instincts ne sont plus seulement présents dans son corps, du fait de
circuits automatiques qui les définissent, mais l’idée même de ses
instincts est désormais également représentée par un second niveau,
dans les cartes mémorielles. Chaque chose vécue, et chaque notion innée
(peur, faim, froid…) est désormais reproduite dans la mémoire par une
carte reconnaissant ces notions pour ce qu’elles sont. Le cerveau n’est
plus seulement un programme qui obéit aveuglément à des instructions
intégrées. Il est désormais capable d’identifier ses propres notions.
Imaginez-vous
être cet animal. Que voyez-vous ? Quelque chose ? Un tel animal n’est
effectivement plus complètement aveugle. Dans le noir absolu qui
régnait dans son cerveau, sa mémoire conceptuelle fait naître une
petite lumière qui éclaire désormais par intermittence le sens des
choses. Des flashs lui apparaissent. Ils montrent des images partielles
avec une signification et une valeur émotionnelle. Grâce à leur mémoire
conceptuelle, les mammifères ressentent intérieurement leurs valeurs
innées et acquises sous forme d’émotions qui guident leurs instincts.
Ils se souviennent d’éléments déjà rencontrés, et leur associent une
valeur affective.
Rapidement
ces animaux arrivent à interconnecter en temps réel les cartes activées
par leur perception avec leur mémoire conceptuelle. A chaque instant,
leur cerveau identifie les éléments perçus dans l’environnement et peut
presque immédiatement les rattacher à un concept. Grâce à la
corrélation dynamique établie entre les cartes de la perception et
celles de la mémoire conceptuelle, les éléments identifiés par la
vision, l'ouïe et les autres sens s’assemblent en une scène cohérente
et significative. En se remémorant presque immédiatement le présent,
l’animal voit une scène, qui n’est en fait qu’un ensemble de
corrélations dans son cerveau. En rattachant les éléments de sa
perception aux concepts dans sa mémoire, l’animal prend conscience du
présent qui défile devant lui.
Plus
tard, lorsqu’il ira se reposer, et que ses sens seront mis en veille,
le processus de la conscience pourra parfois fonctionner en sens
inverse. Pendant le sommeil, ce ne sont plus les cartes perceptives qui
stimulent la mémoire, mais c’est la mémoire qui rétroactive les cartes
de la perception. L’animal se met à percevoir les images, les sons, et
les odeurs imaginaires qui ornent ses rêves.
Le
cerveau animal est passivement conscient du monde externe. Il vit telle
une feuille dans le vent, au gré des rencontres, et comme la feuille,
il n’est pas source de ce qu’il vit. La signification de ce qu’une
conscience animale ressent provient essentiellement de l’extérieur.
Cette conscience ne fait que subir des affects subjectivement sans
porter en elle de véritables raisons intimes. Bien que doté d’une
sensibilité évoluée, elle est dépourvue de volonté propre, et demeure
la marionnette de ses instincts. Les forces qui la conduisent restent
finalement extérieures à elle-même. La signification de ce qu’elle vit
ne lui appartient pas. Incapable de se projeter par la pensée, ses
inclinaisons restent totalement prisonnières du présent. L’animal
demeure agité par le flot des événements, sans une pleine conscience
d’exister, sans une âme véritable.
Conscience Secondaire. Il
y a trois millions d’années, un groupe de primates développent de
nouvelles capacités de manipulation des concepts mémorisés. Ces
pré-humains sont capables d’établir des concepts de concepts et
d’associer leurs idées en un nombre important de combinaisons. Vu de
l’extérieur, le langage animal, qui ne produisait auparavant qu’un seul
mot à la fois, est désormais capable de composer des phrases
significatives. L’explosion conceptuelle qui en découle confère à ces
pré-humains une capacité d’analyse sans précédents. Ces nouvelles
fonctions décuplent la compréhension qu’ils peuvent se faire du monde.
A
chaque instant, des événements extérieurs éveillent des souvenirs qui
se combinent ensuite pour former des multi-concepts. La réflexion prend
alors une toute autre ampleur. Devant une situation, au lieu de
simplement réagir selon un instinct plus ou moins modulé par sa mémoire
puis d’oublier, ce nouvel animal utilise ses souvenirs pour penser. Les
concepts éveillés par les sens s’associent et en éveillent d’autres
qui, à leur tour, s'engouffrent dans cette cascade qui revient sur
elle-même et s’enrichit à chaque nouveau cycle. La mémoire détrône la
perception de son exclusivité à pouvoir déclencher des analyses.
Désormais, des pensées s’initient continuellement à partir des
souvenirs et ne sont plus seulement une réponse brève à un stimulus
sensoriel.
Cette
instance de délibération intérieure libère de l’instant présent. En
associant ses souvenirs avec des concepts temporels, la pensée anticipe
et imagine. Elle découvre tant de choses qui n’éveillaient pas
l’attention des instincts génétiquement programmés. La conscience
élargit son champ de connaissance. Les instincts n’ont plus un contrôle
total. La curiosité l’emporte sur les peurs primaires et le premier
homme s’approche du feu. Détaché d’anciennes contraintes, son champ
d’intérêt s’étend. Tous les éléments qui composent son monde sont
examinés un à un, et ce qui devait arriver se produit enfin. Par
recoupements, l’animal finit par se trouver lui-même. Lorsqu’il prend
conscience de soi, il ressent sa propre existence pour la toute
première fois: une personne est née.
La
personne nouveau-née est traversée par le sentiment d’être elle-même,
d’être quelqu’un, d’exister. Elle pose sa première affirmation: je
suis. Son propre souvenir provoque un sentiment intérieur. Elle
investit son soi mémorisé. Cette boucle est son sanctuaire. Dans cette
bulle, elle est seule avec elle-même. Seule, devant le fait qu’elle est
elle. Un sentiment de soi vient d’apparaître. Il génère une
subjectivité, une originalité et une imprévisibilité. En s'associant à
la pensée multi-conceptuelle, il ferra vivre un esprit.
L’individu
était une notion intégrée depuis bien longtemps par les concepts
relationnels du cerveau animal ; cependant, avant la conscience d’être
conscient, le concept de soi était resté à un état rudimentaire. Il
n’avait pas fait l’objet d’un souvenir approfondi. Il n’y avait pas à
proprement parler d’image étendue du soi. A partir du moment où le
sentiment de soi apparaît, il provoque un choc si profond que
l’individu en porte depuis constamment le souvenir. Les impressions
résultant du sentiment même de soi deviennent le socle de son unicité.
Bien que des introspections ultérieures se produiront au cours de sa
vie, elles n’auront que peu d’effets sur l’image déjà établie.
L’essentiel se joue lors de la formation de ce sentiment. Le contrecoup
mémoriel de cette révolution décide de notre nature. Enfoui au fond de
ses souvenirs, chacun porte le secret de lui-même. Tant que
l'agencement matériel qui a produit cette structure restera intact,
l’essence d’un être unique perdurera.
Le
sentiment de soi est propre à chaque individu. Il émerge comme le
produit de l'organisation supérieure de la conscience, soutenu par des
milliards de neurones qui se sont agencés pour former cette structure
unique. Le sentiment de soi est formé par un ensemble de cartes
neuronales qui ne sont pas isolées du reste du cerveau, mais qui
interagissent avec les autres cartes, et affectent les éléments
présents dans la conscience. Grâce à l’intelligibilité produite par les
facultés rationnelles, une Causalité entre propriétés des cartes
neuronales opère, et permet à certaines d’influencer significativement
les autres. Comme une recomposition entre figures géométriques fait
découler de nouvelles propriétés, dans l’âme matérielle, les divers
modes d’association du sentiment de soi avec les autres cartes
présentes dans le cerveau génèrent divers états de conscience. Le
sentiment de soi transforme progressivement le présent animal en une
conscience de l’instant présent, vécu comme une appropriation du réel.
Désormais, pendant la conscience du présent, ce ressenti intérieur va
se mêler en permanence aux émotions, choix et sentiments actuellement
en formation. Les cartes du sentiment de soi s’associent aux cartes
adjacentes, et pèsent sur les émotions en formation. Si le sentiment de
soi est assez fort il peut même s’en approprier certaines et les
transformer en raisons intimes. Le fond de la conscience capte les
données primaires fournies par les sens et les fait mûrir, jusqu’à
parfois devenir la cause principale du résultat obtenu. Ainsi, à chaque
instant, les particularités du sentiment de soi s’unissent plus ou
moins intensément aux choix, actes et émotions du corps. Le sentiment
de soi devient alors la source de désirs qui dessinent une véritable
Causalité interne à l’individu. Il fait apparaître une Raison intime
qui s’appartient totalement. De son ressenti intérieur, l’esprit de
l’enfant engendre une volonté, des idéaux et des rêves...
Malgré
l’apparente continuité de l’émergence de désirs conscients avec
l’évolution de la nature, quelque chose de complètement révolutionnaire
vient de se produire dans l’histoire logique de l’univers. Quelque
chose est née avec l’esprit… quelque chose qui n’est pas seulement une
énième cause noyée dans l’enchaînement infini des causes. Si l’esprit
appartient tout entier à la Causalité universelle, et que l’on puisse
remonter la succession des causes matérielles de chacun des plus petits
constituants ayant contribués à sa formation, la signification globale
est irréductible et émerge localement avec la forme prise par le
sentiment de soi, créant ainsi le cœur d’une véritable Causalité
psychologique. L’esprit est l’origine définitive du sens de ses désirs
intimes. Il forme une Causalité d’ordre supérieur à l’intérieur de la
Causalité universelle. Il est un microcosme. Avec l’esprit, une Raison
miniature apparaît à l’intérieur de la Raison universelle. Tel le
principe de Raison, d’où a jadis découlé l’océan infini des
possibilités, la Raison humaine, animée par le sentiment de soi,
produit un microcosme d’où jaillissent d’innombrables désirs intimes.
Liberté et Aliénation. Si
les modalités émanant du sentiment de soi peuvent influencer et parfois
même dominer leur environnement, l’inverse est aussi possible et c’est
même le plus souvent le cas. L’esprit nouveau-né débarque tout droit du
monde animal. Il émerge initialement dans un flot d’émotions qui ne lui
appartiennent pas. Il arrive nu dans un corps dirigé par un
réplicateur. Il faudra des années de maturation pour que le sentiment
de soi se renforce, organise ses émotions intimes, et structure
suffisamment ses désirs pour prendre réellement possession du corps,
s’il y parvient un jour... Tout au long de la vie, des déterministes
venant du monde extérieur contraignent le soi, et limitent son
influence. L’esprit continue alors toujours de fonctionner, mais sous
l’action d’une psychologie frustrée, productrice de ressentiment, de
refoulement, et de mensonges compensatoires.
La
liberté relative dont jouit l’esprit dépend d’un rapport de force
dynamique. L’esprit est libre lorsqu’il agit en vertu des
déterminations qui proviennent de l’ensemble des atomes qui définissent
son essence unique dans son cerveau, contre toutes les forces qui s’y
opposent dans le reste de sa psychologie, de son corps, ainsi que dans
l'ordre du monde. La liberté effective d’une personne humaine
correspond à sa capacité individuelle à faire triompher ses causes
intérieures contre l’ordre des causes extérieures. L’âme matérielle
permet, en théorie, l’exercice d’une telle liberté car elle ne
fonctionne pas selon un déterminisme linéaire. Sous l’influence du
sentiment de soi, elle initie des délibérations intérieures qui peuvent
suspendre les jugements en cours, et lui permettent d’attendre que le
flot des connections aléatoires entre neurones tombe sur une solution
qui s’accorde avec elle. Les idées, actes et sentiments que nous
exprimons ne sont pas toujours des constructions mentales évoluées
issues d’influences du monde extérieur, mais peuvent majoritairement
provenir de notre être intérieur. C’est ainsi qu’est apparu une
Causalité libre, d’ordre supérieur, irréductible à l’individu, et
vivant grâce à sa conscience d’être conscient. Animé par son sentiment
de soi, l’esprit résiste aux contraintes extérieures et fait vivre sa
nécessité intérieure. En son cœur, à force d’efforts, la personne forge
les sentiments, les idéaux et initie les actes qui découlent de sa
Raison intime. De là, viendra sa capacité d’exister par elle-même et de
résister aux forces extérieures. Ses instincts et les conventions
sociales essaieront de la contrôler, mais elle trouvera, dans le
sentiment d’être elle-même, les ressources pour faire émerger sa propre
volonté.
La Condition Humaine
Au
cours de son évolution, la nature fait apparaître de nouvelles valeurs
dans les choses finies. Ces valeurs n’ont pas de sens dans la logique
originelle. Elles n’existent que pour elles-mêmes, indépendamment du
niveau fondamental qui les a engendrées. Ainsi, les lois physiques ont
produit la volonté de survie des êtres vivants, qui a ensuite
aveuglement créé la Raison intime de l’esprit libéré. Les lois
physico-mathématiques n’ont aucune raison d’être en accord avec les
nouvelles valeurs apparues dans ces niveaux supérieurs. La météorite
qui vient du fond de l’espace pour s’abattre sur notre planète, et y
détruire la vie, obéit aussi bien au principe de Raison que le
faisaient les êtres conscients qui peuplaient sa surface. Ainsi, là où
l’origine du mal demeure un mystère insoluble pour les théologiens,
elle s’explique naturellement pour le philosophe matérialiste. Le
principe du Réel est inconscient et aveugle. Il ne perçoit pas les
valeurs singulières apparues dans les choses finies. Il est donc
naturel que certaines lois de la nature nous ignorent.
Ce
fait a des conséquences profondes. Dieu ne reconnaissant pas la valeur
de la vie humaine, ce sont des parties entières de ce monde qui se
trouvent aujourd’hui en désaccord avec le sens et la valeur de notre
existence. La libération dont joui l’esprit a clairement un prix.
L’homme ne peut pas compter sur l’ordre naturel. Jadis, la
transformation qu’a constituée l’apparition d’individus conscients
d’eux-mêmes aurait dû bouleverser l’ordre des lois de la nature. En
effet, les principes de la vie n’attribuent que très peu de valeur à
l’individu. Seule la survie du réplicateur à travers sa population a de
l’importance. Avec l’émergence d’esprits, les lois de la vie sont
devenues complètement obsolètes. Chaque esprit est unique. Il contient
en lui son identité qui le rend irremplaçable. Il vit son expérience et
conduit sa propre destinée. Mais, comme les lois de la nature ne le
reconnaissent pas, elles sont incapables de respecter son sens. Elles
ne tiennent pas compte de notre unicité et demeurent aveugle au réel
prix de notre existence. Voilà comment nos désirs et la condition
offerte par ce monde ont pu devenir incompatibles. Si l’essence de
chaque esprit avait été reconnue par Dieu, alors l’homme ne serait
jamais libre. Prisonnier, où qu’il aille, son existence serait
parfaite. Son sort resterait toujours juste. Mais l’homme porte en lui
une essence libérée de l’ordre du cosmos.
Les
rêves et désirs de l’homme libéré sont la manifestation d’une
Raison-fille, apparue à l’intérieur de cette Raison universelle qu’est
l’univers matériel. L’esprit conscient de lui-même est une divinité
enfermée dans le cosmos, condamnée à vivre une existence limitée, comme
une simple chose. Voilà le cœur de l'enfant qui prend conscience du
monde pour la première fois. Voilà le secret, que nous avons presque
tous oublié pour nous protéger de la triste vérité. Bien qu’en
nous-mêmes le microcosme formule des désirs intimes, libérés de l’ordre
qui l’entoure, il voit la réalisation effective de ses désirs
restreinte et broyée par l’ordre aveugle du macrocosme.
L’âme
de l’homme est malade de sa condition. Ce trouble est à l’origine des
religions qui résolvent la tension en inventant des fables mensongères
(les promesses des monothéismes), ou en nous invitant à éteindre notre
singularité (le nirvãna du bouddhisme). Deux trahisons que
certains êtres ne sont toutefois pas prêt à accepter. Pour eux, reste
alors, loin, très loin... l’idéal philosophique, ce rêve de pouvoir
surmonter la condition humaine avec ses seules forces morales et
intellectuelles, et de parvenir à faire son salut de son vivant, sans
jamais avoir renoncé à son Désir intime, ni à la vérité de l’univers
matériel.
II - Philosophie
Préambule
Je
quitte désormais la démarche d'inspiration scientifique qui a prévalu
jusque là, pour m'élancer à la quête de la plus belle lecture que je
puisse formuler de la réalité objective. Je passe maintenant de
l'explication du monde, au vécu du monde. Je vais tenter de vous amener
à l'union non seulement intellectuelle, mais également affective avec
la réalité. Je vais partir du stade des idées comprises, pour aller
vers celui des idées éprouvées. Je me propose de vous montrer comment
se libérer du matérialisme vécu comme une condition, en découvrant le
matérialisme éprouvé comme une libération. J’essaierai de vous faire
atteindre cet état sans pareil, où la force des sentiments renverse les
anciennes valeurs et reconstruit son image du monde. La confrontation
avec les conséquences émotionnelles de cette nouvelle vision des choses
révèlera si vous êtes capable de vivre ces idées en philosophe, ou si
vous vous cantonnez à les comprendre de façon distante et
impersonnelle. La rencontre que je vous propose avec l'engouement
d’esprits amoureux de la Raison universelle dira à votre cœur si vous
êtes ou non des nôtres. Si vous étiez déjà en chemin par vos propres
efforts, et que vous nous rejoigniez, alors vous allez sûrement vivre
un très grand moment.
Je
vous emmène finaliser mes pensées auprès des quatre plus éminents
représentants de l'amour de la Raison universelle. Démocrite, Epicure,
Spinoza et Einstein nous accompagneront. Ces quatre génies partagent,
entre eux et avec moi, la même grande conception du cosmos et de
l’esprit. Leurs pensées dessinent les contours d'un courant
philosophique, où notre rationalisme intégral débouche sur un humanisme
radical. Même s’ils nous accompagnent, je ne prétends pas ici enseigner
les idées de tel ou tel personnage, mais j'expose seulement ma vision
du monde à travers les liens qui unissent ceux qui sont animés par
l'amour de la Raison universelle. A toi, chère lectrice, cher lecteur,
je présente ma vision des choses tout en la replaçant dans une
perspective historique, afin que cette doctrine rende ce qu’elle doit à
ses pères, et qu’elle montre combien elle s'inscrit dans un
extraordinaire héritage, non pour s'y conformer, mais pour le
prolonger, le dépasser parfois et jouir pleinement de ce pouvoir divin
que l'on attribuait jadis à la pensée lorsqu'elle nous emportait
jusqu'à ces hauteurs, dont l'idée même a depuis bien longtemps été
oubliée.
Depuis
que la pensée humaine est apparue sur Terre, les millénaires dominés
par la superstition se sont succédé. L'irrationnel n'explique rien, ne
justifie rien, et par définition se contredit. Face à cette stérilité,
quelque part, un inconnu a pour la première fois réalisé la puissance
de la Raison. Au VIIème siècle avant notre ère, Kapila créé la première
école philosophique en Inde. En Grèce, Anaximandre enseigne que le
principe ultime est l’illimité, et commence lui aussi à expliquer les
choses par des causes naturelles, tandis qu’en Chine, Confucius appelle
les hommes “à développer et à rendre sa clarté au principe lumineux de la Raison que nous tenons du ciel”[1].
Le
point culminant de cet élan de rationalisation du réel est atteint
lorsque Leucippe proclame l’universalité du principe de Raison: “Rien n’arrive sans cause, mais tout a une raison déterminée et est du à la nécessité”[2].
Dans la resplendissante cité d’Abdère, l’universalité du principe de
Raison raisonne dans le jeune Démocrite, alors élève de Leucippe. Après
un extraordinaire périple à travers l’Egypte, l’Ethiopie, la Perse,
l’Inde... Démocrite revient en Grèce doté d’un savoir prodigieux. Sa
longue quête a abouti. Il a approfondi l’hypothèse des atomes et a
percé le mystère de l’homme, de la vie et de tout l’univers. Il a
compris que le principe de Causalité est la loi ultime, qu’elle
s’exprime au sein d’une infinité de mondes, où se réalise l’océan des
possibilités:
“Voilà ce que je dis de toutes les choses”[3]. “Un tourbillon de toutes sortes de figures s'est séparé du tout”[4]. “Notre ciel et tous les mondes ont pour cause le hasard: car c’est du hasard que provient la formation du tourbillon”[5]. “La liaison fortuite des atomes est l'origine de tout ce qui est”[6]. “L'univers est infini parce qu'il n'est l'œuvre d'aucun démiurge”[7]. “Les
mondes sont illimités et différents en grandeur: dans certains il n’y a
ni soleil ni lune, dans d’autres le soleil et la lune sont plus grands
que chez nous, et dans d’autres il y en a plusieurs. Les intervalles
entre les mondes sont inégaux. Dans certains endroits il y en a plus,
alors qu’il y en a moins dans d’autres. Les uns croissent, d’autres
sont à leur apogée, et d’autres meurent. Ici ils naissent alors que là
ils disparaissent en entrant en collision. Certains mondes sont privés
d’animaux, de plantes et de toute humidité”[8]. “L’humide est le premier responsable de la vie”[9]. “Le corps est mû par l’âme, mais l’âme est quelque chose de corporel”[10]. “Elle se désagrège en même temps que le corps”[11].
Après
la lecture publique de son ouvrage “Megas Diakosmos” [Le Grand
Système du Monde], Démocrite acquit une renommée considérable. Devenu
l’égal d’un dieu, le peuple d’Abdère érigea de nombreuses statues à sa
gloire éternelle. “Le
nom du philosophe Démocrite a été inscrit sur les monuments de
l’histoire grecque comme celui d’un personnage qu’on doit vénérer plus
que d’autres, et doté d’un prestige fort ancien”[12] observait
l’historien latin Aulu-Gelle. Véritable sagesse incarnée, durant toute
l’antiquité, le souvenir de Démocrite resta dans les mémoires comme
celui d’un génie inégalé. “Quel sage a jamais vécu et fait une œuvre égale à celle de Démocrite.... le meilleur de tous les philosophes”[13] demandait Diogène Laërce, “le plus subtil de tous les anciens”[14] disait Sénèque.
“Le divin Démocrite”[15],
comme l'appelle Lucrèce, a eu un extraordinaire successeur, un
démocritéen qui a approfondi et adapté sa pensée pour la mettre au
service de la libération de l’être humain. En ces temps reculés, “alors
que l'humanité gisait sur la terre, écrasée sous le poids de la
religion qui depuis les cantons du ciel faisait peser son horrible
regard sur les mortels, pour la première fois, un grec, homme mortel,
osa lever les yeux contre elle, le premier osa s’y opposer, et rien ne
l’arrêta: ni prestige des dieux, ni la foudre, ni les grondements
menaçants venus du ciel, qui ne firent qu'exciter davantage l'ardeur de
son courage, et son désir de forcer, le premier, les verrous de la
nature. La force de son esprit triompha donc, et s'élança, au-delà des
remparts enflammés du monde. Il parcourut l'univers infini sur les
ailes de la pensée pour revenir victorieux, nous enseigner ce qui peut
naître, ce qui ne le peut, et enfin pourquoi toute chose a un pouvoir
délimité par des lois bornées. Le tour est maintenant venu à la
religion d’être renversée et foulée aux pieds, victoire qui nous élève
jusque dans les cieux”[16] annonce Lucrèce, disciple d’Epicure.
Après
avoir lu les livres de Démocrite, Epicure rejeta complètement la
religion de la foule pour magnifier ce sentiment quasi-religieux, qu’il
éprouvait désormais à travers la contemplation rationnelle du cosmos. A
ceux venus l’écouter dans son jardin, il expliquait que “l’univers
a toujours été et sera toujours ce qu’il est actuellement, car il
n’existe rien d’autre en quoi il puisse se changer, et il n’y a rien en
dehors qui puisse agir sur lui”[17]. “A l’intérieur de l’univers, ce n'est pas seulement le nombre des atomes, mais c'est aussi celui des mondes qui est infini”[18].
Proclamant que le plaisir est le principe et le but de la vie, Epicure
dénonça l'absurdité des guerres des rois et choisit d'accueillir des
femmes, des esclaves et des étrangers, traités en égal dans son école.
Lui, l’ami de tous les hommes posa les bases du contrat social et
ouvrit la voie vers la vie heureuse. Pendant plus de 500 ans,
l’épicurisme s’étendit à travers l’empire romain. Le nombre des
épicuriens devint si grand que même une ville entière n’aurait pas
suffit à tous les contenir. Chaque mois, ceux-ci se rassemblaient pour
fêter la naissance du libérateur, cet homme-dieu qui s’était élevé pour
proclamer l’indépendance de l’individu contre tous les asservissements
imposés par les traditions, les menaces superstitieuses et le destin
des fatalistes. “Heureux
celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses, et qui, foulant
aux pieds toute crainte, méprise l'inexorable destin et les menaces du
cupide Achéron (les enfers)”[19] chantait Virgile.
Malgré
l’influence de ces premières Lumières, le fanatisme religieux l’a
emporté d’abord en occident, puis en orient, et a éradiqué le génie
antique. Après un millénaire d’obscurantisme totalitaire, la
redécouverte de ce paradis perdu amorce sa renaissance en Europe. Les
humanistes réhabilitent progressivement les valeurs épicuriennes: la
théologie recule, le plaisir redevient enfin acceptable, et l’on fait
l’éloge de l’individu autonome et réfléchi s’opposant aux dogmes de
l’autorité. Là, Léonard de Vinci parle de la nécessité comme de “la maîtresse et la tutrice de la nature”[20],
tandis que dans son couvent dominicain, le prêtre rebelle, Giordano
Bruno prend conscience de la fausseté de la religion. Nait alors en lui
la fureur héroïque de renverser l’empire du mensonge. Contre l’idée
d’un dieu externe, Bruno conçoit l’autosuffisance du cosmos, et voit
dans ses pensées un ciel infini, rempli d’une infinité de mondes.
Galilée pointe alors sa lunette astronomique vers les hauteurs
célestes, et la métaphysique d’Aristote s’effondre définitivement.
C’est
à cette époque, à Amsterdam, que voit le jour le grand maître du
rationalisme. Alors que René Descartes s’était contenté de restaurer la
Raison comme seul moyen humain de nous conduire vers la vérité,
Benedictus Spinoza encense la Raison universelle au rang de fondement
de la réalité et l’étend sans limites à tout le cosmos. Proclamant que
la Causalité pénètre toute chose, Spinoza approfondit sa compréhension
de la nature, du fonctionnement des sentiments jusqu’à l’organisation
des sociétés. L’illégitimité des pouvoirs monarchiques et des morales
fondées sur la superstition éclate alors au grand jour. A la place,
Spinoza propose le contrat social et parle d’une république
démocratique établie pour le bonheur et la liberté des individus...
Quel
philosophe a jamais vécu et eut une influence comparable à celle de
Spinoza, le déclencheur du courant des Lumières ? “Je ne sais rien d’autre... s’enchantait Gotthold Lessing, il n’y a pas d’autre philosophie que la philosophie de Spinoza”[21]. Un siècle plus tard, le disciple d’Epicure, Thomas Jefferson déclare les droits inaliénables de l’être humain et son “droit à la recherche du bonheur”[22]. Témoin de l’épicuro-spinozisme triomphant, le révolutionnaire Louis Saint-Just s’exclame: “le bonheur est une idée neuve en Europe”[23].
A travers la France, les révolutionnaires se rassemblent alors dans des
temples de la philosophie pour y célébrer le culte de la Raison.
Depuis
le génie de Galilée, l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie,
la paléontologie, l’anthropologie… ne cessent d’offrir de magistrales
confirmations des idées que Démocrite s’était faites du cosmos, du
vivant, de l’homme et de l’esprit[24].
Sa conception de la matière devient enfin unanimement reconnue au mois
de mai 1905, lorsque celui qui allait devenir le plus grand physicien
de tous les temps apporte la confirmation que la matière est bien
organisée en corpuscules[25].
En cette année miraculeuse, Albert Einstein refonde totalement notre
compréhension de la matière, de l’énergie, de l’espace et du temps.
Laissant sur place un parterre d’empiristes bornés[26],
son esprit s’empare de la puissance infinie de la Raison pure, soulève
un coin du grand voile, et entrevoit la structure cachée du cosmos.
Il
y a dans la rencontre entre Einstein et Démocrite plus qu’une simple
coïncidence. Einstein admirait en Démocrite beaucoup plus que le génial
annonciateur de ses propres découvertes sur la discontinuité de la
matière et de la lumière. Il voyait en lui le plus ancien sage animé
par l’amour de la Raison universelle, ce sentiment quasi-religieux qui
guidait sa quête scientifique et fondait sa prétention à pouvoir
découvrir “les pensées de Dieu”[27].
L’Amour Intellectuel de la Raison Universelle
Dans
tout système de pensée, il existe des axiomes, des définitions, et des
présupposés implicites qui ne sont ni démontrables, ni réfutables
depuis l’intérieur de ce système. Pour établir leur véracité, il faut
sortir du système et les étudier dans un cadre plus grand. D’une
manière générale, il n’est jamais possible de discuter de la validité
de certaines idées à partir d’un point de vue les incluants. Pour
les juger, il faut s’extraire vers une vue plus fondamentale afin de
les analyser depuis l’extérieur. Cette problématique extrapolée au
cosmos tout entier, par définition le plus grand de tous les systèmes,
suggère que la démonstration du principe ultime n’est pas possible
depuis l’intérieur. Les adversaires du rationalisme intégral sont donc
dans le vrai lorsqu’ils concluent que le principe fondateur du réel ne
peut pas être formellement démontré. Là où ils ont tort, c’est de
prétendre que celui-ci est forcément insaisissable et incompréhensible.
En effet, le fond du secret pourrait être une vérité fort simple,
connue de tous, bien que nous soyons incapables de la prouver en
logique... Et effectivement, on ne peut établir une démonstration du
principe de Raison sans, dans le même temps, utiliser ce principe, ce
qui rend toute tentative caduque. Cette impossibilité à établir une
démonstration du principe qui rend n’importe qu’elle démonstration
possible n’est pas une nécessaire limitation à la vérité en soi, qui
impliquerait l’existence d’une force transcendante qui le dépasserait.
C’est seulement une incapacité des êtres contenus dans l’univers à
établir formellement une preuve du principe ultime qui soutient tout.
Au contraire d’une limitation définitivement réductrice, c’est la
compréhension même de cette impossibilité qui suscite mon intuition
rationnelle d’être face au principe le plus fondamental qui soit. Bien
que cette constatation ne constitue toujours pas une preuve absolue, le
degré de vérité qui en jaillit est incomparable avec les croyances
irrationnelles issues de dogmes formés pour des motifs moraux ou
religieux. Ma connaissance du principe ultime s’apparente à la
compréhension immédiate d’une vérité mathématique éternelle. Spinoza
l’appelait “la connaissance du troisième genre”[28].
Confronté à notre condition logique, vous pouvez vous déclarez
insatisfait et vous condamner au scepticisme le plus extrême, ou vous
pouvez désormais renaître en liant la plus profonde sincérité de votre
être à un amour intellectuel pour la Raison universalisée, qui
conférera la plus haute marque de vérité aux idées et sentiments
construits par la logique de votre pensée.
“Ce
qui m'intéresse vraiment, c'est de savoir si Dieu avait un quelconque
choix en créant le monde, c’est-à-dire si la nécessité issue de la
simplicité logique laisse ou non un quelconque degré de liberté”[29] confiait
Albert Einstein. En effet, si la nécessité issue de la simplicité
logique, élevée au rang de Dieu, ne laisse aucun degré de liberté, il
n’y a plus d’énigme insoluble, ni de mystère éternel. Il n’y a même
plus de pourquoi. Le fond du secret est simplement devant nos yeux, et
c’est seulement parce que l’esprit humain ne perçoit pas immédiatement
les interrelations présentes, et qu’il a la capacité de produire des
erreurs comme “1+1 = 3”, que nous nous perdons dans d’absurdes chimères
en imaginant des transcendances en amont des choses que nous ne
comprenons pas, pour les régler, alors que l’inexorable nécessité
logique a déjà tout fixé en interne. “Toutes
les choses ont découlé nécessairement et découlent sans cesse avec une
égale nécessité, de la même façon que de la nature du triangle il
résulte de toute éternité que ses trois angles sont égaux à deux droits”[30] expliquait Spinoza.
A
travers l’histoire humaine, rares sont ceux qui ont su reconnaître dans
le principe de Raison, l’essence de la réalité, et encore plus rares
sont ceux qui ont su s’en émerveiller. En cela, Spinoza est
probablement le plus profond. Jadis, Leucippe comprit le fond du secret
et Démocrite composa la plus ancienne philosophie rationaliste et
complète de tout, du fondement des mondes matériels aux plus subtiles
capacités de l’esprit humain... la vision du cosmos qui inspirait
Albert Einstein. Guidé par le sentiment de vivre dans un univers
totalement rationnel, Einstein consacra sa vie à essayer d’unifier
toutes les lois de la nature afin de découvrir le cadre logique qui
gouverne notre monde. Aujourd’hui, ses successeurs poursuivent sa quête
et bâtissent de nouveaux ponts. Un jour, toutes les sciences, de la
physique du vide à la biologie de la conscience seront unifiées. Les
avancées de mon temps m’ont permis de m’approcher un peu plus près du
pont qui lie Dieu à sa création infinie.
Dieu
est le principe de Raison. La Causalité est omniprésente. Elle est
partout. Elle est en nous, dans nos pensées, dans nos émotions, jusque
dans la plus profonde intimité de notre être. Par la seule force de son
inexorable nécessité, le principe de Raison a engendré l’infinité des
mondes. Par conséquent, il y a une équivalence entre ce principe et le
cosmos éternel. Le principe créateur n’est pas la cause externe du
réel, mais il ne fait qu’un avec le réel dans sa globalité. “Dieu, c’est la nature ”[31] disait
Spinoza. La réalité est l’expression de la plus pure rationalité
réalisant l’océan des possibilités, et renfermant donc “une infinité de choses infiniment modifiées, c'est-à-dire tout ce qu’un entendement infini peut concevoir”[32].
Telle une vérité mathématique, la totalité n’existe que par sa seule
nécessité interne, elle ne se maintient que par son inexorable
simplicité logique, et c’est bien là, la seule réponse finale
envisageable à la question fondamentale de l’existence du réel. Tout ce
que la réalité contient et le fait même qu’il y ait une réalité est
strictement et parfaitement nécessaire. Même si notre intellect peine à
l’appréhender, il parvient parfois à entrevoir la perfection logique
qui se révèle dans l’existence. L’esprit se surprend alors à s’observer
lui-même touchant l’absolu, ce qui déclenche un sentiment cosmique,
quasi-religieux. “Le
sentiment religieux engendré par l’expérience de la compréhension
logique de profondes interrelations est quelque chose de différent du
sentiment que l’on appelle généralement religieux. C’est plus un
sentiment d'admiration pour l’ordre qui se manifeste dans l’univers
matériel”[33] expliquait Albert Einstein. “Je
peux comprendre votre aversion pour le mot “religieux” pour décrire
l’attitude émotionnelle et psychologique qui se révèle le plus
clairement chez Spinoza. Je n’ai pas trouvé de meilleur mot que
“religieux” pour la foi dans la nature rationnelle de la réalité qui
est, au moins partiellement, accessible à la pensée humaine. Dès lors
que ce sentiment est perdu, la science dégénère en un empirisme dénué
d’inspiration”[34].
Après “Megas Diakosmos”
[Le Grand Système du Monde], chef-d'œuvre intemporel par lequel
Démocrite avait appris aux hommes que le cosmos est l’expression
naturelle de la Raison universelle, il rédigea ensuite “Mikros Diakosmos”[35] [Le
Petit Système du Monde], un nouvel ouvrage dans lequel il décrivait
l’homme comme un microcosme conduit par sa Raison individuelle. Au
contraire du commun des hommes qui utilise la Raison comme un outil
limité, le sage amoureux de la Raison universelle voit dans ses
facultés intellectuelles un pouvoir divin. Il se sent en possession de
la clef du tout. Voyant que son esprit fonctionne grâce à une réplique
biologique du principe du réel, Démocrite proclama que “sont dieux, les principes de l’intellect”[36] et s’identifia alors lui-même comme “la voix de Zeus”[37]. La Raison humaine, cette “lumière divine”[38] comme
l’appelait Spinoza, est la faculté de notre cerveau qui reproduit la
Causalité et nous donne accès à l’ordre naturel engendré par la
Causalité universelle. Là où les théologiens abaissent l’homme en
prétextant que la partie ne peut comprendre le tout, nous, nous
percevons la rémanence du principe ultime vivre en toute chose finie,
de telle sorte que “plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu”[39] écrivait Spinoza.
Désormais,
l’être animé par l’amour de la Raison universelle n’est plus condamné à
demeurer dans la condition de l’homme originel, cette misérable
créature, humiliée et écrasée par le surnaturel. Grâce à sa pensée
rationnelle, il peut briser sa condition d’animal ignorant, apeuré et
projeté dans une existence incompréhensible, pour s’élever jusqu’à sa
plénitude métaphysique. Tout apparaît dans son éternelle et immédiate
simplicité à l’esprit qui accède à l’amour de la Raison universelle.
Avec ce sentiment, l’esprit peut intuitionner la totalité du
réel, en s’offrant le pouvoir de parcourir l’univers infini sur les
ailes de la pensée. A l’opposé de la transcendance, absurde et
dégradante, le sage éprouve, fasciné, le sentiment d’immanence issu de
la Causalité universelle qui s’exprime dans l’infini, où naît, meurt,
et renaît un nombre inintelligible de mondes, de formes de vies et de
consciences en des temps illimités. Métrodore, disciple d’Epicure,
insiste pour que tu te souviennes que “tout
en ayant une nature mortelle et en disposant d’un temps limité, tu t’es
élevé grâce aux raisonnements sur la nature jusqu’à l’illimité et
l’éternité, et tu as observé: ce qui est, ce qui sera et ce qui a été”[40].
“Devant
de telles visions, une joie divine, un saint frémissement me saisissent
à la pensée que ton génie a contraint la nature à se dévoiler tout
entière”[41] chantait
Lucrèce. A me retourner et à tout contempler, je me surprends moi aussi
à éprouver cet étrange et incroyable sentiment d’avoir su saisir le
fond du secret. Par le pouvoir de la vérité, de mon vivant, j'ai
conquis l'univers.
Le
sage contemple l’univers infini. Il voit que le grand-tout n’est rien.
Il n’y a pas de marche des mondes. Il n’y a pas de sens humain au
multivers. La logique mathématique réalise tout, éternellement, une
infinité de fois. Les atomes se rencontrent fortuitement dans le vide
et produisent l’infinité des mondes. Comme les choses n’ont pas de sens
hors d’elles-mêmes, c’est débarrassé d’une quelconque forme de
théologie que Démocrite comprit son existence. Apparut alors un nouvel
homme... un homme libéré de l’ordre du cosmos. Cet être réalise dès
lors l’absurdité des traditions, des jugements et des morales imposées
selon un prétendu ordre supérieur. Rien ne règne au-dessus de lui. Il
est et se conçoit totalement libéré. Il devient son propre Dieu. “L’homme sage et savant est la mesure de toute chose”[42] proclama Démocrite.
Aucun
homme ne naît naturellement à la fois sage et savant. La signification
qu’une conscience attribue initialement aux choses lui a été
arbitrairement inculquée par son environnement familial, social et
culturel. Après trois pourquois de suite, enchaînés sur
n’importe quel sujet, l’esprit se heurte à son ignorance, et souvent
aussi à une vacuité de sens. Si l’âme s’interroge plus avant sur le
véritable fondement de ses actions et de ses sentiments, elle
remarquera qu’elle n’en connaît pas l’origine... Si elle continue de
s’aventurer dans cette direction, ses sentiments commenceront à
vaciller, et les questions sans réponses à apparaître: quel peut bien
être le sens de tout cela ? Après tout, pourquoi cet événement me
rend-il heureux ? Au fond, pourquoi aurai-je envie d'accomplir
certaines choses et d'en combattre d'autres ? Depuis quand cette vie
m'appartient-elle ?
La
plupart des êtres humains vivent sans se poser de telles questions, et
se contentent d’une morale émotive et de l’idéologie de leur classe
sociale... pour le meilleur et pour le pire. Chez d’autres à l’instinct
philosophique plus développé, la conscience de cette fragilité interne
conduit à vouloir refonder entièrement sa compréhension de soi-même et
du monde, sur des bases saines et claires, en trouvant la signification
véritable des principes qui nous guident, et à découvrir quand et
pourquoi les sentiments et les choses vécues ont vraiment un sens.
L’esprit
philosophique naît en remettant complètement en doute toutes les idées
et émotions incertaines autour de lui, et en lui. Il se retrouve seul
dans sa bulle, là où sa conscience a jadis émergé, là où son cœur a
autrefois formulé ses toutes premières émotions intimes. L’âme du
philosophe recherche toute sa vie à retrouver la pureté de ce moment où
elle est née. Avec des efforts, elle pourra retourner dans son
sanctuaire et y puiser sa liberté. Dans ce lieu, elle redécouvre
l'émotion née ce jour d'enfance, lorsque pour la première fois, elle a
pris conscience de la valeur de la vie. Au départ, pétrifiée par le
choc issu de ce premier moment où elle a pleinement réalisé la portée
de l'instant présent, l’âme va progressivement se réhabituer à la
pureté originelle du sentiment de soi. Elle aimera peut-être se laisser
pénétrer par la joie née de la contemplation de sa propre existence.
Ressentir son être révèle en effet à soi-même le prix de cette chance
qui jamais ne sera égalée. Par l’exercice de la méditation, l’âme
philosophique réinvestie son sentiment le plus intime et le prépare à
affirmer sa puissance d’exister.
Le
cosmos est vide de sens. Il n’y a pas de sens à l’existence. Il y a
seulement un sentiment d’exister, en chacun de nous, qui est la source
d’un sens particulier. Tant que le sentiment de soi n’est pas assez
structuré pour être devenu le moteur de l’existence, l’esprit se
cherchera un sens et des points d’appuis extérieurs. Comme celui qui
recherche la cause de l'univers et qui ne peut ni la trouver, ni la
comprendre, car Dieu n'est pas la cause première mais le principe de
Causalité, l'esprit ne peut se comprendre lui-même à travers une raison
circonstancielle, sans quoi il perdrait son sens et se condamnerait à
un statut d'esclave ; mais il ne se découvre qu'en se vouant
complètement à son pur sentiment d’exister. Le cosmos n'a pas une
cause, il est l'émanation du principe de Causalité. La vie d’un esprit
libéré n’a pas de sens naturel, ni de justification externe, elle est
la manifestation d’un sentiment existentiel. La tonalité de son âme
matérielle ne se réduit pas à une cause particulière ; elle est
l’expression d’une manière singulière d’éprouver et de désirer.
Le
sentiment de soi anime la Raison humaine pour former un microcosme
psychologique. L'esprit qui se contemple soi-même ressent sa nécessité
intérieure, et découvre son être au plus profond de lui-même. Il se
sent libre, guidé par les désirs qui émanent du fond de son âme.
Lorsque les bases du soi se sont suffisamment affermies et développées,
l’entendement forme des désirs intimes dans lesquels le sentiment de
soi est tellement présent, qu'il se reconnaît en eux, les contemple et
veut vivre avec et pour eux. Après des années de méditation, l'homme
sage et savant trouve en lui la force de réaffirmer ses Désirs intimes
contre le champ apparent des possibles qui l'invite à s'éteindre et se
renier. Le sage affirme ses désirs intimes, et tend vers sa joie avec
la compréhension que ce qui a de la valeur, ce ne trouve pas dans les
affects subis, mais dans cette Causalité intime qui fonde ses
sentiments et les fait vivre en son cœur. Aucune passion isolée n'a en
soi les moyens de révéler à l'homme le fond de son secret. Seule sa
Raison intime donne un sens à ses actes, une valeur à ses sentiments,
une signification aux choses qu'il aime. La conscience rationnelle qui
sommeille en chacun de nous est la seule chose qui puisse donner sa
valeur à nos vies. Sans amour de soi, l'homme sombre dans le néant
existentiel. Ce n'est que grâce à la contemplation de lui-même, que ses
idéaux, sa volonté, ses sentiments émergent dans la logique de ce qu'il
est, dans le rêve de ce qu'il veut être. Alors seulement, l'homme peut
se retourner sur lui-même et ressentir le sens de son existence.
Rationnel
en sa pensée et dans sa compréhension de l’univers, rationnel en son
cœur et dans ses sentiments les plus profonds, l’esprit libéré s’est
élancé vers le degré ultime de l’être. La Raison est le principe
suprême. Elle fonde le réel, le vrai, nos connaissances, nos idéaux, le
sens de nos vies. A celui qui sait l’encenser, elle donne en retour la
capacité d’aimer véritablement. Au sage qui accède au fond du secret,
elle insuffle un émerveillement infini, là où sa contemplation
s’éternalise et son cœur se soulève, lorsqu’il réalise qu’il est
tombé amoureux de la Raison elle-même. La Raison est le principe
ultime: c’est Dieu autour de nous, et la lumière divine qui s’est
éveillée en chacun de nous.
“L'amour
intellectuel de l’esprit pour Dieu est une partie de l'amour infini que
Dieu a pour soi-même... cet amour est donc une action par laquelle
l’esprit se contemple soi-même... il ne se distingue donc véritablement
pas de la gloire”[43] s’émerveillait Spinoza.
L’Idéalisme Héroïque
Envahi
par l’amour de la Raison universelle, le sage découvre l’amour
métaphysique de soi-même. Il se sent transporté au rang de glorieuse
manifestation divine, et comprend sa totale légitimité à transformer
une partie du cosmos selon ses rêves. Il lui appartient d’affirmer son
essence en ce monde, et d’y faire triompher partout ses désirs, en
réalisant tout ce que la logique aveugle est incapable de parachever.
Voyant que le principe ultime s’est reconstitué en lui, le sage réalise
la valeur inestimable de son être. A ses yeux, chaque individu
pleinement conscient de lui-même est porteur d’une essence qui le rend
irremplaçable. Pour moi, la seule chose qui ait un sens, ce sont ces
idéaux que je porte dans mon cœur d’enfant et que je partage avec
d’autres êtres. La seule chose qui ait une signification, ce sont ces
désirs qui proviennent de ma Causalité intime et qui vivent en moi-même.
Le
Désir exprime et fait vivre l’essence de l'homme. Ne pas exalter ses
désirs intimes, se conformer à l’ordre présent ou renoncer à ses rêves
par peur de l’échec, c’est laisser disparaître son essence individuelle
écrasée sous le poids des causes extérieures. Exister véritablement
requiert l’affirmation glorieuse de son être. Exister pleinement, c’est
faire vivre cette volonté de peser sur cette réalité pour y faire
triompher les désirs rationnels liés à son sentiment d’exister. Par
conséquent, “l'humilité n'est point une vertu”[44], mais au contraire vois dans “la
satisfaction de soi-même, venant de ce que l'homme contemple son être
et sa puissance d'agir, ce que nous pouvons posséder de plus haut”[45] t’enseigne Spinoza.
Dans
l’esprit libéré, le désir-puissance tend à fusionner avec l’amour-joie.
Quand un des désirs intimes s’accomplit, la conscience de sa puissance
d’exister s’accroît et se manifeste alors par le sentiment de la joie
authentique. L’esprit libéré veut vivre de grands moments, sentir de
belles choses et accomplir les actions que lui inspire son être. Il
tend vers le bonheur, non comme une fuite, apeuré par la peur de la
mort, mais comme l’affirmation glorieuse de son essence dans cette
réalité désormais comprise. C’est avec un tel recul métaphysique, que
des sages comme Epicure et Spinoza proclamèrent jadis leur quête de la
vie heureuse.
Adversaire
emblématique des fatalistes, le disciple d’Epicure vit en dieu
glorieux. Il ne se laisse aucunement soumettre par l’ordre des causes
extérieures. L’amour rationnel de son être s’oppose à l’impuissance des
hommes ordinaires. En plus de se remplir de ses sensations agréables et
de ses souvenirs heureux, à travers la compréhension de ce qu’il
accomplit, il ressent une immense joie provenir de son sentiment
d’exister. Sachant que la seule chose qui a de la valeur, c’est le
triomphe de ses raisons intimes. Il rejette ses peurs et ses faiblesses
et ne se laisse pas détourner par la possibilité de l’échec. “Il
vaut mieux faire de bons calculs, même malchanceux, qu’avoir de la
chance après de mauvais calculs, car ce qui a de la valeur, c’est
réussir dans les entreprises que l’on a sagement méditées”[46] enseignait Epicure.
Affirmant
ses désirs sur le monde, l’homme libéré est parti en quête de ses
idéaux, aussi loin que ceux-ci puissent résider. Il agit comme s’il
était impossible d’échouer. Il a bannit toute faiblesse, afin de vivre
pleinement les idéaux qui proviennent de son essence, ceux qu’il a dans
son cœur d’enfant. “La recherche de la vérité et de la beauté est une activité où il est permis de rester enfant toute sa vie”[47]. “Si
je ne m’obstine pas inlassablement à poursuivre cet idéal éternellement
inaccessible en art et en science, la vie n’a aucun sens pour moi”[48] confiait Albert Einstein.
La
réalité n’ayant été conçue ni pour moi, ni pour l’espèce humaine, ni
même pour n’importe quel but ou chose particulière, nous sommes ignorés
par l’ordre naturel, et donc constamment confrontés à un océan
d’obstacles et d’injustices. Face à cette condition, l’esprit peut
abandonner son Désir intime, le refouler, le condamner et même le nier
jusqu’à tendre à redevenir une pierre, ou à l’opposé il peut le vivre
héroïquement, comme Epicure, dans “la joie mêlée de larmes”[49],
ce sentiment de puissance qui envahit celui qui, bien que pleinement
conscient de sa condition, l’a surmonté par une joie plus forte, venue
du plus profond de son être.
Renoncer
à son Désir, c’est renoncer à soi-même et se laisser détruire
complètement. Tenir fermement à son Désir, c’est exister réellement.
Par ce simple raisonnement, l’homme libéré connaît sa supériorité sur
les cœurs qui gémissent, renoncent, ou fuient devant le réel.
Comprenant sa condition d’être singulier dans un univers aveugle,
l’homme libéré réalise l’origine de sa souffrance. Il voit qu’elle est
le prix des belles choses qu’il a dans son cœur. Grâce à cette vision,
sa tristesse n’est plus aliénante. Elle produit même une gloire
existentielle qui l’invite à mener une vie héroïque. “Va ton chemin en indestructible”[50] lançait
Epicure à son disciple Colotès. L’homme libéré sait que le sens de
sa vie n’existe qu’à travers l’accomplissement de ses raisons intimes
et meurt avec sa soumission au monde. Par conséquent, se contenter de
ses instincts primaires et des normes de son temps, ou prendre peur et
s’enfuir dans la croyance religieuse, ce serait laisser son être
disparaître et mourir de son vivant. Pour l’esprit animé par la
complète sincérité, l’ignorance, la confusion et les fables mensongères
ne sont d’aucun réconfort. Tout ce qui le détourne de son Désir est une
menace à sa seule chance d’exister véritablement. Dans le cœur dur et
sensible de l’homme libéré, la faiblesse et le mensonge seront bannis,
tandis que la vérité devra être recherchée, et comprise à n’importe
quel prix. Il en va de son existence.
L’homme
libéré s’est élancé dans le réel avec le plaisir intérieur d’être un
microcosme, ce sentiment métaphysique de s’appartenir totalement et
d’idéaliser de belles choses en soi-même. Désormais rien ne peut plus
l'arrêter. Par réaction, ses peines éveillent sa révolte, exaltent sa
détermination et accroissent sa puissance intérieure. Plus il souffre,
et plus il s’affermit, se construit et se résout à affirmer ce qu’il
est, en gravant ses désirs et ses joies conquises dans le cosmos. Une
paix durable émane de la contemplation de son incroyable résistance.
Malgré l’impact dévastateur de l’absurde condition humaine, l’homme
libéré a réussi l’exploit de faire survivre sa Raison intime dans son
cœur. L’univers subit depuis toujours le vent de révolution conséquent
à la présence de cette puissance indépendante qui l’habite. L’univers
est contraint de se métamorphoser sous les coups de cette divinité
piégée à l’intérieur du cosmos.
L’homme
libéré s’est levé pour regarder l’horizon au loin, et a osé proclamer
que défier le destin sera son mode d’existence. Désormais, ses plus
beaux rêves, mêmes irréalisés, ne peuvent plus le détruire ni le
hanter, car ils sont les émanations secondaires d’une puissance d’être
devenue invincible. Tout désir particulier et fluctuant s’est désormais
associée à une joie permanente d’exister, qui elle ne s’épuise pas, et
transparaît en retour dans chaque désir et amour singulier. Porté par
son héroïsme existentiel, l’homme libéré a découvert le miracle qui
sommeillait en lui. La vraie sagesse, ce n’est pas renoncer à son
Désir, se contenir ou se réprimer, mais au contraire de s’exalter afin
d’accomplir des chefs-d’œuvre. La vraie sagesse, c’est de vivre en
immortel, ici, durant sa courte vie.
Les
fatalistes préfèrent changer l’ordre de leurs désirs plutôt que de
vouloir vaincre l’ordre du monde. Ils sont bien en cela les esclaves de
leurs faiblesses. Moi, je préfère m’efforcer à bâtir un miracle.
Changer l’ordre de mes désirs, c’est bafouer mes raisons intimes et
sombrer dans l’inexistence. La partie émotionnelle des sentiments n’a
pas de valeur si elle n’est l’expression sensible d’une raison qui
existe dans mon cœur. A quoi bon le plaisir, si je ne porte pas le
pourquoi profond de mes actions ? L’homme libéré préfère tous les
malheurs et tristesses de sa vie, conscient des idéaux qu’il poursuit,
et des rêves presque impossibles vers lesquels il tend, à tous les
plaisirs ennuyeux du commun des mortels, qui lui apparaissent
totalement vides de sens. Au-delà des tristesses et des joies
circonstancielles, il ressent dans la pleine conscience de sa Raison
intime une incommensurable joie émanée de sa déification intérieure,
une béatitude irrémédiablement liée à son être. L’homme libéré n’est
plus ce qu’il est. Il est ce qu’il aime.
Je
pense être un tel homme. Je ne crains plus de réaliser honnêtement mes
maladresses, mes échecs et mes fautes présentes. Je ne me cache pas ma
condition. Je préfère la vérité qui balaye au mensonge qui empoisonne.
En dépit, de ces terribles nouvelles, je suis libéré du fardeau et je
ressens cet immense plaisir de savoir qui je suis. Je décide désormais
en toute conscience qui je veux devenir et où je veux aller. Je ne
subis plus ma condition. Je suis près à refaire ce monde. Je ne suis
plus l’homme originel qui suit le sort que le hasard a accidentellement
imposé sur cette planète. J’ai refusé mon sort. Alors, seulement j’ai
été libre de devenir ce que je suis au plus profond de moi-même.
Devant
l’incompatibilité entre l’ordre de ce monde et les désirs de tout
esprit libéré, la plupart des âmes plient et perdent le sens de leur
vie. L’espèce à laquelle j’appartiens est prête à faire plier le monde
pour exister.
L'Homme Libéré Veut Parachever la Création
“Voilà
donc la fin à laquelle je dois tendre: acquérir cette nature humaine
supérieure, et faire tous mes efforts pour que beaucoup d'autres
l'acquièrent avec moi ; en d'autres termes, il importe à mon bonheur
que beaucoup d'autres s'élèvent aux mêmes pensées que moi, afin que
leur entendement et leurs désirs soient en accord avec les miens ; pour
cela, il suffit de deux choses, d'abord de comprendre la nature
universelle autant qu'il est nécessaire pour acquérir cette nature
humaine supérieure ; ensuite d'établir une société telle que le plus
grand nombre puisse parvenir facilement et sûrement à ce degré de
perfection. On devra veiller avec soin aux doctrines morales ainsi qu'à
l'éducation des enfants ; et comme la médecine n'est pas un moyen de
peu d'importance pour atteindre la fin que nous nous proposons, il
faudra mettre l'ordre et l'harmonie dans toutes les parties de la
médecine ; et comme l'art rend facile bien des choses difficiles et
nous profite en épargnant notre temps et notre peine, on se gardera de
négliger la mécanique”[51] écrivait Spinoza.
Le
sage est en quête d’un monde et d’une société meilleure qu’il lui
revient d’établir. L’être humain étant issu du monde préhistorique,
c’est-à-dire d’un ordre qui n’est pas en accord avec les valeurs
humaines, notre condition demeure dirigée par des lois physiques,
biologiques, sociales, morales… qui ne tiennent pas compte de l’unicité
qu’il y a en chacun d’entre nous. La compréhension de la réelle nature
de Dieu explique les failles de notre monde. La création est inachevée
et elle ne prendra en compte la valeur de la vie humaine, que dans la
mesure des transformations apportées par les êtres qu’elle contient.
Pour que la vie consciente obtienne sa juste condition, l’homme libéré
doit achever le travail de Dieu. L’ordre absurde qui nous entoure devra
être vaincu par un idéalisme rationnel qui se concrétisera par des
révolutions nées du Désir réfléchi en un monde meilleur. Ayant jadis
deviné l’existence passée des hommes préhistoriques et percevant les
immenses progrès à accomplir, Démocrite étudiait les choses pour
améliorer l’ordre naturel. “Nos raisonnements perfectionnent les données fournies par la nature, et y ajoutent de nouvelles inventions”[52] poursuivait
Epicure. Depuis des millénaires, cet idéalisme progressiste est
l’expression même de notre puissance d’exister.
Dans
l’antiquité, les âmes impuissantes invoquaient le destin pour justifier
le reniement de leur essence et de leurs désirs. Les masses fatalistes
n’ont pas disparues, elles se sont tout juste transformées. De tout
temps, les âmes impuissantes cherchent à réduire l’individu à un ordre
extérieur. A travers les époques et les civilisations, elles ne cessent
de réinventer de nouvelles formes de théologie, non seulement
spiritualistes mais parfois même d’inspiration matérialiste. Voir la
nature comme un ordre qui domine absolument l’espèce humaine, affirmer
que l’homme n’est qu’une marionnette inventée par un dieu transcendant,
ou encore vouloir réduire l’individu à une catégorie appartenant à la
société ou à l’état, c’est toujours nier l’essence de l’individu
singulier. Dans toutes ces conceptions, la personne humaine singulière
doit s’incliner devant un ordre totalisant qui la domine complètement:
doctrine du destin, divinité transcendante, tribalisme,
nationalisme racialisme, communisme, soumission à la nature pour
motif écologique ou autre... sont tous autant de formes variées de
théologie. Ces visions légitiment l’écrasement plus ou moins prononcé
des désirs de l’individu singulier au nom d’un ordre supra-humain.
Entre ceux qui délirent hors des lois de la nature, et les autres qui
rêvent de nous soumettre à une condition barbare, cruelle ou
primitive... tous prétendront vouloir aussi changer le monde. Cachés
derrière leurs luttes fratricides, ces néo-théologiens se sont tous
vautrés dans des formes variées de providence et se soumettent à un
système totalisant, la quête opposée à celle de l’homme libéré, qui
déifie les désirs intimes de l’individu, et proclame sa légitimité à
métamorphoser une partie du cosmos selon ses rêves.
Dans
toute conception théologique, l’homme doit se soumettre à un ordre
supérieur. Au contraire, dans un univers immanent, “en tant que l’homme est une partie de la nature, il constitue une partie de la puissance de la nature”[53] expliquait
Spinoza. Il possède donc toute légitimité à transformer la réalité de
l’intérieur, par les effets de sa propre puissance. Toute autorité
supra-individuelle entre en opposition frontale avec l’hyper-humanisme
de l’homme libéré. Nous condamnons toute forme de théologie, même
naturaliste. L’homme n’a pas à se soumettre à l’esprit des lois de la
nature, à la cruauté de la sélection naturelle, au supposé mouvement de
l’histoire, pas plus qu’à l’ordre social hérité, mais bien à utiliser
les lois de la nature pour vaincre la nature et y imposer ses valeurs. “La nature domine la nature, et la nature triomphe de la nature”[54] avait jadis proclamé Démocrite.
L’homme
libéré s’est tourné, le bras tendu, le poing fermé, le regard levé vers
les étoiles. Face à l’ordre présent, son Désir intime l’emporte jusqu’à
le faire défier toute la création. De son être s’éveille une exaltation
qui le déborde totalement. Il sent monter sa gloire existentielle,
comme si toutes les forces du cosmos s’étaient rassemblées en lui.
Durant l’antiquité, la foule aurait dit d’un tel homme qu’il défie les
dieux. Justement, là où la majorité fataliste se sent impuissante face
à son sort et se résigne, l’homme libéré s’affirme en dieu glorieux.
Devant les cieux, il annonce qu’il va achever le travail de Dieu. En ce
monde, sa volonté et ses désirs seront la main de Zeus. Alors
seulement, la réalité lui appartiendra pleinement. L’homme libéré est
porté par les idéaux qu’il entrevoit dans ses pensées. C’est grâce au
cœur de l’homme libéré que l’on doit de ne plus habiter les cavernes.
C’est aussi lui qui a chassé les tyrans, et ce sera encore grâce à lui,
si demain le monde sera meilleur qu’aujourd’hui. Pressentant la réelle
possibilité d’un monde meilleur, l’homme libéré n’est pas en conflit
avec Dieu, mais seulement avec l’absurde condition originelle de l’être
humain. Dès lors, sa tristesse n’est plus une détresse existentielle.
Sa peur, seulement un obstacle qui l’empêche de devenir ce qu’il est,
et d’atteindre ce lieu où il devrait vivre. L’homme libéré rejette sa
tristesse pour se dépasser et atteindre ses idéaux. Il veut résister
aux peurs qui l’aliènent pour pouvoir faire vivre au moins un rêve issu
de ses raisons intimes. Peu importe que la probabilité de réussite soit
faible du moment que cela ne soit pas définitivement impossible. Face à
l’immensité du chemin à accomplir, l’homme libéré ne choisit pas la
solution la plus facile, pas la plus probable, pas la moins
critiquable. Il choisit la plus belle possibilité qui ne soit pas
réfutée, la meilleure qui ne semble pas définitivement impossible. Pour
lui, la vie ne consiste pas à concilier les affects présents avec la
pensée du moment, mais à développer ses raisons intimes grâce à son
intelligence, afin de trouver, d'idéaliser, d'inventer en son cœur les
véritables rêves qui le satisfassent, et vouloir les atteindre, aussi
loin qu'ils puissent résider. Cet idéaliste rationnel ne se laisse pas
affaiblir par la peur de l’échec. Conscient de sa faillibilité, il
décide d’aller outre ses peurs. Là où les hommes ordinaires se
réfugient dans l’ignorance et le scepticisme, l’homme libéré a le
courage de se forger les meilleures vérités présentes et de vivre avec,
malgré ses doutes. Prendre le risque de philosopher, de vivre, d’aimer
pleinement, voilà sa grandeur. Défendre sa compréhension de la vérité
de tout son cœur, avec en même temps le doute irréductiblement lié à la
faillibilité de l’esprit, et l’honnêteté de reconnaître ensuite son
erreur, s’il y a lieu, est de loin, la plus belle des attitudes, sans
même que puisse être dressée de comparaison avec la frilosité passive,
l’humilité et autres inhibitions décadentes propres aux âmes
impuissantes.
Corrigeant
les injustices engendrées par le hasard de l’ordre aveugle, les progrès
d’ores et déjà accomplis ont métamorphosé ce monde. Une à une, ces
améliorations rendent peu à peu à la nature la perfection qu’elle a
perdue aux yeux des hommes lorsque ceux-ci ont cessé d’être des animaux
et qu’ils se sont éveillés. Lucide devant les immenses difficultés qui
l’attendent, l’homme libéré demeure résolu. Il vit pour des miracles...
les miracles qu’il prépare de ses propres mains. Grâce à ses mains, ses
outils, ses machines... l’homme démultiplie sa puissance et impose
progressivement ses désirs à l’ordre aveugle autour de lui. Lentement,
il s’affranchit de son absurde condition animale qui l’avait condamné à
travailler, non pour s’accomplir, mais comme une nécessité à sa survie.
“Le
développement de la technologie signifie que de moins en moins
d’efforts sont réclamés à l’individu pour la satisfaction des biens de
la communauté... ainsi l’énergie et le temps libre que l’individu gagne
peut être utilisé pour son développement personnel”[55] expliquait
Einstein. Bientôt nos robots autonomes, autocontrôlés et
auto-entretenus auront tellement démultiplié notre puissance, que ces
machines réaliseront l’essentiel de l’effort de survie à notre place,
en produisant les éléments nécessaires à notre subsistance et à notre
bien-être. Alors, l’homme se sera défait des contraintes héritées de
ses origines animales. Il aura vaincu la nécessité de lutter pour sa
survie, et s’épanouira dans une existence libérée.
Combien
de temps encore le pessimisme et l’impuissance fataliste domineront-ils
la pensée des hommes face au rêve de notre monde achevé ? Je suis né,
j’ai grandi et comme tout enfant, le premier mot que j’ai prononcé fut
“non” ! Ma vision du monde est simplement celle de l’enfant qui
découvre la vie, et réalise qu’il existe de nombreuses choses qui ne
sont pas justes et qui méritent d’être changées. Nos ancêtres ont
permis de faire avancer l’humanité pour qu’un jour, nous vivions dans
un monde qui nous offre ce bonheur encore inconnu, enfoui depuis des
millénaires dans nos cœurs d’enfant. Il ne tient qu’à nous d’achever le
travail de Dieu. Il n’y a pas de destin, mais ce que nous faisons....
pas de destin mais ce que tu choisiras de faire maintenant. “Déploie ton jeune courage, enfant, c’est ainsi que l’on s'élève jusqu'aux astres”[56] te chante Apollon, selon Virgile.
L’Essence Eternelle de notre Ame Matérielle
Le
soleil se couche au loin. Je me surprends à le regarder comme si je
vivais les derniers instants du monde. C’est dans ce moment précédent
l’apocalypse, juste avant que tout ne disparaisse, que l’esprit éprouve
le plus intensément l’amour du réel. C’est lorsque l’âme du héros
réalise qu’il ne lui reste plus que quelques instants à vivre, qu’elle
découvre alors le plus fortement la valeur de son existence, avec
l’intuition de tout ce qu’elle aurait voulu être... avec le sentiment
que quelque chose en elle mérite d’être vraie pour toujours.
Pour
tout homme, l’idée de la mort est source d’un sentiment d’inachevé, à
l’origine d’un regret infini. “Chacun de nous quitte la vie avec le sentiment qu'il vient à peine de naître”[57] observait
Epicure. Si le commun des mortels gît, torturé sous le poids de
l’humaine condition, l’âme du sage amoureux de la Raison universelle a
su complètement métamorphoser le problème de la mort...
Tout
d’abord, comme notre âme est matérielle, Epicure remarquait que “la mort n’est rien pour nous”[58].
A bien y regarder, elle ne nous concerne pas. Il n’y n’a rien à
craindre de la mort en soi. Puisque personne n’a conscience d’avoir
sombré dans le sommeil éternel, tous les tourments que tu éprouves de
la mort se produisent de ton vivant. Sois heureux maintenant, vie
pleinement le bonheur présent, et la mort ne sera rien pour toi aussi. “Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie”[59] poursuivait Spinoza.
Le
jour de ma propre mort étant indéterminé, je peux me projeter
pleinement dans ce présent libérateur. De mon point de vue, et seul
cela compte désormais, s’ouvre devant moi un avenir potentiellement
illimité. J’ai décidé de vivre pleinement ce présent salvateur, en
cueillant dès aujourd'hui les roses de la vie, sans me laisser
tourmenter par l’avenir ou le passé. Je ne me laisserai pas affaiblir,
mais concrétiserai cette existence pour atteindre quelque chose de
beau, peu importe la difficulté, du moment qu’il ne soit pas impossible
de la trouver.
Posséder
la pleine conscience du présent est un idéal pour son esprit autant
qu’un premier remède contre le problème de la mort. Malheureusement,
dans la pratique cette attitude devient difficilement tenable lorsque
la mort s’approche ostensiblement face à nous. Le vieillissement et les
maladies incurables nous détruisent lentement sous nos propres yeux.
Ces maux cessent de rendre notre avenir potentiellement illimité, et
alors le présent perd son pouvoir salvateur. Voilà certainement
pourquoi Démocrite redoutait bien plus le vieillissement que la mort: “Les sots souhaitent vivre, car ils ne craignent que la mort, au lieu de craindre la vieillesse”[60] “Les
hommes, dans leurs prières, demandent aux dieux la santé ; ils ignorent
qu'ils ont en eux-mêmes la possibilité de se la procurer”[61]. Face à notre condition, Démocrite nous invitait à étudier les êtres vivants et à inventer des remèdes. Elevant la médecine, “sœur de la philosophie”[62],
il ouvrit la voie à son célèbre disciple, Hippocrate. Le sage veut
achever le travail de Dieu, pour s’offrir à lui-même et aux générations
futures, une existence plus belle qu'elle ne l'est aujourd'hui. Il veut
lutter contre les maladies incurables et les dégâts du vieillissement
pour changer la condition originelle des hommes, afin qu’à chaque
instant, en toute circonstance, un avenir indéterminé s’ouvre à chacun
d’entre nous. Un jour, les progrès de la médecine repoussant quasiment
à l’infini la limite de viabilité du corps humain, la date de chaque
mort deviendra complètement imprévisible. Elle pourra se produire
demain, dans un siècle, dans un millénaire... Ce jour-là, l’espoir
qu’offrira l’avenir et la durée indéterminée qui sera offerte à chacun
métamorphosera l’existence.
En
plus de nous inviter à développer la médecine, Démocrite avait compris
une autre chose qui, à elle seule, change la dimension du problème posé
par la mort. Bien que notre métaphysique matérialiste exclut la vie
éternelle dans un autre monde, au cas où vous ne l’ayez pas encore
remarqué, elle prédit pour toute chose une certaine forme
d’immortalité. Accrochez-vous, je vous emmène vers des conclusions
auquel le dualisme dominant et sa fable sur l’immatérialité de l’âme ne
vous a pas préparés.
Doté
d’un niveau de conscience à peine supérieur à celui de l’animal, l’être
humain se définit comme étant le corps présent. Interrogé, sur ce qu’il
appelle “je”, ou sur ce qu’il entend par “soi”, l’homme désigne son
corps biologique. Toutefois, l’expérience des mutilés ou encore celle
de la greffe d’organe montre que l’identité ne nécessite pas l’ensemble
du corps, mais vraisemblablement seulement quelques fonctions du
cerveau. Un raffinement de la première réponse consiste alors à définir
le soi comme la suite des souvenirs portés par le corps présent ;
cependant, là-aussi, force est de constater que la totalité n’est pas
nécessaire. Ne pas avoir vécu tel ou tel événement mineur de mon
quotidien, ou oublier certains détails de mon passé, c’est rester
malgré tout moi-même. A bien y regarder, de tous mes souvenirs, je ne
vois qu’une seule idée que je ne puisse oublier sans disparaître à coup
sûr: le sentiment de soi. Devenir amnésique au point de perdre jusqu’au
sentiment de moi-même, c'est mourir, pour éventuellement laisser
renaître un autre esprit dans mon corps toujours vivant. Je suis la
remémoration consciente de mon sentiment d’exister. Cette présence
latente fait de moi qui je suis. Le soi est l’idée du corps établie
grâce aux capacités logiques et sémantiques du cerveau d’Homo sapiens.
A travers les différents sentiments de soi possibles, la nature génère
toute la palette des personnes humaines réalisables, de telle sorte que
dans chaque corps conscient, les rapports particuliers qui composent le
sentiment d’exister définissent une essence singulière.
Ayant
admis la fausse identification du soi à l’ensemble de son corps ainsi
qu’à la totalité de ses souvenirs, je me reconnais comme étant mon
sentiment d’exister, qui se voit lui-même se manifester dans un corps
sensible, avec des désirs et des souvenirs associés au temps présent.
Cette compréhension de soi-même a une conséquence extraordinaire.
Puisque “je” est un souvenir remémoré, “je” peut exister au-delà du
corps que je perçois en ce moment. Lorsque je m’endormirai ce soir, je
succomberai peut-être en ce monde, mais dans un autre temps, au fond de
lui-même, quelqu’un se souviendra de moi. “Il
y a nécessairement en Dieu (c’est-à-dire la nature infinie), une idée
qui exprime l'essence de tel ou tel corps humain sous le caractère de
l'éternité”[63] percevait Spinoza.
Cette
immortalité de poète, éthérée et consubstantielle à la nature, a une
existence bien plus concrète que ce qu’ont généralement osés se
représenter même ceux qui l’avait devinée. En effet, comme dans toute
région finie de l’espace, le nombre de possibilités dans les
associations atomiques est toujours un nombre fini, il en résulte qu’à
travers la multitude infinie de mondes, toutes les situations physiques
finies sont reproduites une infinité de fois. “Certains
mondes sont non seulement si semblables entre eux, mais encore si
parfaitement et absolument pareils en tous points, qu'aucune différence
ne les distingue”[64] disait Démocrite, lorsqu’il fermait les yeux et voyageait par la pensée dans ces contrées éloignées, où il voyait “d'innombrables Démocrites”[65] identiques
à lui. Chaque chose finie est réalisée dans une quantité inimaginable
d’histoires. Ici, dans nos mains, toute chose finie est mortelle et
décomposable, mais son essence demeure éternellement réalisée à travers
l’infinité des mondes. Dans un autre temps, dans un autre lieu, la
matière se réorganisera dans son ordre actuel et te donnera une seconde
fois la lumière de la vie. En fait, tout homme a déjà existé une
infinité de fois, et reviendra encore et encore. “Tournons
nos regards vers l'immensité du temps écoulé, songeons à la variété
infinie des mouvements de la matière: nous concevons aisément que nos
éléments de formation actuelle se sont trouvés plus d'une fois déjà
rangés dans le même ordre, mais notre mémoire est incapable de
ressaisir ces existences détruites, car dans l'intervalle la vie a été
interrompue”[66] expliquait Lucrèce.
Tout
esprit est bien plus vaste que ce qu’il perçoit actuellement. Les
autres corps dotés d’une organisation cérébrale définissant un
sentiment d’exister absolument identique au mien sont d’autres parties
de mon être. Ces autres corps ne sont pas des autres mois, c'est moi !
J'éprouve le même sentiment d'exister partout, et je n'ai pas plus de
réalité ici, là-bas, ailleurs, dans le futur ou dans le passé. Par
rapport à ma conscience actuelle, ces autres existences sont un peu
comme ces vieilles photos sur lesquelles je me surprends parfois à me
découvrir dans des instants étranges, que j’ai
manifestement vécus, mais dont il n’y a plus aucune trace dans ma
mémoire présente. Du point de vue de l’instant où j’écris ces lignes,
je ne suis pas plus étranger au moi que je me souviens avoir été il y a
quelques années, ni au moi qui a oublié ce qu’il a vécu, ni non plus au
moi que je suis ailleurs et dont il n’y a aucune trace ici. Mes états
de conscience ne sont pas continus, mais s'enchaînent les uns les
autres et placent mon essence unique dans toutes les situations
possibles.
Etant
donné que par mon corps présent, je ne suis actuellement qu’un mode
fini de mon être infini, mes pensées n’ont aucun pouvoir d’action sur
ce qui se passe, de toute façon, ailleurs, dans les autres parties de
mon être. Par conséquent, mes décisions doivent uniquement concerner
mon corps présent, dans ce monde fini. La conscience de la multiplicité
de son existence n’a pas d’incidence sur la conduite de sa vie dans la
pratique. Cette compréhension ne change presque rien aux choix que
l’esprit doit faire durant ses manifestations finies. Elle bouleverse
en revanche son émotionalité métaphysique, en lui offrant la
chance d’adoucir sa tristesse liée à l’idée de la disparition de son
être, et de tous ceux qu’il a aimés.
La
compréhension de l’éternité des essences ne mène pas à une disparition
des sentiments liés à notre finitude, mais elle constitue une
invitation à leur sublimation. L’existence sensible de tout être connu
demeure éphémère, et la limite au champ d’une mémoire humaine laisse à
chaque chose aimée, à chaque événement vécu, une place irremplaçable
dans nos souvenirs, dont nous pouvons désormais encore mieux affirmer
l’éternelle vérité. La compréhension de la permanence des essences
métamorphose notre rapport au temps. Elle transforme chaque instant
vécu en un fragment d'éternité, engendrant ainsi, une forme de salut
immanent ; c’est-à-dire des sentiments métaphysiques bien différents de
ceux généralement associés à la fable sur la vie après la mort. L'âme
éveillée à la conscience de la totalité du temps n’espère pas un lieu
surnaturel pour y poursuivre indéfiniment l’existence. Ce lieu, elle le
possède déjà. Son temple, c’est la nature ; son sanctuaire, l’univers
infini et matériel. Et même si, elle devine au sein du cosmos
renfermant l’infinité des possibilités, l’existence de mondes où le
déroulement de sa vie est merveilleux, elle ne saurait tenir ces lieux
comme l’aboutissement final de l’existence. Aucune planète n’est
indestructible comme le paradis biblique. Même dans le plus heureux des
mondes matériels, l’existence est temporellement limitée par la mort,
et aucun être ne voit l’infinité de ses désirs réalisés dans la réalité
sensible. Au contraire, comme l’existence n’a ni véritable commencement
ou fin, c’est bien plutôt dans l’adhésion à cette compréhension que se
trouve la voie du salut véritable. En vérité, seul l’amour de la Raison
universelle peut donner toute sa force à cette connaissance, élever
jusqu’à la complète conscience de soi, et insuffler la paix parfaite du
sage. En effet, lorsque l’homme libéré réalise la dimension cosmique de
son être, il pressent sa puissance de vaincre ici et ailleurs, et
devine alors du fond de son Désir actuel, la totalité de ce qu’il est,
réalisé à travers l’infinité des mondes. L’homme libéré ne se reconnaît
désormais plus par son corps actuel. Il ne se comprend que par son
Désir intime, cette joie éternelle qui le dépasse complètement.
Ainsi,
l’éternité des essences est non seulement une conséquence inévitable de
l’infinité des possibles réalisée, mais cette propriété de l’univers
matériel s’accorde et renforce notre idéalisme héroïque. Ce que tu es,
en ce monde, par ce corps, c’est la concrétisation d’une des formes
d’existence de toi-même. Vois dans cette chance finie et mortelle,
l’occasion de graver quelques unes de tes joies dans le cosmos. Cueille
le jour sans tarder. La vie périt par le délai. L’éternité n’attend
pas. L’éternité, c’est ici et maintenant. Même si ta mémoire et tes
sens limités t’empêchent de l’apercevoir clairement, la reconnaissance
de l'universalité de la Raison te permet désormais d’entrevoir la
totalité du réel et de percevoir la dimension cachée de ton être. La
mort est une illusion. Tout est éternel. Il n'y a jamais eu un temps
passé où nous n'existions pas, et il n'y aura jamais un futur où nous
cesserons d'être. Vois que la peur de ne plus être n’a pas de
fondements. Elle ne tient qu’à l’ignorance de la réelle nature des
choses. Débarrasse-toi de cette peur absurde, et épanouis ton sentiment
d’exister, ici, dans l’éternité.
Animé
par l’amour de la Raison universelle, le sage s’emplit de la joie que
lui procure cette existence miraculeuse, au point de ne presque plus
ressentir de tristesse face à la mort. Il se comprend et se ressent
d’essence divine. Le sort pourra le persécuter et le réduire en
poussière, mais rien, ni personne ne peut lui arracher cette vie
indépendante qu’il se donne dans les siècles et dans les cieux.
L’Indépendance Radicale de l’Homme Libéré
Au
contraire de la peur primaire que la plupart des hommes éprouvent
devant la matière et l’infinité des mondes, cette vision me subjugue.
Ce cosmos aveugle est le seul à faire de mon être intime, une
singularité libérée de toute volonté extérieure. Je m’appartiens
totalement. Le matérialisme de Démocrite est extraordinairement
libérateur. Loin des extrapolations fantaisistes de la psychanalyse, ou
des dérives totalisantes de la sociologie, pour Démocrite, l’ordre de
notre âme matérielle provient d’abord du hasard, dont la source
originelle réside dans le tourbillon d’atomes désorganisés que nous
inspirons. Tous ceux qui ont oublié de penser avec la matière physique
ne peuvent concevoir l’individu que comme le résultat combiné de la
génétique et du conditionnement social. En réalité, le tourbillonnement
des atomes est la source d’une variabilité supplémentaire pendant la
genèse des corps et des cerveaux, qui confère à l’individu une
singularité unique. Du fait de l’agitation moléculaire puis cellulaire,
les vrais jumeaux n’ont pas les mêmes empreintes digitales, et ne
possèdent pas non plus les mêmes cartes neuronales. Mes gènes et mon
histoire influent tous deux grandement sur mon architecture cérébrale,
mais ces deux déterminismes cumulés sont loin de contenir assez
d’information pour définir l’état de toutes mes connexions neuronales ;
qui évoluent en grande partie aléatoirement. Mon essence n’appartient
donc ni à mon ethnie, ni à cette société qui m’a fait naître, mais
seulement à moi-même. Ce que je suis pourrait exister dans une autre
civilisation, dans un autre temps, dans un autre corps, certainement
aussi dans un corps non-humain, et donc de fait, j’ai existé, j’existe
et j’existerai ailleurs.
Là
où les théologiens et leurs successeurs modernes en philosophie, en
psychologie et en sociologie continuent d’imaginer des liens de
Causalité fictifs entre des catégories qui n’ont rien à voir entre
elles, comme jadis lorsqu’ils voyaient un lien entre un acte immoral et
le lieu où s’abat la foudre, pour un philosophe de la nature, les
causes extérieures sont un ordre aveugle qui n’a pas de signification
pour le cœur de son être. Toute individualité consciente est certes
uniquement le produit cumulé de causes matérielles, génétiques,
culturelles, historiques, émotionnelles... mais sa signification ne se
réduit pas à ces causes inférieures. Loin de nier que des structures
externes à l’âme soient des conditions de possibilité indispensables à
son existence (gènes, langage, civilisation, société...), si l’homme
libéré possède bien une essence propre, alors sa signification
n'apparaît qu’au niveau supérieur, dans le sentiment d’exister, même si
celui-ci est entièrement engendré par des éléments du monde matériel.
En effet, la signification des essences est toujours contenue dans les
essences, et non dans les éléments qui les constituent. Par exemple,
les propriétés géométriques du triangle proviennent de la seule essence
du triangle et ne se trouvent pas dans les points et les segments qui
le dessinent. De même, les désirs associés à telle ou telle essence
humaine découlent comme des propriétés de cette essence, et ne
proviennent pas des éléments qui l’ont composée. Ainsi, vouloir réduire
les désirs intimes de l’homme libéré à ses causes antérieures serait
comme tenter d’expliquer les particularités des objets complexes sur le
seul plan atomique. “Il
serait possible de décrire toute chose scientifiquement, mais cela
n’aurait aucun sens. Ce serait une description sans signification,
comme si l’on décrivait une symphonie de Beethoven comme une variation
d’ondes de pression”[67] expliquait Einstein.
Si
l’on analysait une bactérie à l’échelle atomique, on verrait des chocs
et des mouvements de particules, mais à partir de ce seul niveau
inférieur, on ne saisirait rien de la “volonté” de survie qui a émergé
avec les réplicateurs. Il serait complètement absurde d’attribuer une
signification vivante aux atomes, même s’ils fondent tous les effets du
vivant, car la volonté de survie n’apparaît qu’à l’échelle supérieure
établie par les réplicateurs. De même, vouloir comprendre le sentiment
de soi d’un esprit libéré par ses diverses causes antérieures, c’est se
tromper d’au moins une dimension dans l’ordre des valeurs apparues dans
l’univers. Seules les âmes impuissantes sont éventuellement réductibles
à un niveau inférieur, parce qu’elles ont abandonné leur essence et
pallient à leur néant existentiel en se raccrochant à un ordre
extérieur. L’homme libéré, cette lumière des lumières, a compris que
Dieu est aveugle, comme les causes qui l’entourent. Il ne cherche pas à
résumer son être à un ordre qui lui donnerait un sens. Il ne cherche
pas, dans le monde inférieur à son individualité consciente, des causes
pour trouver sa valeur. Le seul moyen de saisir la portée de son
existence se trouve dans son cœur d’enfant, dans les désirs intimes nés
de son sentiment d’exister.
L’homme
libéré célèbre la fin de toute forme de théologie et proclame son
indépendance. Dès lors, il refuse tout ordre qui ne lui apparaît pas
clairement en accord avec sa Raison intérieure. Il veut vivre selon les
seuls principes qu’il établit lui-même à partir de sa compréhension de
la nature. S’il estime bien des valeurs et tant de belles choses
produites par les civilisations, c’est pour les choisir et les vivre
librement, car il condamne les âmes impuissantes qui se sont soumises à
leur culture et l’ont transformée en un instrument d’autorité. Rejette
donc le conformisme ambiant, le poids des traditions, et du système
arbitrairement imposé, et offre-toi ce mode d’existence le plus libre
qui soit. Epicure t’invite à réaliser, sans tarder, cet idéal
autodidacte: “Fuis toute culture, bienheureux, à voiles déployées”[68]. “L’étude
de la nature ne forme ni des vantards, ni des fabricants de formules,
ni des individus exhibant la culture convoitée par le plus grand
nombre, mais des hommes fiers et indépendants, qui font grand cas de
leurs biens propres, et non de ce qui résulte des circonstances”[69]. “Usant
du franc-parler de celui qui étudie la nature, je préférerais dire tel
un oracle, ce qui est utile à tous les hommes, quand bien même personne
ne me comprendrait, plutôt que d’approuver les opinions courantes, pour
récolter les louanges qui tombent du plus grand nombre”[70]. “Jamais je n’ai voulu plaire à la foule, car ce qu’il lui plaît je l’ignore, et ce que je sais est loin de sa compréhension”[71]. “Tout ceci n’est pas pour la foule, mais pour toi, car nous sommes l’un à l’autre un assez vaste théâtre”[72]. “Ne dépendre que de soi-même est, à notre avis, un grand bien”[73]. “Quand on se suffit à soi-même, on arrive à posséder ce bien inestimable qu'est la liberté”[74].
Amoureux
de l’autonomie, l’homme libéré accorde une importance primordiale au
cœur de l’individu contre tous les diktats culturels et idéologiques,
des communautés, des états et des sociétés. “C'est
la personne humaine, libre, créatrice et sensible qui façonne le beau
et exalte le sublime, alors que les masses restent entraînées dans une
ronde infernale d'imbécillités et d'abrutissements”[75]. “Ceux
qui se déchaînent contre les idéaux de Raison et de liberté
individuelle et qui, avec la force brutale, veulent réduire les hommes
en esclaves imbéciles de l’état, nous estiment équitablement leurs
adversaires irréconciliables”[76] lançait Albert Einstein.
Ennemi
de l’ignorance, et donc désireux d’offrir son savoir, l’homme libéré
rêve avant tout d’individus libres et autonomes. Il invite chacun à
penser par lui-même. “Beaucoup de réflexions et non beaucoup de connaissances, voilà à quoi il faut tendre”[77] recommandait
Démocrite, pourtant notre premier encyclopédiste. Le sage s’oppose et
prédit l’échec de tous ceux qui veulent formater les esprits. Les
désirs intimes ne s’enseignent pas. Si les principes qui nous guident
doivent découler logiquement de notre compréhension de l’univers, la
tonalité que prennent nos raisons intimes n’existent que par la seule
nécessité interne de l’individu. Ils sont la manifestation de son
essence dans les circonstances du monde présent. Un maître à penser
peut aider à les clarifier et à les développer, mais leur véritable
fond ne se transmet pas. Par conséquent, “si
quelqu'un demande « pour quel but doit-on aider un autre, se rendre la
vie plus facile entre nous, faire de la belle musique ensemble, avoir
des pensées inspirées ? » on devrait lui répondre « si tu ne sens pas
les raisons, personne ne peut te les expliquer ». Sans ces sentiments
primaires nous ne sommes rien et aurions mieux fait de ne pas exister
du tout”[78] expliquait Einstein.
Loin
des théologiens, le sage ne prétend pas changer le cœur des hommes,
mais seulement bâtir les conditions pour épanouir le Désir de chacun.
Il rêve d’une société avancée qui libérera les individus des
contraintes de survie dues à notre condition animale, là où l’individu
ne sera plus une pièce assignée à une fonction après avoir reçue son
certificat de conformité. Multifactoriel en notre nature, aucun critère
académique ne sait nous résumer. L’homme libéré condamne tous ceux qui
croient savoir à l’avance ce que vous êtes ou non vraiment capable de
faire. Laissons au seul cours de notre vie, la sage décision de nous
juger. L’homme libéré rêve d’un monde qui donne à l’individu sa chance
d’entreprendre, qui laisse à chacun le choix d’étudier, d’inventer, de
créer ce qui lui est cher. Il veut offrir à chacun l’occasion de
réaliser ses rêves, et sait aussi que par cette voie, il obtiendra sur
le long terme de meilleurs résultats pour tous. Ceux qui ont le plus
fait progresser l’humanité n’ont pas et ne pouvaient pas être
présélectionnés à l’avance pour leur génie. “L’imagination est plus importante que le savoir”[79] concluait victorieusement Einstein.
De
par sa volonté d’affirmer son être et de résister à toutes les causes
extérieures qui veulent l’affaiblir, le dominer ou le détruire, l’homme
libéré se veut invincible en son cœur. Là où les âmes impuissantes se
réfugient dans les mensonges, lui exalte sa puissance intérieure. “C'est
dans les dangers qu'il faut observer l'homme, c'est dans l'adversité
qu'il se révèle: alors seulement la vérité jaillit de son cœur”[80] chantait
Lucrèce. Même dans les pires circonstances, l’homme libéré préfère la
vérité qui balaye au mensonge qui empoisonne. “Il est beau, de penser droit quand on est dans le malheur”[81] disait Démocrite.
L’homme
libéré se sait faillible, mais il ne se laisse pas diminuer par la peur
de l’échec. Il avance sans se laisser tourmenter. Il s’efforce d’agir
pour le mieux. Le véritable sage qui verra un tel homme échouer, le
considérera son égal. Confronté à ses défauts et ses erreurs, le sage
reconnaît tout. Il trouve un plus grand plaisir dans le sentiment de se
sentir capable de reconnaître la vérité, que dans le refuge que lui
procurerait le mensonge. Le sage a plus de plaisir dans le respect de
soi-même, que dans n’importe quelle déception que peut lui infliger le
monde. Il est toujours clair et lucide en son cœur. Il est héroïque et
veut le vrai sur lui-même et sur tout ce qui l’entoure. Il veut être
authentique. Pour cela, il vit pleinement ses joies comme ses
tristesses. A aucun moment, celles-ci ne menacent son équilibre
existentiel, ni ne dénaturent sa pensée. N’ayant plus peur de laisser
vivre pleinement ses émotions, le sage se révèle à la fois plus fort et
en même temps plus sensible. Sa reconnaissance des vérités
douloureuses, qu’il admet sans chercher à les refouler, rend sa
présence insupportable aux âmes impuissantes. Par sa promesse de
sincérité envers lui-même, le sage ne fuit jamais la vérité. Il ne se
laisse vaincre ni par les coups du sort, ni par ses échecs, ni par les
erreurs de sa propre pensée. “Dans la recherche commune des arguments, celui qui est vaincu a gagné davantage, à proportion de ce qu’il vient d’apprendre”[82] enseignait Epicure. “La recherche de la vérité est plus importante que sa possession”[83] aimait dire Einstein.
L’homme
libéré a renoncé à fuir le réel. Il a aussi refusé de se construire un
ego compensatoire, mais il préfère jouir du plaisir de reconnaître la
vérité, ses fautes comprises. “Le commencement du salut, c’est la reconnaissance de sa faute”[84] enseignaient
Démocrite et Epicure. Le sage ne fuit pas ce qui l’a condamné. Il se
voue innocemment à la vérité. Sa vie est une célébration du culte de la
Raison. Il écoute sans craindre. Insensible aux flatteries et aux
moqueries, il ne connaît ni la vanité, ni toutes les parures qui
cachent ou comblent le vide des âmes impuissantes. Il ne vit qu’avec la
seule vérité rationnelle qu’il forge et affirme en lui-même. De sa
compréhension de la réalité naissent ses sentiments légitimes. Souvent
confronté à ses erreurs, ses sentiments s’ajustent alors immédiatement
à la nouvelle vérité établie. Dépourvu de craintes, il s’ouvre à la
critique et cultive le doute perpétuel. Il invite les autres à le
critiquer. Il remercie et admire parfois ses détracteurs les plus
pertinents. Grâce à eux, il sait qu’il va devenir meilleur. Le sage
peut être déçu ou attristé, mais jamais blessé. Il ne craint aucune
parole, aucun jugement, encore moins les sarcasmes et les insultes. Il
n’y a rien de commun entre le fond de son être et le reste du monde.
Personne ne peut l’honorer ou le déshonorer. “Ce
qui est bienheureux et incorruptible n’a pas soi-même de troubles ni
n’en cause aux autres, de sorte qu’il n’est sujet ni aux colères, ni
aux faveurs ; en effet ces choses-là ne se rencontrent que dans ce qui
est faible”[85] enseignait Epicure. Par conséquent, “quand les sots se moquent du sage, celui-ci n’y prête aucune attention”[86]. “C'est magnanimité que supporter avec calme le manque de tact”[87] “Celui
qui se contente de se prouver à soi-même non par mépris des autres,
mais pour l’aise et le contentement qu’il en a en sa conscience, montre
que la Raison vit en lui, et il s’accoutume alors à prendre plaisir de
lui-même”[88] disait Démocrite.
Le
germe de la sagesse est présent dans tout esprit dont la disposition
originelle du sentiment de soi lui a conféré une confiance innée en sa
propre Raison, mais la sagesse n'éclot véritablement qu’après que
l’esprit ait pris conscience de sa complète sincérité intellectuelle et
sentimentale, lorsque la reconnaissance de cette puissance produit une
satisfaction intérieure qui libère l’amour de soi primitif de ses bases
psychologiques incertaines, en le transformant en un amour intellectuel
de soi, auto-entretenu par la disposition de l’intellect. L’admiration
de la sincérité de ma pensée, avant même que celle-ci ne soit encore
associée à un objet particulier me donne accès à ma Raison intime dans
sa configuration la plus pure, c'est à dire ne possédant que l'idée de
moi-même. Cette vénération de ma capacité à la vérité est une
déification du principe directeur de ma pensée, indépendamment d’aucune
réussite ou échec vécu. C’est le plus pur amour de la vérité, le
véritable sentiment philosophique: l’amour de la Raison universelle,
redécouvert ici sous une nouvelle facette.
La
sagesse est une disposition acquise de l’âme. Elle n’est pas vraiment
une faculté qui se transmet ou s’enseigne, mais un idéal plus ou moins
présent selon les cultures, et auquel l’esprit peut vouloir se
convertir. L’esprit en formation qui tend vers la sagesse contemple son
être, ressent son essence, se découvre lui-même et apprend à respecter
les choix issus de sa conscience supérieure. En développant
démesurément l’amour intellectuel de ses pensées, l’esprit confère à
ses idées la solidité de connaissances établies, et accroît sa capacité
à créer des raisons intimes véritables. Il manifeste son pouvoir de
faire vivre ses causes intérieures contre l’ordre des causes
extérieures. Ainsi, à partir de l’amour intellectuel de soi s'instaure
un cercle vertueux de la joie et de la liberté. Au contraire, celui qui
ne jouit pas de la complète sincérité n'a pas la pleine confiance en sa
Raison, et sa pensée dépersonnalisée l’empêche de vivre ses idées
jusque dans son cœur. Sans confiance de l’intellect pour lui-même, la
pensée n’a pas de vigueur, même dans ce qu’elle comprend clairement.
Qui ne possède pas la pleine franchise ne peut produire de pensées ou
de sentiments véritables. Qui ne croit en lui-même ment toujours.
Dans
l’âme désordonnée, la Raison est perçue comme un commandement, opposé
aux passions primaires ou aux désirs refoulés qui la dominent. Là, la
pensée rationnelle est ressentie comme une contrainte externe opposée à
la fausse liberté qui règne. Inversement, dans l’âme du sage,
l’entendement est la source de la volonté, et la Raison toujours au
cœur de la pensée intime et de la liberté.
La
joie qui émane de la sincérité de la conscience, gagne en intensité
avec l’exercice de la méditation sur soi et sur le monde. Le cœur du
sage est animé par l’amour le plus pur, le plus sincère et le plus
puissant qu’un esprit puisse avoir pour lui-même ; un sentiment de
gloire intérieure à l’opposé de l’humilité, mais qui ne doit pas non
plus être confondu avec la fougue irrationnelle de la jeunesse,
l’arrogance des sots et des malpolis, et est même le contraire de la
vanité et autres parures superficielles venant du mensonge envers soi.
Cet amour, cette force capable de résister à l’adversité, et d’imposer
le produit de sa conscience au monde défini notre degré de liberté. La
disposition interne de chaque microcosme confèrent à chaque être humain
une certaine capacité à affirmer sa puissance d’exister, ici et
maintenant.
Seul,
le sage tend donc vers la gloire en lui-même. Seul, à chaque instant,
sa pensée construit sa vérité en son cœur. Il avance résolument. Apaisé
en son être, il contemple sa chance d’exister et tend vers ce qu’il
comprend comme le juste, le bien, le beau. Loin des mensonges de
l’orgueil et de l’humilité, loin des caprices de la gentillesse et des
bêtises de la méchanceté, le sage est simplement vrai. Il n’a aucune
faiblesse refoulée à compenser, mais il s’emploie seulement à exalter
au mieux ses désirs intimes, c’est-à-dire sa joie dans cette existence.
Suite
à sa conversion philosophique, apparaît en lui un profond désir de
suffisance à soi. En se voyant comme une essence singulière, isolée et
entourée de diverses causes extérieures, l’esprit du sage réalise que
tant d’affects psychologiques le traversent sans pour autant provenir
ou s’accorder avec son essence. L’analyse de l’origine de ses propres
passions mène à réaliser combien la plupart sont si souvent absurdes et
illégitimes. L’esprit comprend que tous ces affects menacent de le
détruire en le rendant esclave du monde extérieur. Ceux-ci risquent de
lui ôter sa seule chance d’exister véritablement. Cette compréhension
fait naître en lui l’idéal de vivre non selon l’agitation des causes
extérieures, mais pour ses raisons intimes. Renvoyé à lui-même, le sage
développe un désir de recentrage, qui met de coté le faux-soi
contingent, et exalte le fond de son être. La puissance intérieure du
sage s’élève alors contre toute impuissance contaminant le cœur de son
âme. Sa volonté de résister aux faiblesses se renforce. Le sage rejette
tout ce qui l’invite à plier. Rempli d’aversion pour toute forme
d’impuissance psychologique, sa force se construit par le rejet de la
faiblesse. Dès lors, naît en lui une condamnation des morales
décadentes qui excusent, justifient, compatissent voir encouragent
l’impuissance de l’âme.
Atteint
d’une grave infection qui devait finir par le terrasser, Spinoza montra
jusqu’au bout une fermeté vraiment stoïque, allant jusqu’à réprimander
ceux qui le plaignaient et montraient peu de courage ou trop de
sensibilité. “La pitié est, de soi, mauvaise et inutile dans une âme qui vit selon la Raison”[89] avait-il prévenu. “Partageons les sentiments de nos amis, non en nous lamentant, mais en prenant soin d’eux”[90] exigeait
Epicure. Dans l’antiquité, avant que les âmes impuissantes ne
s’emparent de la philosophie et que leur ressentiment n’inverse les
valeurs morales, toutes les écoles recherchaient cette fermeté d’âme.
La force intérieure du sage doit redevenir l’idéal à atteindre, tandis
que l’impuissance de l’âme doit être reconnue comme la mère des vices
que chacun doit être invité à vaincre en lui-même.
Le
sage est toujours lui-même en son for intérieur, animé par sa gloire
existentielle. Le bonheur existentiel du sage est immuable et éternel.
C’est un bien immortel au fond de son âme. Même si ses désirs ne sont
pas actuellement réalisés dans ses émotions ou dans sa mémoire, il y
tient héroïquement dans son cœur, et les devine réalisés à travers le
cosmos. Le sage se ressent comme une divinité à l’intérieur du cosmos.
Il est au-dessus de la souffrance sensible et ne fuit pas l’instant
présent pour une espérance sans cesse différée. Il affirme son être
dans le présent, et ce présent ressenti sous le caractère de l’éternité
vaut autant que le passé ou l'avenir. Le sage recherche évidemment le
succès de ses désirs et donc la plus grande joie sensible, mais la joie
rationnelle de ressentir son être demeure, en toute circonstance, de
loin la plus importante. Sans elle, toute joie sensible serait vaine,
et il ne se sentirait guère exister plus qu'un animal, esclave de
passions qui ne lui appartiennent pas. Là où les âmes impuissantes sont
confrontées à l'absurdité de leur existence, et s’enfuient dans des
aspirations théologiques pour combler désespérément le sens qui leur
manque, le sage affirme simplement sa puissance d’exister en ce monde.
Il ne se cherche ni dans le passé, ni dans l’avenir, ni dans un autre
monde. C’est au contraire dans la conscience de ses désirs présents, en
cueillant simplement le jour, qu’il ressent le mieux son éternité.
Ainsi,
après l’apparition de la conscience primaire, avec les vertébrés, puis
l’émergence relativement récente de la conscience d’être conscient chez
les hommes préhistoriques, est apparu, depuis seulement quelques
millénaires, un troisième niveau de conscience, celle d’êtres que l’on
a appelés: sages, éveillés, surhumains, incarnations divines... parce
qu’en eux, se manifeste la conscience de la totalité. L’âme de tels
êtres est délivrée des angoisses métaphysiques qui rongent plus ou
moins consciemment le cœur des hommes. En effet, lorsque de la meilleur
compréhension que la pensée puisse se former du réel, il apparaît les
plus solides raisons d'anéantir toute peur métaphysique passée, le
triomphe total de la Raison délivre alors l’âme de ses tourments les
plus profonds et l'amène à la paix parfaite: cet état du sage accompli
que Démocrite et Epicure appelaient ataraxie. Même face au doute
perpétuel, l’âme d’un tel être ne saurait plus être troublée tant ses
idées découlent maintenant de la meilleure connaissance possible, et
que cette sincérité dépasse tout en conservant la critique sceptique.
L’esprit qui serait complètement envahi par cet amour de la vérité ne
craindrait plus ni l’inconnu, ni la mort, ni la fatalité...
En
conclusion, le sage amoureux de la Raison universelle possède à la fois
des similitudes et des oppositions avec d’autres figures revendiquant
elles-aussi la possession de la sagesse.
Par
sa conscience d’accéder à l’absolu, notre sage présente, dans sa forme
et dans ses manifestations, des ressemblances qui peuvent évoquer le
religieux, ce qui peut justifier parfois l’emploi d’un vocabulaire
similaire pour le décrire ; à condition de ne jamais négliger que
sur le fond, le sage philosophique est lavé du mensonge millénaire des
hommes, et que son salut procède d’abord de sa quête de la vérité
elle-même, éventuellement ensuite enrichie par les idées qu’il a
comprise, là où le religieux est corrompu dès le départ par ses peurs,
ses préjugés et ses dogmes.
Pareillement,
si la paix parfaite de l’âme peut évoquer certaines conceptions
orientales ou stoïciennes, notre sage diffère notablement de
l’indifférence sceptique ou du renoncement fataliste. La paix du sage
amoureux de la Raison universelle n’est pas un détachement ou une
insensibilité, mais seulement une absence de troubles existentiels et
métaphysiques acquise grâce à une compréhension plus profonde du réel.
La possession de cette conscience supérieure ne s’oppose nullement à la
vérité des émotions de la vie présente. Celles-ci conservent tout leur
sens face aux événements tragiques ou heureux. Toutefois, à la
différence de l’humain ordinaire, les événements ne peuvent plus
entamer la consistance du soi. Ils n'ont plus la capacité de détruire
les fondements de l’existence. Chez le sage amoureux de la Raison
universelle, les bases du soi sont devenues indépendantes de toutes
circonstances, comme posées sur des fondations indestructibles.
Enfin,
les pseudo-sagesses pessimistes et fatalistes prônent le renoncement du
Désir parce qu’elles sont construites sur l’idée qu’il existerait une
opposition fondamentale entre la fougue désirante de l’homme libéré et
l’idéal de paix parfaite liée à la figure du sage. Au contraire, la
présente doctrine affirme l’inséparabilité de l’homme libéré et du
véritable sage, en réduisant ces deux figures à
des idéal-types émanant d’un cœur similaire, et se
manifestant dans les mêmes individus. En effet, le sentiment glorieux
de puissance venant du sentiment de soi qui fonde un respect
indéfectible pour la vérité (le cœur du sage philosophique), quelles
que soient les choses terribles à entendre, est la même force qui
produit le respect absolu pour ses sentiments et idées construites (le
cœur glorieux de l’homme libéré), même si ceux-ci doivent désormais
défier l’ordre du monde. En faisant fusionner les sentiments héroïques
nés de la conscience de sa finitude avec la paix parfaite provenant de
la perception de son éternité, la vraie philosophie scelle l’union de
la volonté de créer à la joie de contempler ; ce sommet de l’âme
atteint par le sage désormais capable de lire dans son cœur désirant et
agissant en ce monde éphémère, l’image de son soi immuable, entièrement
réalisé à travers l’infinité des mondes.
Fondements de notre Morale Matérialiste
La
nature est neutre moralement. Elle a engendré l'ensemble des
possibilités sans favoriser particulièrement les valeurs humaines plus
que les autres. L’homme est une partie de la nature, mais le sens des
valeurs humaines n’est pas fusionné au principe fondateur de tout.
L’univers possède différents niveaux d’organisation dans lesquels
existent des valeurs spécifiques. La nature a engendré l’homme mais
elle ne le reconnaît pas dans sa particularité. Avec la neutralité
morale de la nature divine, les hommes et leurs sociétés évoluent
librement et se trouvent confrontés au défi de l’injustice.
Spontanément,
tout homme tend égoïstement vers la réalisation de son plaisir
individuel, toutefois les milliards d’années d’évolution nous ont
enseigné que l’harmonie et l’altruisme sont bien plus performants que
l'égoïsme aveugle. Afin d'accroître les chances de réaliser ses désirs,
l’individu civilisé reconnaît l’existence implicite d’un contrat
naturel avec ses semblables afin de s’entraider et de ne pas se faire
de tort mutuellement. La vision de ce principe, que le sage comprend
comme universel, engendre chez lui le désir intime d’une société
équitable et fraternelle. Dans certaines lois et dans certains
principes moraux, il voit se dessiner un idéal atteignable auquel il
tient profondément, et il souhaite s’y conformer. Loin des ignorants
qui suivent l’autorité arbitraire d’un ordre qu’ils ne comprennent pas,
“l’homme libre et juste est celui qui connaît la vraie raison des lois”[91] expliquait Spinoza.
Dans
l’univers aveugle, toute idée morale n’est pas relative. Le sage est la
mesure de toute chose. Le sage a su percevoir suffisamment correctement
la nature de la réalité pour en déduire ses conséquences
universellement vraies. Parce qu’il a compris que le Désir est
constitutif de l’essence même de l’homme, il a proclamé le droit de
chacun à la recherche du bonheur. Lorsque le sage rencontre les
injustices engendrées par l’ordre aveugle du cosmos, elles provoquent
en lui le désir d’achever le travail de Dieu. Le sage défend alors des
principes moraux non plus seulement par égoïsme intelligent, mais
désormais par idéal d’imposer l’ordre juste qu’il a dans son cœur. Sa
morale n’est plus vécue comme une contrainte nécessaire, mais devient
elle-même un désir personnel. Le sage est animé par sa conscience
morale et tient fermement à ses principes même au-delà de l’intérêt
procuré par le contrat social. Il apporte son aide à des êtres et des
groupes d’êtres qu’il domine parfois complètement, et dont il sait
qu’ils n’ont pas la moindre chance de lui rendre un quelconque retour.
Ainsi, “le
comportement moral de l’homme se fonde efficacement sur la sympathie et
les engagements sociaux, et il n’implique nullement une base religieuse”[92] répétait Albert Einstein.
Un
demi-millénaire avant le début de l’ère chrétienne, Démocrite demandait
à “ceux qui ont les moyens de prendre sur eux et de venir en aide à ceux qui n’ont rien”[93].
Porté par ses idéaux moraux, Démocrite s’était mis à parler du plaisir
de soi-même comme fondement de sa sagesse, et propageait la conscience
morale, un enseignement qui allait laisser de lui le souvenir d’un sage
légendaire, même dans les écoles rivales: “qui pouvons nous lui comparer en ce qui concerne non seulement l'ampleur du talent, mais aussi pour la grandeur d’âme ?”[94] demandait Cicéron.
Selon Démocrite, “l'homme qui fait le mal doit d'abord sentir la honte dans ses propres yeux”[95]. “Même
lorsque tu es seul, ne dis rien ni ne fais rien de blâmable. Apprends à
te respecter beaucoup plus devant ta propre conscience que devant les
autres”[96]. “Ne
t’autorise pas du fait que personne ne connaîtra ta conduite à plus mal
agir que si ton action était connue de tous. C’est devant soi-même que
l’on doit manifester le plus de respect, et il faut instituer ce
principe dans ton cœur: n’y laisse rien pénétrer de malhonnête”[97].
Loin de l’obéissance aveugle à l’autorité ou à une injonction
catégorique, loin du sentimentalisme compassionnel, de l’attrait d’une
récompense, des promesses de paradis, de la peur d’une sanction ou du
regard des autres.... à bien y regarder, il y a dans le plaisir de
soi-même le plus haut degré d’exigence morale, parce que cette joie
indépendante se fonde sur un véritable choix conscient de ce qui est
juste à ses yeux. “L'homme généreux n’est pas celui qui cherche un retour, mais celui qui fait du bien son choix”[98] expliquait
Démocrite. Ainsi, c’est son bonheur au fond de sa conscience qui
suscitait en Démocrite son désir intime d’accomplir ce qui lui semblait
équitable. “Les grandes joies proviennent du spectacle des actions honnêtes”[99] disait-il.
C’est parce que le sage est envahi par l’amour de lui-même, qu’il
éprouve de la joie à travers les actes moraux qu’il accomplit. “La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, c'est la vertu elle-même”[100] conclut l’Ethique de Spinoza.
La
conscience élargie de soi, et une vue plus globale des problèmes
engendre une identification plus grande avec la souffrance. A la
différence du petit ego de l’humain ordinaire, produit par un champ de
conscience limité, et totalement prisonnier de son horizon, le soi du
sage est une puissance supra-personnelle, productrice d’idéaux
universels, qui vivent et renaissent éternellement dans son cœur, et
dans ceux d’autres êtres. Portée par ses idéaux rationnels, l’âme du
sage est envahie par le plaisir des belles choses qu’elle aime en ce
monde. “Il
est non seulement plus beau de faire du bien que d’en recevoir, mais
aussi plus agréable ; rien, en effet, n’est aussi fécond en joies que
la bienfaisance”[101] “Le sage est plus enclin à donner qu'à recevoir, si grand est le trésor qu'il a trouvé dans sa suffisance à soi”[102] confiait
Epicure. Selon les épicuriens, le sage sait mourir pour son ami. Il
peut librement choisir de se sacrifier, même en sachant que personne ne
saura jamais qu’il a agit ainsi. Dans ces derniers instants, c’est
cette joie indescriptible, lorsqu’il réalise lui-même ce qu’il peut
être, offert à ce qui l’aime, qui le pousse à un tel acte. Rejetant
toutes les faiblesses, l’homme libéré est heureux de réaliser la vérité
qu’il a dans son cœur.
Peut-être
commencez-vous à réaliser que le rationalisme intégral dépasse ses
adversaires sur leur propre terrain ? Les secrets de l'univers matériel
révèlent que la réalité est bien plus belle que tous les subterfuges
inventés par les pseudo-philosophes et les religions qui n'ont pas eu
le génie de comprendre la réelle nature des choses. Le matérialisme
bien saisi est clairement plus salvateur que les aspirations à la
transcendance. Non seulement le cosmos de Démocrite réalise les
espérances spiritualistes les plus folles, en nous offrant
l’immortalité sur un plateau d’argent, mais notre capacité d’adhésion à
cette vision des choses se déploie avec une force qui dépasse sans
mesure celle des vieilles croyances dogmatiques, tellement cette image
de la réalité découle naturellement du plus haut degré de certitude que
la pensée humaine puisse former.
Démocrite
est le père d’une civilisation qui aurait pu se matérialiser.
Malheureusement, les fanatismes théologiques l’ont emporté sur cette
planète. Il nous aura fallu attendre plus de deux millénaires pour que
l’idée d’atomes soit enfin acceptée. Combien de millénaires
s’écouleront-ils encore avant de voir le reste de cet héritage
triompher ? En dépit des progrès accomplis durant la renaissance, les
lumières et les révolutions pour la liberté.... l’établissement d’une
civilisation fondée sur la sagesse païenne attend toujours d’être
achevé, un jour, quelque part. Malgré le recul de la croyance, les
hommes ne se sont pas débarrassés des préjugés préhistoriques véhiculés
par les religions, qui freinent encore tant de progrès. Les millénaires
dominés par la théologie pèsent encore durement sur la morale et le
vocabulaire. Le sens même du mot Raison souffre toujours de l’honteuse
définition qui lui a été donné en ces temps reculés, là où la Raison
fut jadis réduite à un principe seulement humain, déconnecté de son
lien avec le cosmos. On continue d’opposer corps et esprit, art et
science, poésie et physique, sentiments et pensée rationnelle, plaisir
et sagesse... Ô combien je rejette toutes ces aberrations héritées de
l’odieuse superstition dualiste. Ô combien je suis triste que la
tentative prématurée des révolutionnaires français ait malheureusement
échouée à restaurer l’unité de la nature.
Aujourd’hui
comme hier, il est pourtant grand temps de faire revivre pleinement
l’amour de la Raison universelle. Ce sentiment qu’éprouvaient les
matérialistes antiques, fascinés par le monde naturel, jouisseurs de la
vie réelle et défenseurs de la joie authentique. Cette voie majestueuse
qu’emprunta Lucrèce, lorsqu’il décida de chanter la physique d’Epicure
dans un poème sur la nature des choses. Ce même élan qui conduisait
Léonard de Vinci à fusionner peinture, mathématique, sculpture et
mécanique, et qui nous fait unanimement condamner la haine
spiritualiste du monde matériel. “Je ne sais pas au nom de quoi la matière serait indigne de la nature divine”[103] s’exclamait
Spinoza. A contre-courant de millénaires dominés par le désir
spiritualiste d’échapper au monde, Einstein se mis à parler de beauté
pour qualifier la réalité rationnelle. Nous, non seulement nous
comprenons l’omniprésence de la rationalité dans l’univers matériel,
mais elle nous émerveille. Ô combien j’aime cette sensibilité. Le
naturel, oui, le naturel est miraculeux.
Amoureux
de la nature et de son propre Désir, pour l’homme libéré, la vraie
sagesse sera la vie heureuse. Ouvrant la voie vers l’hédonisme mesuré,
Leucippe proclamait que “la joie authentique est le but de l’âme: c’est la joie que procure les belles choses”[104].
Ces belles choses ne nous sont pas imposées selon un ordre extérieur.
Elles n’existent qu’en nous-mêmes. Nous ne désirons aucune chose parce
qu’elle serait absolument bonne dans la nature, mais au contraire nous
appelons bonnes les choses que nous désirons.
Mes
désirs expriment mon essence, cependant il faut savoir comprendre ses
désirs pour ne pas les confondre avec ses opinions creuses, ses
instincts primaires, ses impuissances refoulées et les conventions
absurdes de son temps qui menacent sa liberté et sa seule chance
d’exister véritablement. Trouve parmi tes désirs lesquels expriment ton
être, lesquels viennent du fond de ton cœur et manifestent tes idéaux.
Loin des insensés, esclaves d’un torrent de passions folles, le Désir
rationnel du sage n’est pas une contrainte externe, subite et
aliénante, mais il est la volonté qui émane du fond de son cœur et qui
prend forme grâce à son intellect. Le bonheur du sage n’a rien de
commun avec les satisfactions frivoles des ignorants, ni avec les excès
des débauchés. Ce qui a de la valeur, ce ne sont pas tous les plaisirs
vides dépourvus de raison tangible, mais au contraire le vrai bonheur
naît des désirs solidement construits dans la conscience du sage
expliquait Epicure à son disciple Ménécée.
A
l’intérieur de l’esprit pleinement conscient de lui-même, les émotions
primaires ont évolué en sentiments réfléchis et en idéaux rationnels
qui s’affirment désormais comme puissance et font le droit sur le
monde. “Tout désir qui naît de la Raison ne peut être sujet à l'excès”[105] disait
Spinoza. L’expérience de cette conscience rationnelle me révèle mon
essence. Face au spectacle du monde, elle fait naître mes désirs
intimes et éveille mes idéaux moraux, esthétiques, techniques... qui
forgent mes rêves et guident mes plaisirs. En même temps que de tels
désirs se constituent, ma compréhension de l’ordre du monde développe
mon sentiment d’exister en l’enrichissant de l’idée de ce je veux être
ici, de telle sorte que l’image que je finis par me former de moi-même,
et que j’affirme, est une construction tertiaire à la fois rationnelle
et émotionnelle.
Dans
un esprit harmonieux, l’intelligence rationnelle ne saurait donc être
opposée aux sentiments. En effet, les décisions rationnelles du sage ne
peuvent être contraints par ses désirs, car ce sont justement ses idées
rationnelles qui produisent ses désirs les plus forts, ceux qui
dominent sa vie émotionnelle, et guident son comportement en faisant
jaillir sa gloire existentielle. “Il n’est point contraire à la Raison de se glorifier d'une chose, mais ce sentiment peut provenir de la Raison elle-même”[106] disait
Spinoza. A chaque instant je sens mon pouvoir de juger l’émotion qui
m'envahit, en ressentant si elle s’accorde avec mon essence. Je vois
alors immédiatement, en toute conscience, si j’ai envie de la vivre
pleinement et de l’encenser, ou au contraire de la réprimer et de la
vaincre en utilisant la joie venant d’un idéal plus grand. Depuis que
cette voie domine en moi, dans mon cœur lucide, clairvoyant, et
bienheureux, je réalise que mes raisons et mes sentiments sont les deux
noms d’une seule et même chose.
De
par son origine animale, tous les plaisirs de l’être humain ne
proviennent certes pas toujours de sa Causalité intime. Même le sage
subit les instincts provenant de son corps biologique. En règle
générale, il lui appartient de remplir les vœux de la nature. Il suit
les plaisirs naturels que les milliards d’années d’évolution ont
conféré à son corps, pour le guider au royaume de la vie. “Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs”[107] dénonçait
Spinoza. Le sage considère tout plaisir comme un bien, mais il ne croit
pas que tout plaisir doive être recherché. Il rejette les passions aux
conséquences néfastes, celles qui menacent sa liberté et ses idéaux
rationnels, et qu’il domine naturellement grâce à la constance que lui
procure son plaisir intérieur. Enfin, et surtout, il lui est donné
d’exalter ses plus beaux plaisirs, ceux qui s’accordent et fusionnent
avec sa rationalité intime. Nous voyons à nouveau que le Désir intime
n’est pas l’ennemi des passions du corps, mais qu’il a besoin des
modalités offertes par le corps pour se développer et prendre forme.
Les attirances, affinités naturelles et rapports dans le monde présent
sont pour lui autant d’occasions de s’y mêler et de se manifester.
Ainsi,
au lieu d’inviter à la caricature du rationalisme, cet état froid
opposé à la sensibilité, l’homme libéré veut seulement ordonner ses
désirs afin d’exalter les plus beaux. Il invite chacun à ressentir ses
raisons intimes, autrement dit à éveiller son inspiration artistique.
Pour Démocrite, le poète est un être merveilleux, doué d’une faculté de
percevoir mieux que quiconque[108].
La conscience que le poète a de ses raisons intimes dépasse pourtant
largement le cadre des raisonnements qu’il est capable d’expliquer et
de formaliser. A chaque instant, ses sentiments en formation ne lui
apparaissent pas clairement. Débordé, il les ressent avant de les
comprendre. Il pressent sa vérité en son cœur. Porté par un élan
intérieur, il lui est donné de l’exprimer par tous les sens que la
nature humaine lui offre d’éveiller. Les poètes précèdent toujours les
philosophes. Aussi, plus chacun développe sa sensibilité, plus ses
raisons intimes, conscientes et semi-conscientes, se structurent,
affinent ses goûts, exaltent ses désirs et magnifient sa joie au
contact des belles choses. Ainsi, loin des ignorants qui s’extasient
conventionnellement, pour les disciples d’Epicure, au spectacle, le
sage prend plus de plaisir que tout le monde.
Le
sage possède son propre sentiment du beau, très fortement idéalisé en
lui-même, conscient qu’il provient de son seul être intérieur, et qu’il
affirme sur le monde. “Il faut rechercher non pas tout plaisir, mais celui qui vise le beau”[109] disait
Démocrite. Le sage ne vit pas dans la terreur provoquée par la
certitude qu’un jour, le sort lui retira ce qu’il aime, mais comme un
défi lancé aux cieux, il contemple tout ce qu'il désire en ce monde,
avec d’avance le souvenir que chaque chose qui aura été vraiment aimée,
ne serait-ce qu’un instant, vaut pour l'éternité. Pour lui, la vérité
du Désir ne se trouve pas dans le souhait de voir les choses aimées se
poursuivre indéfiniment. Le Désir n’est pas une soif toujours
insatisfaite d’immortalité pour les choses singulières, mais elle est
la manifestation d’une conscience accrue de l’instant présent qui
associe à la sensation désormais magnifiée d’exister une volonté
supérieure d’agir, de jouir, de créer... qui métamorphose les choses
mortelles en vérités éternelles. “Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses sous le caractère de l'éternité”[110] disait Spinoza.
Le
sage encense ses plus beaux plaisirs, aime ses désirs et se réjouit de
ses propres joies. A l’opposé des âmes impuissantes qui s’agitent sans
cesse, dépourvues d’idéaux, incapables de vouloir véritablement quelque
chose de ferme, le sage a affirmé ses désirs clairement et sait
contempler ces moments grandioses où ses raisons intimes ont triomphé.
De tels moments ont comme une part d’éternité dans sa mémoire. Il les
sait à jamais gravés dans le cosmos. Il te faut avoir été véritablement
heureux au moins un instant. Souviens-toi de cet instant. Cet instant,
c’est ta vie... Envahi par sa joie mêlée de larmes, Epicure aimait se
laisser pénétrer par le souvenir de ses plus grandes joies, jadis vécus
avec ses amis disparus. En écho de cette tradition, bien des siècles
plus tard, le tombeau des épicuriens devint le coin de rencontre des
amoureux[111].
En ce lieu magique, la charge émotionnelle devenait immense, lorsque
main dans la main, elle et lui se ressentaient unis devant le sentiment
de l’infini dégagé par les pierres tombales des hommes-dieux qui
avaient jadis révélé l’entière nature des choses.
S’aimer
soi-même, par soi-même, est le pré-requis indispensable à une existence
libre et à l’émergence de sentiments sincères. S’aimer soi-même
infiniment comme un dieu, voilà le secret du sage. Pour inciter ses
disciples à épanouir ce plaisir intérieur, Epicure avait pris
l’habitude de les saluer comme s’il rencontrait Apollon en personne.
Seul le sage débordé par le plaisir de soi-même a véritablement quelque
chose à offrir. Seul l’amour profond de son être a su le débarrasser
des stupides désirs impuissants, et lui a conféré le courage de vivre
pour ses idéaux rationnels. Si tu ne souhaites pas toi aussi être un
indestructible, et si tu ne trouves pas dans la seule force résidant en
toi-même la volonté de prendre le destin à la gorge et de devenir
l’égal des dieux, comment pourrais-tu un jour vaincre avec moi ?
Les
relations qu’entretient le sage avec les autres hommes sont des
célébrations du culte de la Raison. Le sage parle avec franchise et
agit selon les principes qui lui semblent les meilleurs ; ensuite
chacun appréciera son attitude selon les désirs que lui procure sa
nature. Lorsque le sage s’adresse à ses semblables, il refuse la
complaisance et la compassion qui encouragent la faiblesse. Seules les
paroles sans détours purgent le mensonge. Ce n’est qu’à ce prix que
l’on peut être libéré. Si le sage ne peut pas être lui-même et parler
librement, et si les autres ne font pas de même, alors les relations
humaines n'ont aucun sens pour lui. Entre eux, les sages veulent
partager toute la vérité qu’ils peuvent concevoir et exprimer. A leurs
yeux, le prix de se savoir libres et parfaitement sincères vaut le
risque de toutes les déceptions. D’ailleurs, le sage aura bien plus
d’estime et de sympathie pour les cœurs libres avec lesquels il aura eu
des désaccords clairs et assumés, qu’avec tous ceux qui, sous
l’influence des codes sociaux dictés par les âmes impuissantes, croient
se rendre agréables par la pratique de ce mensonge qu’ils appellent
faussement tolérance ou politesse. En vérité, modérer sa pensée ou ne
serait-ce qu’adoucir le ton approprié de sa parole pour tenir compte
d’éventuelles susceptibilités, c’est mépriser les individus auxquels on
s’adresse. Vois enfin que si tu peux ou a pu être blessé(e) par le
sentiment ou la parole d’un autre, ce n’est jamais à lui qu’il faut en
vouloir pour ses propos même maladroits ou mal intentionnés, mais
seulement à toi-même pour ne pas avoir su t’aimer suffisamment. Alors
seulement, lorsque tel un disciple de Démocrite, l’esprit fait vœux de
se respecter lui-même en toute circonstance, il prend le chemin de
l’authentique sagesse.
La
Causalité émotionnelle de l’homme libéré fonctionne en sens inverse de
celle des fatalistes: son âme est une fontaine d’où débordent ses
sentiments qui imposent sa marque sur le monde, tandis que l’âme
impuissante n’est qu’un puits sans fond qui aspire sans cesse à être
comblé. L’homme libéré veut unir ses raisons à ceux d’autres êtres pour
faire triompher ses désirs, là où l’âme impuissante cherche seulement à
pallier ses manques internes par le réconfort d’exister dans le regard
de l’autre. Meurtrie par sa haine de soi, l’âme impuissante éprouve le
besoin vital d’être bien considérée par son entourage. Elle exerce une
pression pour faire taire les critiques pourtant sincères, et cède sa
vérité en échange d’une compassion réciproque qui fait dégénérer les
relations humaines dans une assistance psychologique mutuelle. La
faiblesse avilit les rapports humains dans les mondanités de la
politesse et ruine toute possibilité d’amitié véritable. L’amour des
fatalistes apaise leur désordre interne mais n’enflamme aucun idéal. Le
sage condamne l’impuissance dans l’âme qui porte à réclamer
continuellement de la considération à son égard au mépris du libre
sentiment des autres, exige des pleurs pour son sort, réduit l’amour à
de la compassion et jouit du sacrifice d’autrui pour son ego
pathologique.
Implacable
envers lui-même, l’homme libéré est dur. Dur avec la faiblesse, et
pourtant, cet inexorable, cet intransigeant est paradoxalement l’être
le plus capable de faire naître une amitié sincère et d’abriter un
amour véritable. Les sentiments de l’homme libéré s’initient par la
reconnaissance de ses propres désirs dans le cœur d’autres êtres. Il
réalise parfois qu’il partage des causes communes avec certains
individus, et surtout aussi une même manière de voir, de comprendre et
de désirer. Alors, “l’accord des pensées engendre l’amitié”[112] disait
Démocrite. L’homme libéré sent dans son ami comme un autre lui-même.
Son amitié est un prolongement de son amour de soi. Là où l’âme
impuissante va jusqu’à faire semblant d’aimer l’autre pour avoir le
réconfort d’être chérie en retour, l’homme libéré veut être cause de
joies pour ceux qu’il aime, indépendamment de ce que l’on pense ou
pensera de lui. Le véritable amour n’implique pas nécessairement de
réciprocité. Il est un libre sentiment qui se révèle par l’exaltation
de passions fortes et non pour l’apaisement de tourments. Il provient
d’un accord des désirs et d’une admiration pour la puissance de l’être
aimé. Il veut se vivre à travers une amitié romaine, là où la tendresse
et l’affection proviennent de sa propre joie et sont consacrés par des
moments inoubliables.
Au
besoin maladif d’amour qu’éprouvent sans cesse les âmes impuissantes,
le sage oppose donc son idéal d’un amour fort et conçoit l’amitié comme
une union de puissance. Entre les sages, il n’y a aucun besoin de
possession, ni de désir de pouvoir sur l’autre. Le sage serait attristé
de voir son ami dépossédé de son identité. Il souhaite voir celui qu’il
aime s’élever par ses propres joies et par la réalisation de ses
propres désirs aux mêmes hauteurs qu’il a su durement conquérir. Un
élan chaleureux et un respect admiratif lie les âmes des
indestructibles, toujours assurées entre elles de sentiments libres et
sincères. Aucun schéma social conventionnel préétabli ne guide leur
amitié qui se vit librement. Personne n’est engagé. Cette amitié se
manifeste par une rencontre qui se remet en cause à tout instant, et
demeure ainsi toujours sincère. C’est seulement après coup, que
parfois, certains sages réalisent être parvenus pour une durée encore
indéterminée, à un tel degré d’union entre eux, qu’est apparu un lien
si fort, que leurs histoires s’en trouvent totalement imbriquées.
Ainsi, c’est paradoxalement dans l’école d’Epicure, là où chacun venait
librement et apprenait à cultiver son indépendance, que les disciples
se surprenaient en retour à se découvrir “animés d’un même esprit, d’un sentiment commun, comme dans une véritable république”[113].
Réaliser
la transfiguration de l’existence à laquelle la présente philosophie
invite nécessitera un bouleversement si fondamental des consciences que
cette révolution demeurera pour encore bien longtemps seulement un
idéal, avant peut-être un jour, quelque part, qu’apparaisse une
civilisation dominée par la sagesse.
Par-delà
les vallées de mes rêves, se trouve le royaume de la Raison, cette
contrée merveilleuse, où les êtres vénèrent la Raison en Dieu, et
choisissent en conscience le chemin qui sait sauver la liberté de tous.
Tant de siècles se sont écoulés depuis la lecture publique du “Grand
Système du Monde”. Depuis ce moment grandiose, à jamais gravé dans
l’histoire du cosmos, combien de vies humaines ont été gâchées par
l’ignorance de la réelle nature des choses, sans que l’on aperçoive
encore l’horizon d’un éveil massif des humains. Dans quelle contrée
vit-on selon le culte de la Raison ? Ou est célébrée la philosophie de
la nature ? Quelle école fait encore l’éloge de la sagesse ? Humains,
qu’avez vous fait de la parole de Zeus ? Vous l’avez brûlée ! Pourtant
ce que Démocrite vous apportait, c’était un bout de paradis. Consterné
par l’incapacité de ses semblables à rejoindre son idéal, où l’âme,
bienheureuse et apaisée, “prend la mesure de la vie”[114] et s’adonne à “l’amour vertueux, ce Désir correct pour les belles choses”[115], Démocrite finit par s’isoler de la folie des hommes.
Que
vaut l’espèce humaine dans l’échelle des êtres conscients ? A l’autre
bout de l’univers, les atomes ne se sont-ils pas assemblés pour former
des êtres tellement supérieurs à nous ? L’homme se croit le sommet de
la création, alors qu’il n’est peut-être qu’une étape vers quelque
chose qui a déjà commencé à apparaître, et qui le dépasse...
L’amour
de la sagesse restera-t-elle seulement la qualité d’êtres
exceptionnels, isolés à travers l’histoire, ou verrons-nous un jour
cette disposition dominer, et rassembler l’ensemble des consciences sur
ses valeurs universelles, tel Démocrite revenant jadis de ses voyages
et proclamant que “la Terre s’ouvre toute entière à l’âme de valeur, car la patrie du sage, c'est l'univers”[116] ?
Nos descendants ravageront-ils cette planète ou parviendront-ils à
répandre la vie et l’intelligence, là-haut, dans les cieux ? Dans le
cosmos matériel, rien ne garantit un dénouement plutôt qu'un autre. Un
groupe de surhommes pourrait bien un jour donner naissance à une
civilisation dominée par la sagesse, mais l’humanité pourrait tout
aussi bien dégénérer, et régresser en rejetant à nouveau les lumières
qu’elle a jadis portées. En vérité, tous ces types d’avenir sont
possibles, et donc, à travers l’infinité des mondes, toutes ces
histoires sont réalisées. La vision de ce cosmos sans but, ni
direction, effrayera les êtres dont le Désir impuissant est incapable
d’être à lui-même source de sens, et qui réclament sans cesse une
justification à cette peine qu’est pour eux l’existence. L’univers
matériel ne peut plaire qu’au sage qui aime son Désir sous le caractère
de l’éternité, parce qu’il se ressent comme une divinité à l'intérieur
du cosmos.
Une Divinité Indépendante à l'Intérieur du Cosmos
Si
nos désirs intimes sont effectivement des valeurs supérieures, libérées
de tout ordre théologique, au niveau fondamental l'agencement et le
mouvement des atomes définit la réalité. A la suite du succès de la
conception matérialiste de Démocrite, certains fatalistes utilisèrent
l’argument du déterminisme physique pour tenter de justifier leur
renoncement. Selon eux, si la réalité est ce flux de matière où le
mouvement déterministe des atomes dessine l’ordre et l’histoire des
mondes, nous n’avons aucun pouvoir d’agir et nous devons nous en
remettre au destin des physiciens. Leur raisonnement parle comme si
l’esprit était une entité immatérielle séparée du monde physique,
subissant l’action de la matière, alors que matière et esprit sont deux
niveaux d’une même réalité. Une partie des atomes de ce monde n’est pas
autre chose que mon esprit et ses choix conscients qui influent sur
l’ordre des choses. Par conséquent, la majorité des lieux où la matière
réalise mes désirs sont justement ceux-là même où mon esprit a eu la
force de les affirmer. Succomber à la passivité des fatalistes, c’est
donc introduire un choix supplémentaire dans ce monde qui va
drastiquement réduire ses occasions de réussite. Par conséquent, la
compréhension de son rattachement à la nature universelle ne justifie
aucunement d’être passif face aux événements, ni de renoncer à ses
désirs. Le sage veut briller dans cette existence. Il n’ajoute pas à la
nécessité déjà naturellement présente dans les événements, une
contrainte artificielle venant de l’idée de nécessité. “Il n'y a aucune nécessité de vivre sous l'empire de la nécessité”[117] lançait Epicure à ses adversaires fatalistes.
En
vérité, de la disposition de notre Désir ici-bas, dépend notre salut ou
notre damnation éternelle. En effet, quelle
image glorifiante l’intuition du soi cosmique pourrait-elle
bien renvoyer à l’âme qui se corrompt ou se couche devant l’adversité ?
Le fond de notre nature étant révélé par nos désirs intimes, le
fataliste ne découvrira que le néant au fond de son âme. Le jugement
dernier a déjà été prononcé ici, dans le présent. Celui qui a renoncé à
son Désir est un mort déjà enterré. Celui qui aime son propre Désir est
une incarnation finie et mortelle, d’un dieu qui vit dans l’éternité.
Le
jour où les fatalistes prendront véritablement conscience de l’infinité
des mondes, ils feront les mêmes raisonnements absurdes pour justifier
leur renoncement, en prétextant que de toute façon, toutes les
histoires possibles existent à travers le cosmos. L’argumentaire
fataliste oubliera encore que le type d’histoire réalisable est
conditionné par la nature des êtres qu’il renferme. Du fait de la
nature différente de chaque être, le champ des possibles lui-même est
altéré. Même du point de vue du grand-tout, tous les types d’histoires
vécues n'existent donc pas à l’identique, ni dans les mêmes
proportions, pour tous les êtres. Comme au panthéon, tous les dieux et
déesses ne sont pas également puissants. De nombreuses divinités
mineures sont très faibles et ne se manifestent qu’accidentellement,
alors que certains dieux ont un excès de vitalité en eux qui les fait
transformer l’histoire du cosmos. Là où le fataliste ne peut presque
pas exister, l’homme libéré déborde de puissance d’être. Il a comme le
sentiment de posséder en lui l’essence d'un dieu très puissant.
Immergé
dans cette histoire sans début et sans fin, l’homme libéré voit donc
que la seule manière logique d'exister est de devenir partout ce qu’il
est. Là où, l'âme impuissante plie, se soumet au destin ou à une autre
invention théologique, l'homme libéré jouit de sa victoire sur les
forces aveugles du cosmos. “J'ai
prévenu tes coups, ô destin, et barré toutes les voies par lesquelles
tu pouvais m'atteindre, nous ne nous laisserons vaincre ni par toi, ni
par aucune circonstance fâcheuse”[118] proclamait fièrement Métrodore. “Le
sage se moque du destin, dont certains font le maître absolu de toute
chose. Médite donc tous ces enseignements et tu vivras tel un dieu
parmi les hommes”[119] concluait Epicure.
En
vérité, l’infinité des mondes et le déterminisme physique n’ont
justifié le fatalisme que dans les âmes de ceux qui les avaient déjà
choisis. En effet, tout en contemplant l’infinité des mondes, Démocrite
faisait l’éloge “du courage qui minimise les coups du sort”[120] et de “l’effort grâce auquel l’étude conquiert les belles choses”[121]. Tout en étant persuadé que l’univers est physiquement déterminé, Albert Einstein prévenait que “le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire”[122] et terminait ses appels à l’organisation de la paix entre les nations en déclarant que “le destin de l'humanité sera celui qu'elle aura mérité”[123].
Ces sages bannissent le renoncement décadent des fatalistes pour ne
conserver que le déterminisme rationnel. Ces humanistes croient en leur
essence, qu’ils savent soutenue par des atomes, mais dont le sens ne se
révèle qu’en eux-mêmes.
Convaincu
que tout est déjà là, le sage sait qu’il ne change pas le cours des
choses. Il n’apporte pas ses progrès au monde. Tous ses actes font
partie de l’univers. Tout procède de l’inéluctable suite causale. Que
l’avenir aille vers le progrès ou la destruction, c’est déjà écrit. Le
sage est une composante de la grande histoire. Il ne l’influence pas.
Il en fait partie. Cette connaissance ne décourage pas ses efforts, ni
ne le rend passif face au mal. Le sage emploie tous les moyens pour
faire triompher ce que sa nature intime a jugé bon. Il combat et
réprime ce qu’il juge mauvais. Il utilise toutes ses forces pour
diminuer ou prévenir ce qu’il estime injuste. Il lutte pour son beau et
aime le bien qu’il apporte au monde. C’est ainsi que s’exprime sa
nature supérieure. Parfois, l’avenir va vers un monde meilleur et cela,
on le doit au fait qu’en certains lieux du cosmos, il est apparu un
nombre suffisant de sages. Ailleurs, tout sombre dans la décadence à
cause des lois aveugles de la nature qui ont créée la condition
désorganisée, et aggravée par le fatalisme, le fanatisme et les autres
folies et bêtises des hommes. En ces tristes lieux, la compréhension du
sage lui donne toutefois encore une supériorité sur les ignorants. Sa
connaissance l’apaise. Le sentiment du déterminisme ne lui sert jamais
directement pour prendre ses décisions, mais seulement pour se
comprendre postérieurement face au monde. Après avoir essayé de son
mieux, le sage sait que l’espérance le fait souffrir inutilement.
Puisque la réalité est le fruit de la nécessité absolue, il n’y avait
qu’un cosmos réalisable, où toutes les histoires doivent être vécues.
A
l’exception de l’école épicurienne, l’idée d’un déterminisme physique
absolu a dominé notre courant philosophique, jusqu’à ce que l'avènement
de la physique quantique, et l’expérience d’Aspect à la fin du XXe
siècle nous amènent à nous réinterroger sérieusement sur les notions de
Causalité et de déterminisme. Contrairement à ce que l’on a longtemps
cru, la Causalité et le déterminisme ne sont pas forcément deux notions
équivalentes. Une indétermination à l’intérieur de limites définies
n’est pas en soi contraire au principe de Raison. En mathématique,
certaines équations admettent bien plusieurs solutions (par exemple,
x²=9 admet deux solutions: 3 et -3). Par conséquent, si la structure
logique qui gouverne notre monde contient des réponses multiples qui
provoquent l’accroissement de la complexité et de l’information dans
notre univers au fils du temps, alors le présent perçu ici est
seulement l’une des suites possible à notre passé. A la croisée des
chemins, le hasard tranche localement à travers un champ de
possibilités plus vaste.
Un
tel indéterminisme de certains paramètres du monde matériel ne change
pas notre compréhension de la réalité globale, là où toutes les
histoires possibles sont réalisées une infinité de fois. Toutes les
possibilités non réalisées ici, sont reproduites une infinité de fois
ailleurs. Par conséquent, le hasard n’existe pas à l’échelle globale,
mais seulement du point de vue des observateurs situés dans les mondes
finis. Pour le métaphysicien qui contemple la totalité du réel dans sa
globalité, celle-ci ressemble toujours au cosmos matériel, ou au
dieu-nature de Spinoza, c’est à dire à l’être unique, parfaitement
nécessaire, éternel, immuable et contenant absolument tout.
Toutefois,
dans un univers totalement déterministe, le passé contenait déjà
l’avenir, et notre devenir était entièrement contraint par notre passé.
Maintenant qu’il apparaît que la réalité physique est fondamentalement
indéterminée, mon existence, mes pensées et mes actions n’étaient pas
déjà inscrites dans le passé de ce monde. Désormais, chaque
bulle-univers forme des conséquences libres. Elle crée des raisons
libérées qui agissent en retour sur le cours de sa propre histoire.
L’avenir de notre planète est conduit par les raisons indépendantes
qu’elle contient. Nous ne subissons plus le destin. L’avenir, nous
l’écrivons à chaque instant.
La
question du déterminisme matériel touche à l’interprétation de ce que
nous achevons en ce monde. Lorsque l’esprit se comprend libéré de son
propre univers au point qu’à tout instant une autre histoire est
possible, il réalise alors qu’il est lui-même un acteur critique qui
oriente entre un avenir ou un autre. Du fait de l’indéterminisme
quantique, la Causalité fondant aujourd’hui mes volontés n’était pas
jadis déjà décidée par le passé de cet univers. Même au niveau de la
Causalité matérielle, il n’y a plus d’unité entre mon essence et les
choses qui m’entourent. Le cœur de ce philosophe n’a plus tout à fait
le même statut que l’âme du sage déterministe. Il n’est pas une partie
du destin de ce monde. Il n’est plus soudé à aucune nécessité
historique. Il n’y a plus de destin du tout, même à l’échelle physique.
L’homme
libéré réalise qu’il n’y a de nécessité qu’en lui-même. Il n’y a de
destin que dans son cœur. Je ne suis pas un élément constitutif des
mondes que j’habite, mais une entité qui change l’histoire dans telle
ou telle direction. Je suis un aiguilleur indépendant qui tranche entre
les différents destins possibles. Puisque le passé de ce monde ne
prédéterminait pas nécessairement mon existence, notre monde existe ici
désormais avec moi, et le même monde existe ailleurs sans moi. Du fait
de mon existence, l’histoire a été brisée en deux. L’avenir sera
désormais différent ici. Par le simple fait d’exister, tout être fend
le destin à tout instant, et change à jamais le cours des choses.
Qui
la comprend véritablement, cette vision bouleverse l’image émotionnelle
de soi. Là, où la vision de la nécessité historique inspirait au sage
déterministe son calme et sa patience, la vision de l’inexistence
d’aucun destin exalte la conscience en véritable maître de l’univers.
Tel un dieu grec, l’homme libéré se conçoit comme une divinité
indépendante à l'intérieur du cosmos. Il se voit comme une émanation
qui apparaît et réapparaît sans cesse à travers les histoires pour les
transformer. L’homme libéré est un authentique dieu-vivant qui vole de
mondes en mondes, et martèle la réalité de son empreinte. Conscient de
l’absence de sens donné aux mondes matériels, il comprend que son
destin lui appartient totalement. Les principes du réel étant figés
pour l’éternité, c’est à lui que revient le pouvoir de transformer la
réalité. L’homme libéré est engagé dans une bataille cosmique. Il se
sent investi d’une quête à accomplir. Animé par sa révolte contre
l’ordre injuste produit par la nature aveugle, l’avenir des mondes
qu’il traverse est désormais entre ses mains. Le niveau d'effervescence
atteint son paroxysme. Le sentiment d’exister peut et doit devenir
surpuissant. Traversé par sa fascination pour la Raison universelle,
c’est envahi par sa fougue et l’impatience de ses désirs compris que
l’homme libéré balaye un à un tous les obstacles qui s’opposent à
l’établissement du royaume de sa Raison.
Déploie
cette magnificence d’exister, et tu te verras envahi par une sublime
exaltation intérieure. Elle marquera à jamais ton cœur d’homme libéré.
A travers elle, le dieu qui sommeillait en toi s'éveillera jusqu’au
degré ultime de l’être. La vie de l’homme-dieu est une célébration
glorieuse de ses raisons intimes. Constamment conscient de lui-même, de
l’univers et de toutes les choses, il vit libéré par l’amour de la
Raison universelle, cette fascination enchantée pour la nature divine
autour de soi, et cette adoration de sa propre lumière divine qui
illumine le cosmos de l’intérieur.
Perdue
au sein d’une infinité d’univers stériles à la vie, dans une
bulle-univers nouvellement recréée, sur une petite planète, après des
milliards d’années de cataclysmes poussant l’évolution, au sein d’une
espèce éprouvée par des millions d’années d’atroces souffrances
animales et encore martyrisée par des millénaires de barbarie,
d’ignorance et de fanatisme, là, tout au bout du processus cosmique, se
tient-il le degré ultime de l’être ? Quelle chose pourrait-il bien y
avoir au-dessus du dieu-vivant, conscient de lui-même, de son essence
éternelle, du passé et du futur de tous les mondes ; à la fois acteur
et jouisseur de ses désirs intimes, contemplateur glorieux de son être
et de sa puissance infinie, maître du destin, le cœur rempli de
l’incommensurable joie que lui procure la vision de ces biens immortels
?
Bilan des équivalences: La Triple Unité
le
principe de Raison = le principe de Causalité logique = le principe
ultime = Dieu = la nécessité issue de la simplicité logique = les
principes logiques universels = les mathématiques = l’expression
naturelle de la Raison universelle = tout = rien = le multivers =
l’infinité des mondes = le cosmos matériel = la nature = la réalité =
la vérité ...
la
Raison intime = le Désir intime = l’être intérieur = l’âme matérielle =
le microcosme = la Causalité interne qui forge ses idéaux rationnels =
la conscience morale animée par le plaisir de soi-même = l’ensemble des
sentiments qui découlent de l’essence de l’individu = les raisons
associées à la conscience d’exister = les désirs mêlés au sentiment de
soi = les rêves de l’enfant qui découvre la réalité = le cœur de
l’homme libéré ...
l’amour
de la Raison universelle = le sentiment d’immanence lié à l’idée de
Causalité universelle = la déification de la Raison humaine venant de
la reconnaissance de la parenté qui unit son esprit (un microcosme)
avec la nature toute entière (le macrocosme) = l’amour intellectuel de
Dieu = l’amour philosophique de soi = la disposition de l’âme qui
produit la liberté du sage = la complète sincérité intellectuelle et
sentimentale = le respect indéfectible pour sa propre pensée = l’amour
héroïque de son Désir = la vénération de la puissance infinie qui se
manifeste à travers son essence libérée = la joie d’être l’égal des
dieux éternels = le salut = le cœur glorieux de l’esprit libéré qui
exalte ses désirs intimes et impose ses raisons aux mondes ...
Note:
Ces trois séries forment une trinité (tri + unitas). Bien qu’étant
trois choses distinctes, la Raison est toujours la divinité en elles,
manifestée sous sa forme logico-matérielle (le principe de Raison), sa
forme consciente (la Raison intime), et enfin sous sa forme
morale-affective (l’amour de la Raison universelle).
Après-Propos
Me
voilà parvenu au bout de ma quête. Aujourd’hui, je réalise mieux encore
qu’hier, combien j’ai vécu l’authentique naissance philosophique dans
une pureté rarement égalée. N’ayant trouvé aucun fondement solide dans
ce qui m’entoure, j’ai osé faire table rase de tout ce qui avait été
introduit dans ma tête. J’ai accepté de tout rejeter en bloc, sans
conditions. J’ai eu la folie, ou le génie, de me détruire, pour me
jeter à corps perdu vers un inconnu... sans aucune garantie de pouvoir
reconstruire un jour, quelque chose, quelque part. C’est seulement une
fois immergé dans cette radicalité extrême, que j’ai été confronté à la
seule chose que rien ne peut détruire: la Raison universelle autour de
moi et ma Raison intime en moi.
Tout
ce que j’avais ensuite à découvrir était déjà contenu dans cet unique
sentiment. Il fonde mon salut, ma liberté, ma béatitude. Aussi divers
que seront les lieux que j’explorerais encore, tout ne sera que
redécouverte, que renaissance sous des jours nouveaux de mon pur amour
pour la vérité. Toute ma quête philosophique n’a été qu’un
approfondissement consenti du sentiment ayant présidé à la plus
profonde sincérité de mon âme ; une perpétuelle remise en lumière, à
travers de nouveaux chemins, des innombrables facettes de mon amour
pour la Raison universalisée. Mon cœur est trop grand pour ce seul
monde. Rien de fini ne saurait jamais le satisfaire, excepté cet amour
infini pour moi-même, ce pur plaisir d'exister qui embrasse toute la
création et qui est revenu, pendant cette brève existence, se
cristalliser sous la forme d’un amour éternel pour une poignée de
choses mortelles. Aimer de la sorte, c'est défier les cieux. Désirer
ainsi, c’est bousculer l'ordre de l'univers de l’intérieur, non pas
parce que les cieux immuables pourraient un jour se briser, mais parce
que je me suis réveillé Dieu. Ne le sens-tu pas toi aussi ? D'ici,
j’entends les dieux chanter !
Pour
parvenir à de telles hauteurs, il m’aura fallu me remettre tout entier
à une intuition en laquelle je n’avais pas initialement confiance, et
qui m’a finalement emporté si loin. Il semblerait qu’elle m’ait sauvé ?
Elle m’a, en tout cas, fait reconstruire un univers dans lequel elle
s’est érigée en valeur suprême. J’éprouve désormais l’impression de
vivre des instants exceptionnels. Rares, en effet, sont
vraisemblablement les lieux du cosmos où j’ai su atteindre une telle
conscience du réel. D’ici, mes rêves ont acquis comme une sorte d’écho.
Je tends vers mes désirs et je les entends résonner, au-delà de ma vie
présente. Ils forment comme une aura qui m’entoure. Immergé dans cette
histoire sans fin, mon Désir est devenu le commencement et la finalité
de toute chose. Parfois, j’ai l’impression d’être né une seconde fois
et, en même temps, je remarque que le fond de mes sentiments n’a jamais
vraiment changé. Mon cœur traverse les âges et je me sens ici en
communion avec les êtres du passé et du futur. Ne serait-ce
qu’envisager la possibilité que, au cours de cette existence, j’ai
peut-être imparfaitement réussi à entrevoir la totalité du réel est une
idée tellement fascinante, tellement bouleversante, tellement au-dessus
de tout, qu’elle génère dans ma conscience un émerveillement constant
et inépuisable.
Alors
ai-je vraiment aperçu le sommet des sommets, ou ne suis je encore qu’au
pied de hauteurs encore plus vertigineuses ? Vouloir dépasser
l’indépassable m’a amené jusqu’ici. Le même élan vous fera sûrement
découvrir d’autres merveilles insoupçonnées.
Si
la vraie philosophie consiste à réconcilier l’esprit et la réalité,
sans tomber dans la monstruosité de supprimer notre humanité, ni dans
la corruption de fuir dans le mensonge, alors cet essai est inégalé. Je
ne vois pas d’autre voie qui mène à comprendre et en même temps à jouir
si puissamment du réel. Je n’ai pas trouvé d'œuvre majeure comparable
depuis au moins plusieurs siècles. Cela faisait vraiment longtemps que
plus personne n’avait philosophé comme Démocrite. Même si, pour un seul
esprit, essayer de se bâtir une explication complète du cosmos reste
une entreprise périlleuse, cette tentative n’en demeure pas moins
nécessaire, aussi belle que salvatrice ; ce pourquoi, je l’ai
entreprise, et elle fût à elle seule l’occasion d’immenses joies.
Ayant
rassemblé les meilleurs connaissances de mon temps, tout en bravant
tant d’incertitudes, j’ai conscience d’avoir dû me tromper sur de
nombreux points. Je sais que je serai bientôt conduit à remettre
beaucoup, si pas tout en cause. Je suis prêt. En mon cœur, l’idéal de
vérité procure toujours plus de joies que les tristesses existentielles
que j’aurai à affronter. Ayant vécu avec d’autres idées qui, avec le
temps, se sont avérées fausses, j’aborde celles-ci avec des doutes. Mes
erreurs du passé réveillent le souvenir de l’apparente compréhension
qui, en un instant s’effondre comme un château de cartes. Je sais à
quel point il est facile de se tromper devant de telles questions. A
vrai dire, j’ai quelque doute de m’être encore fourvoyé, de n’avoir
rien compris, et de me retrouver un jour à nouveau devant l’inconnu. Je
connais ce risque. Je l’ai déjà pris, je le reprends aujourd’hui à
nouveau devant vous, et le reprendrai peut-être encore demain.
L'honnête homme, à la recherche de la vérité, n’a d’autre choix que de
dépasser cette peur.
La
pensée humaine n’est pas infaillible. Nous ne serons jamais
complètement sûrs de ce que nous croyons savoir. Conscient de cette
limitation, j’ai décidé de vivre pleinement avec la meilleure vérité
présente. En attendant le jour ou ces idées seront invalidées, si ce
jour vient, je vivrai passionnément avec cette vision du cosmos.
Constatant, pour le moment, l’absence de problèmes, je crois
sincèrement en tout ce que j’ai écrit. Je reste persuadé que la vérité
existe, et que nous pouvons la découvrir. Je pense qu’un jour, nous
nous formerons une vision cohérente de notre monde et du sens de nos
existences et que, ce jour, sans en être complètement sûr, nous aurons
atteint la vérité ultime.
Aucun
des systèmes philosophiques que j’ai pu lire ou esquisser ne rend aussi
bien compte de tout ce que je connais et ressens que celui que je viens
de vous présenter. Cette vision m’éclaire sur moi-même et sur le monde
qui m’entoure. Face à un tel degré de cohérence, je me relis souvent et
me demande si je n’aurais pas, cette fois-ci, approché cette vérité
ultime ?
Inlassablement,
je poursuivrai cette quête sans fin. Je considère ce petit livre comme
un essai que je dois améliorer. Je vous invite à vous aider des idées
qu’il vous a transmises pour en atteindre d’autres qui seront encore
meilleures.
Willeime
le
9 Floréal de l’An 217
Paris, France
III - Commentaires
La Totale Intelligibilité du Réel
Dans
ce premier commentaire, je reviens sur la genèse de mon rationalisme
intégral. Je vous propose quelques analyses autour de cette position
philosophique, ainsi que son rapport aux autres écoles de pensée.
Légitimer la Pensée du Réel. Pour
ne pas se perdre dans l’incertain, l’esprit se doit d’ériger le
principe de la pensée au rang de miroir de la vérité. Entreprendre de
comprendre, puis de vivre, sur la base de ce principe reste un pari. Si
le réel n’obéit pas à ce principe premier, il ne sera peut-être pas
possible de s’en rendre compte. Toutefois, si quelqu’un trouve un moyen
de faire découler de ce principe, au sein d’un système cohérent, une
explication à sa propre existence et à toutes les choses autour de lui,
alors cette vision aura désormais le droit de se demander éternellement
si elle n’est pas la vérité ultime, sans jamais pouvoir en acquérir la
certitude définitive, ni aller au-delà s’il y avait quelque chose à
trouver.
Après
avoir prétendu douter de tout, René Descartes s’était proposé de fonder
sa philosophie en partant du raisonnement: “je pense donc je suis”[124].
Pour accepter cette démarche, il faut toutefois déjà admettre la
logique. En effet, un “réel” sans logique serait un lieu où l’énoncé
“je pense donc je suis” ne serait plus forcément vrai, car les
contradictions seraient permises. Si des choses comme 1+1=3 ou 1=0 sont
réellement possibles, alors des formules comme “ce qui existe n’existe
pas” ou “je pense donc je ne suis pas” ne sont plus forcément
inacceptables. Voyez donc l’erreur fondamentale sur laquelle repose les
philosophies spiritualistes qui partent du sujet pensant, pour faire de
la conscience la chose première, et réduisent ensuite le principe de
Raison à une simple faculté de l’esprit humain. Tout esprit qui
n’affirme pas d’abord la toute puissance absolue de la logique est
illégitime à penser la réalité et à même affirmer qu’il existe. La
logique mathématique est la certitude première, d’où doit découler tout
ce qui m’entoure, y compris cette seconde évidence qu’est mon existence
consciente. Même si la spéculation sur l’origine des mondes que j’ai
proposée est partiellement erronée et évidemment insuffisante, elle
vous a au moins permis d’entrevoir comment la logique pure pourrait
donner cours à la réalité.
La
seule chose que ma doctrine philosophique réclame est donc de proclamer
l’universalité absolue du principe de Raison. Tout le reste en découle
ensuite naturellement. J’ai su franchir ce cap après avoir acquis la
conviction que la Raison ne peut être limitée. Voir la Raison comme une
loi qui pourrait éventuellement être dépassée ailleurs, c’est ne pas
avoir compris ce qu’est la Raison. Le principe de Raison n’existe pas.
C’est juste une apparence pour l’esprit humain qui a la faiblesse de se
contredire. Aussi, je pense que les mathématiques peuvent exister
seules et sont le socle du réel, parce qu’au fond elles n’existent pas.
Elles ne sont rien en soi, mais juste une description humaine des
possibilités infinies de la non-contradiction. A l’inverse des
métaphysiques dogmatiques, cet ultra-rationalisme ne conserve pas de
véritable loi a priori. Mon seul principe ne perdure pas comme un
postulat externe, mais se dissout lui-même et disparaît ! Et c’est bien
parce que je vois que la Raison n’est en fait pas un principe que je
comprends qu’elle ne peut être ni violée, ni dépassée.
Le Statut du Principe de Raison et de la Raison Humaine. Le
statut du principe de Raison est la clef de la philosophie. Si le réel
n’est pas rationnel alors la pensée raisonnée ne peut tendre vers la
vérité et elle n’a aucune dignité philosophique. La Raison humaine
n’acquière sa pleine légitimité que si le fond du réel est pleinement
rationnel, c’est-à-dire s’il est complètement soumis au principe de
Raison. La vraie philosophie n’est donc possible que dans un univers
entièrement rationnel. La conséquence évidente, mais que presque tous
refusent de reconnaître, c’est qu’il n’y a donc d’autre véritable
philosophie que la philosophie rationaliste.
Démocrite ou Pyrrhon. En
invitant tout penseur à prendre d’abord position quant à l’universalité
du principe de Raison, je propose une clarification drastique du champ
philosophique: soit vous considérez que le principe de Raison n’est pas
le fondement absolu du réel, et alors, à mes yeux, votre démarche
s’arrête ici, car je ne vois pas au nom de quoi vous pourriez désormais
penser quoi que ce soit ayant une dignité philosophique. Soit vous
reconnaissez la Raison comme le principe ultime, et alors, à ce jour,
je ne sais me former d’autre image du réel que quelque chose comme ce
que Démocrite, Spinoza, ou moi-même avons entrevus.
Si
les bases de la réalité obéissent à une autre norme que la Causalité
logique, alors nos pensées n’ont aucune légitimé pour parler du réel.
Si l’on refuse l’universalité du principe de Raison, tout mot, tout
argument, toute tentative d’entrevoir ou d’exprimer la vérité est
certainement déjà de trop. Nous n’avons plus le droit d’essayer de nous
en former aucune image. Face au réel, nous sommes comme un chat qui
regarderait E=MC² écrit sur un mur en face de lui. Le cerveau d’un chat
ne fait pas de mathématiques, une faculté indispensable à la
compréhension d’une théorie physique. Par conséquent, tout ce que le
chat pourra miauler restera à cent lieux de l’idée exprimée par les
symboles en face de lui, et ne l’approchera jamais en aucune manière.
Si vous pensez que le principe de Raison n’est pas le principe ultime
du réel, telle est votre condition. Puisque vous n’avez plus aucun
motif d’accorder une quelconque préférence à aucune de vos idées ou
impressions, le scepticisme le plus extrême s’impose. La vérité devient
inexistante ou inconcevable. De toute la diversité des philosophes, il
n’y a en fait que deux vraies positions: l’école rationaliste et
l’école sceptique, la seconde étant à mon avis le mieux représentée par
des personnages aussi différents que Socrate, Pyrrhon d’Elis, David
Hume et Friedrich Nietzche.
Il
n’est pas possible de tenir de position intermédiaire entre ces deux
écoles. Prétendre à la modération en ce domaine, c’est s’exclure
soi-même du champ de la vraie philosophie. Certes il n’est pas interdit
aux rationalistes d’emporter avec eux, comme limite à leur pensée
humaine faillible, un scepticisme inexpugnable, ce qui correspond en
fait à la véritable position de Démocrite, d’Einstein et de moi-même.
En revanche, prétendre être un rationaliste modéré qui utilise la
Raison pour philosopher mais affirme dans le même temps qu’elle est
limitée et impuissante devant les grandes questions métaphysiques,
c’est être dans le camp sceptique là où la Raison est morte, et où tout
discours argumenté sur le réel est devenu illégitime et n’a plus que le
statut d’un sophisme, voire plutôt d’une imposture quand il est malgré
tout tenu. Certes, un sceptique peut choisir de vivre avec la réalité
empirique, défendre une certaine morale à titre personnel et même
utiliser la Raison dans la pratique, mais il n’accorde à aucun de ses
choix, ni à aucune de ses idées ou émotions, le statut de vérité, ni
d’universel. Dans la bouche des hommes, ces mots ne veulent rien dire
pour lui. Il mène son existence en essayant désormais de ne plus se
poser trop de questions, et voit les prétentions de la philosophie
comme de vaines chimères. Le sceptique peut ainsi passer sa vie à
s’interroger sur tous les sujets sans jamais rien conclure (Socrate),
douter du réel, de la Causalité et même de l’existence de sa propre
identité (Hume) quitte à aller jusqu’à promulguer une indifférence
générale face à toute idée, événement ou émotion (Pyrrhon), ou refuser
la loi de l’indifférence pour laisser se manifester ses émotions et ses
idées contradictoires dans l'innocence du devenir (Nietzche).
Le
véritable scepticisme philosophique est une position profonde, bien
différente de la non-compréhension, ou du retour dissimulé d’espoirs
mystico-religieux. Ceux qui utilisent la position sceptique pour
s’autoriser à conserver, derrière un doute de façade, des espoirs
spiritualistes qui auraient normalement du être balayés par une
véritable conversion sceptique, ne se sont pas élevés à la dignité de
cette philosophie. Pareillement, ceux qui ne savent pas s’approcher
d’une explication de la totalité du réel et ne parviennent pas à
envisager l’existence d’une explication cohérente à toute chose, sont
d’abord des ignorants, et c’est cette lacune qui justifie leur
faux-scepticisme. Le scepticisme ne parvient à sa respectabilité que
chez celui qui s’est détaché de toutes ses passions, peurs, préjugés et
a priori sur lui-même et sur le monde, et qui a même réussi à entrevoir
la puissance d’une tentative d’explication de la totalité du réel, mais
qui ressent plutôt la fausseté et non la vérité dans le principe de
Raison, et reste donc irrémédiablement entraîné dans la spirale
d’auto-annihilation qui a ouvert cet essai.
Connaissance et Echelle de Certitude. Bien
que je pense que la vérité existe et que nous pouvons la découvrir, je
pense aussi que la certitude de la détenir ne nous est en revanche pas
accessible. En multipliant les hypothèses, en invoquant la fragilité de
la pensée humaine, ou encore en envisageant l’éventuelle remise en
cause future de certaines notions aujourd’hui admises, je peux me jouer
l'avocat de n'importe quelle thèse, même la plus absurde. Il n'y a donc
pas de certitude absolue dans la pensée humaine. Il y a seulement des
idées plus ou moins sérieuses ou douteuses. Il y a des arguments
faibles, forts, très forts, mais jamais absolus. La pensée honnête et
intelligente consiste justement à mettre de l'ordre dans ses idées,
afin de fonder ensuite ses convictions sur celles qui sont les plus
solides. Le philosophe veut que tout puisse être remis en cause. Il se
tient autant éloigné de la croyance naïve dans les vérités
irrévocablement établies, que dans la certitude de l’erreur définitive.
Il veut pouvoir douter de tout, mais il ne nivelle pas pour autant
toutes ses idées sur un même pied d’égalité. Contre les excès du
dogmatisme et du relativisme, son effort intellectuel consiste
justement en un travail de classement et de réévaluation permanente de
la force des idées entre elles. Le sage sait, mais surtout il sait
pourquoi il sait, ce qui permet à son esprit de hiérarchiser chacune
des idées connues en analysant leurs dépendances les unes par rapport
aux autres. Comme la validité de chaque idée est désormais contrôlée
par d’autres qui servent à en justifier la place, les idées bien
consolidées acquièrent le statut de connaissances établies, et toutes
les idées peuvent désormais être classées sur l’échelle des certitudes.
Au
sommet de mes meilleures certitudes, je place la logique mathématique
puis la conscience d’exister. Ensuite viennent les théories vérifiées
scientifiquement, les déductions, les notions empiriquement établies,
les faits communément admis, les hypothèses cohérentes, les convictions
usuelles, la rumeur, les choses peu vraisemblables, les notions
apparemment absurdes et enfin tout en bas les erreurs avérées de
logique.
Une
théorie philosophique, comme celle présentée dans cet essai est une
hypothèse cohérente. Elle possède donc globalement un degré moyen de
certitude, même si certaines des idées auxquelles elle est associée ont
désormais quitté le champ de la seule spéculation métaphysique pour
entrer dans celui de la science, et possèdent donc aujourd’hui un degré
de certitude beaucoup plus élevé.
Logique, Démonstration et Vérité. Le
langage courant laisse entendre qu’une chose démontrée recueillerait le
plus haut degré de certitude atteignable par l’être humain et devrait
donc forcément être immédiatement acceptée comme une preuve. C’est là
une erreur courante. La logique ordinaire postule d’abord des
propositions arbitraires, puis essaie ensuite, de justifier leur
véracité ou leur fausseté. Ainsi, on cherche souvent à montrer qu’une
proposition est fausse, pour conclure que le contraire doit être vrai.
La démonstration par l'absurde repose sur le principe du tiers exclu
qui stipule qu’une proposition et son contraire ne puissent pas êtres
vraies tous les deux. Pourtant si la proposition initiale est mal
construite, les deux propositions peuvent être fausses. C'est par
exemple, le cas du paradoxe de Russell où la description “le barbier
rase tous les hommes qui ne rasent pas eux-mêmes” est incompatible avec
la proposition “le barbier se rase lui-même” et
avec son contraire “le barbier ne se rase pas lui-même”. Plus grave
encore, en mathématique et en physique quantique, deux propositions
opposées peuvent être vraies toutes les deux en même temps. Par
exemple, la proposition “x est un nombre positif” et la proposition “x
est un nombre négatif” sont toutes les deux vrais dans le cas de
l'équation x²=9 qui admet pour solutions x=3 et x=-3.
Ainsi,
pour la présente doctrine, une vérité n’existe que par ce qu’elle peut
être construite par une démonstration directe (logique intuitionniste).
Toutefois, même la découverte d’une telle démonstration ne constitue
toujours pas une preuve infaillible. En effet, un raisonnement logique
ne fait que dévoiler une conséquence cachée, déjà présente dans les
présupposés de départ. On peut donc réaliser une démonstration directe
parfaitement valide sur le plan logique, mais qui aboutit à un résultat
faux, si l’axiomatique initiale cachait des présupposés erronés. On
voit donc que la démonstration n’est pas à soi seule un critère de
vérité, et que le résultat d’une démonstration dépend du point de
départ. En partant du non-néant gouverné par la logique naturelle, nous
avons limités nos présupposés initiaux à la forme la plus minimale
imaginable, ce qui constitue l’immense force et la très grande élégance
de notre doctrine.
Le Rien et le Tout. Jadis,
Leucippe fonda la philosophie matérialiste en Grèce en cherchant une
réponse à la question pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Toute chose appartient soit à la catégorie de l’être, soit à celle du
non-être. Il n’est pas possible de penser une chose au delà de ces deux
catégories, ce qui ferait d’une élucidation de cette propriété
fondamentale une explication à toute la réalité. Voyant que l’être et
le non-être sont deux possibilités que rien ne semble pouvoir
départager a priori, Leucippe considéra que ces deux possibilités
devaient donc coexister en même temps. Cherchant à faire correspondre
cette réflexion métaphysique avec le réel perçu, il assimila le
non-être au vide et l’être à la matière[125]. L’être n’ayant lui-même pas plus de raison de se manifester “sous une forme plutôt qu’une autre”[126],
il conclut que la matière existait sous l’infinité des formes possibles
et formait ensuite l’infinité des choses imaginables. Il fragmenta
l'être immuable en une multitude infinie de corpuscules (les atomes)
séparés par du vide, permettant de faire exister le temps et le
mouvement pour les choses finies à l’intérieur du grand-tout immuable.
Ainsi, toute chose réelle, corps, phénomènes, esprits, et même
éventuellement dieux… devait se résumer à un état de la matière.
Trop
pressés de réconcilier leur réflexion métaphysique avec notre
perception empirique, Leucippe et Démocrite ont commis l’erreur
d’assimiler le non-être à l’espace vide infini. Or un espace même vide,
n’est pas le summum du néant concevable. L’espace physique est quelque
chose. Le zéro mathématique offre une conception plus profonde et donc
plus juste du non-être. Aussi, nous avons proposé une correction à la
métaphysique de Leucippe et Démocrite en montrant que l’être et le
non-être coexistent effectivement, mais parce qu’ils sont la même
chose. En effet, les décompositions de zéro (0=1-1=2+3-5=2x²-6=…)
illustrent une vérité logique à la fois extrêmement simple et
extraordinairement profonde. Toutes les équations peuvent être
réécrites comme égales à 0, et elles sont donc toutes égales entre
elles (n’importe quel exemple A=B peut se réécrire 0=A-B). A la
question pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien, nous
répondons donc qu’il faut simplement réaliser que le tout le plus
infini et le rien le plus absolu sont en fait la même chose; et qu’il
n’y a donc jamais eu de choix ! La totalité de l’être pris dans sa
globalité se réduit au plus fondamental des néants imaginable, ou à
l’inverse de ce non-être absolu découle éternellement la totalité
super-infinie des possibles réalisés. Ainsi tout en maintenant que rien
ne saurait jaillir du néant (0=1 est une violation de la logique), nous
voyons que le néant contient le grand-tout super-infini, qui existe
donc forcément. Notre conception s’inscrit donc plus largement, dans le
courant métaphysique qui a affirmé que l’existence de l’univers, la
réalité était nécessaire.
La Cause Incausée. Contre
notre position métaphysique, on trouve principalement la croyance en un
dieu externe, architecte de l’univers. Pour tenter de prouver
l’existence de ce dieu, Platon et Aristote commencent par chercher la
cause d’une chose, puis la cause de la cause, puis la cause de la cause
de la cause et ainsi de suite jusqu’à postuler l’existence d’une cause
première, aussi appelée “le moteur non-mû”, “la cause incausée” ou
simplement dieu[127].
Toutefois, le raisonnement qui introduit l'idée d'un
dieu incausé au nom de la Causalité est complètement
fallacieux, puisqu'il abolit le principe sur lequel il s'appuie. En
effet, une cause incausée viole le principe de Causalité, or
c’est au nom de ce principe que Platon et Aristote affirment
l’existence de leur dieu. C’est bien pour avoir une cause à l’origine
de l’univers que les théologiens prétendent déduire l’existence de
dieu. En conséquence, si au final on est prêt à accepter l’idée que
dieu puisse exister tout seul, sans cause, pourquoi ne pas simplifier
le problème et envisager que l’univers puisse exister seul, sans besoin
d’une action divine extérieure ? Pourquoi ne pas transférer la faculté
divine de pouvoir exister seul, sans raison externe, à l’univers tout
entier comme le font Bruno et Spinoza ? Si malgré les explications
déployées dans cet essai, vous ne parvenez toujours pas à entrevoir
comment l’univers peut flotter tout seul dans l’existence, par la seule
nécessité de sa nature, voyez au moins la futilité de recourir à la
cause magique incausée. Les théologiens ne font que repousser la
difficulté de compréhension de l’existence de l’univers au mystère
insoluble de l’origine de leur dieu. Diderot ridiculisait ce
déplacement du problème: “Demandez
à un Indien pourquoi le monde reste suspendu dans les airs, il vous
répondra qu'il est porté sur le dos d'un éléphant et l'éléphant sur
quoi l'appuiera-t-il ? sur une tortue ; et la tortue, qui la soutiendra
? Cet Indien vous fait pitié et l'on pourrait vous dire comme à lui:
mon ami, confessez d'abord votre ignorance, et faites-moi grâce de
l'éléphant et de la tortue”[128].
L’introduction
d’un dieu externe n’apporte rien à notre compréhension du monde, et
complique même inutilement le problème. De plus, comme rien de
perceptible dans la nature ne trahit manifestement l’existence d’une
telle entité surnaturelle, j’en conclue que cette idée de dieu n’existe
dans l’esprit des hommes qu’à cause de ce raisonnement fallacieux. En
conséquence, cette conception de dieu ne s'élève même pas au niveau
d’une hypothèse inutile, mais est bien plutôt un faux-concept, à ranger
très bas dans l’échelle des certitudes.
L’idée
de ce type de dieu, véhiculée par la plupart des religions, provient en
fait de l’ignorance et de la superstition. C’est en effet l’ignorance
originelle des hommes préhistoriques face aux phénomènes naturels, à
l’époque incompréhensibles, qui a induit l’idée d’une entité
surnaturelle, transcendante, et dépassant la Raison humaine au-dessus
des choses. Croire en l’existence de ce type de dieu, c’est bien
affirmer la limite métaphysique du principe de Raison et l’incapacité
de la Raison humaine devant les mystères. Le succès de cette conception
de dieu a institué le principe de Causalité limité et le développement
de toute la fausse philosophie qui va avec, et à laquelle on a presque
exclusivement assisté ces derniers millénaires.
Arguments Mathématiques contre le Rationalisme Intégral. Le
paradoxe d’Achille et de la tortue présenté par Zénon d’Elée a été de
multiples fois invoqué en philosophie pour affirmer les prétendues
limites de la Raison ou l’incapacité de la science mathématisée à
percevoir le réel. Ce paradoxe provient de l’intuition fausse qu’une
somme infinie débouche nécessairement sur l’infini alors que dans ce
cas, le calcul montre que la somme infinie donne un nombre fini. Voyez
que le nombre 1,777… peut être agrandi à l’infini en rajoutant
successivement une infinité de chiffres après la virgule, mais il
demeurera toujours un nombre fini, nettement inférieur à 1,8. Ainsi,
pourra-t-on également prétexter qu’il existe des nombres irrationnels ( )
ou transcendants (π), mais cette apparence d’argument ne repose en fait
que sur la confusion produite par des appellations maladroites, car ces
nombres sont tout aussi rationnels que les autres. Les nombres
complexes (i² = -1) posent un problème déjà plus délicat, car à
première vue, ils semblent peu éloignés d’absurdités comme 1+1=3.
Pourtant, contre une première impression, ils ne violent pas la logique
et ont une signification désormais plus compréhensible depuis que i a
trouvé une interprétation géométrique, comme étant représentable par un
nombre existant dans une dimension spatiale perpendiculaire (le plan
complexe)[129].
Ce cas nous met en garde contre notre capacité à discerner
immédiatement ce qui est rationnel de ce qui ne l’est pas. A l’extrême,
peut-être verra-t-on un jour une discipline où apparait 1+1=3, mais
cela sera du à un référentiel particulier. En géométrie non-euclidienne
il est désormais possible de construire un triangle dont la somme des
angles est différente de 180° sans réfuter la validité universelle de
cette propriété dans l’espace d’Euclide. Egalement, depuis la
relativité restreinte d’Einstein, la loi d’additivité des vitesses
n’est plus linéaire (1+1<2), et cela ne remet en cause ni la
logique, ni le principe de l’addition en arithmétique classique. Comme
les lois physiques, les théorèmes mathématiques ont en quelque sorte,
eux-aussi un domaine de validité. A l’extrême, on peut abolir l’idée de
vérités mathématiques universelles, pour ne plus conserver que la plus
pure rationalité qui se manifeste au cœur de la logique, celle-là même
que j’ai appelé principe de Raison et qui structure toute forme
possible de réalité rationnelle.
Le
théorème d’incomplétude de Gödel dévoile l’existence de propositions
mathématiquement indécidables et est fréquemment présenté par nos
adversaires comme une preuve des limites de la Raison. Certes,
l’arithmétique de Peano autorise la construction de
propositions indécidables sur le modèle du paradoxe d'Épiménide,
toutefois une forme plus simple d’arithmétique, sans la multiplication
(l’arithmétique de Presburger), permet d’échapper au théorème de
Gödel, car elle oblige à décomposer chaque multiplication en une série
d’additions (2x3 devient 2+2+2), ce qui interdit la construction de
propositions généralistes indécidables. De même, dans le Jeu de la vie
de Conway, remarqué pour sa surprenante capacité à faire
rapidement apparaitre des propriétés émergentes lors de simulations
informatiques, la prédiction du destin ultime (mort ou
persistance) des configurations du jeu est également un problème
indécidable[130].
Bien qu’il soit prouvé qu’il n’existe pas de propriété ou d’algorithme
permettant de trancher a priori cette question pour n’importe quelle
configuration en général, chaque destin individuel reste cependant
toujours calculable dans le jeu, et demeure donc concrètement
déterminable. Ces exemples illustrent l’échec de l’approche globale
face à certains problèmes et le besoin de décomposer les
généralisations en une infinité de cas concrets singuliers pour
permettre la connaissance de la réalité.
Enfin,
le théorème de Cantor est invoqué par certains de nos adversaires pour
affirmer qu’il ne peut pas y avoir d’ensemble de tous les ensembles et
que donc le concept d’un grand-tout est inconsistant ; sauf que ce
théorème, valable dans la théorie des ensembles ZFC pour des raisons
tout à fait artificielles liées à son axiomatique, ne l’est plus dans
des versions mieux construites de la théorie des ensembles qui
permettent de considérer l’ensemble de tous les ensembles sans générer
de contradiction[131].
Certes, comme pour un ensemble même infini, on peut toujours construire
un ensemble d’ensemble plus grand, le possible
demeure intotalisable. Cette incapacité à confiner le possible
dans un ensemble clos est une propriété extraordinaire, mais c’est en
revanche un argument faible pour affirmer que la nature ne peut pas
être la réalisation de cette super-infinité des possibles. Même si
des difficultés devait réapparaitre dans la manipulation et la
définition du concept de grand-tout au sein de systèmes formels, cela
ne prouverait nullement que la nature n’est pas justement cette
insaisissable infinité d’infinité d’infinis... de possibles infiniment
empilés les uns sur les autres (un multi-multi-multi...-multivers à
l’infini), qu’aucune suite claire ne peut jamais englober, et dont seul
le contenu super-infini de zéro nous donne une représentation imagée.
Voyez en effet que dans le cosmos mathématique, la logique prédit que
chacune de ses parties les plus infimes renferme à nouveau toute la
richesse infinie du réel, renouvelée encore et encore. Par exemple, le
chiffre 1=3-2=2y-z= .... Ainsi, nous pouvons concevoir une myriade
inépuisable d’univers répliqués à l’infini, dans chacun des plus
minuscules grains de matière, et au delà.
Les
théologiens déguisés en philosophes se révèlent presque toujours par
leur grande passion pour les prétendues limites de la Raison. Ils
utilisent l’autorité de raisonnements, de démonstrations voire
désormais de théorèmes mathématiques pour combattre le rationalisme
intégral, ce qui n’est pas sans poser un grave problème de méthodologie
pour eux. “Nous
ne pouvons pas tout à fait les excuser, puisque, pour repousser la
Raison, ils l’appellent elle-même à leur secours, et prétendent, par
des raisons certaines, convaincre la Raison d’incertitude”[132] dénonçait
Spinoza. Il faut bien reconnaître qu’aucun théorème mathématique ne
peut réfuter le rationalisme, car ce sont justement les théorèmes
mathématiques qui nous apprennent ce qu’implique la logique. Le
théorème de Gödel ne prouve pas les limites de la Raison, car
l’indécidabilité qu’il nous révèle a justement été formellement
démontrée. Lorsqu’il est mathématiquement prouvé qu’un problème n’a pas
de solution, je n’y vois pas une déficience de la Raison, comme si un
mystère restait caché derrière, mais j’y vois simplement la définition
de ce qui est sens et vérité. Certains systèmes d’équations n’ont pas
de solution, et il n’y a rien à aller chercher au-delà. De même,
certaines fonctions ne sont pas calculables ou ne sont pas définies
pour certaines valeurs. La réponse la plus profonde c’est parfois qu’il
n’y pas de réponse ou que l’on ne peut pas trancher de cette position,
et c’est là un résultat parfaitement clair qu’il faut accepter. Quant à
me demander combien mesure le quatrième angle du triangle, quelle est
la surface du nombre deux ou encore comment dessiner un rond carré, il
est évident que de telles questions permises par le langage humain
n’ont pas non plus de réponses tellement elles sont absurdes.
Hormis
continuer à entretenir la confusion en détournant le sens de résultats
mathématiques, le meilleur espoir que nos adversaires auraient de nous
faire douter ne se trouve certainement pas à l’intérieur des
mathématiques, mais il serait au contraire de nous montrer un phénomène
naturel qu’aucun scientifique n’arrive à mathématiser. Par exemple, si
l’esprit humain n’était pas parvenu à élaborer la théorie quantique,
capable de mathématiser le comportement si étrange des particules
élémentaires, alors l’observation de ce monde énigmatique aurait pu
ouvrir une période historique durant laquelle aurait existé une
observation utilisable contre notre conception ultra-rationaliste du
réel... mais à ce jour, tous les phénomènes connus, de la physique des
particules à la formation des concepts et sentiments dans le cerveau
humain obéissent à des formes de logique rationnelle.
L'Epistémologie d’Einstein. La
sensation de la Raison pure n’est nulle part mieux éprouvée qu’à
l’intérieur de la géométrie euclidienne. Là, les propriétés des figures
et les théorèmes découlent avec une telle clarté qu’il n’y a que la
confusion de l’esprit humain pour s’imaginer un mystère en amont, et
réclamer sans cesse des pourquoi à la plus parfaite des nécessités.
Si
en mathématique, nous parvenons, après des efforts, à une compréhension
absolument claire des concepts et de leurs conséquences logiques, il
n’est pas possible d’en dire autant en physique: électricité, matière,
énergie, champ magnétique, temps…. mais que comprenons-nous donc
derrière ces mots ? L’idée d’une figure géométrique se conçoit avec une
telle clarté, que vous pouvez en visualiser une nouvelle par la pensée
sans jamais l’avoir observée dans le monde, alors que le concept
d’attraction gravitationnelle ne nous est connu que par l’expérience
sensible et reste inintelligible. Après tout, pourquoi pas une
répulsion gravitationnelle ? Les propriétés géométriques du triangle se
déduisent par la seule puissance de la Raison pure, alors que les liens
de Causalité entre objets du monde physique, par exemple le fait que la
chaleur fasse bouillir l’eau, n’ont pas été déduits grâce à une
connaissance de l’essence de ces choses, mais ne sont connus que par
l’observation faisait remarquer David Hume. Les concepts que nous avons
de la réalité physique sont dans notre esprit grâce à notre contact
avec le monde, mais ils ne nous donnent aucune intelligence profonde de
la nature. Nous ne voyons pas la réalité, mais seulement la
représentation que nous nous en faisons dans notre cerveau. Nous ne
pensons pas avec les véritables catégories du réel, mais seulement
grâce à des notions innées ou acquises.
Depuis
que Galilée a réaffirmé que le monde était écrit en langage mathématique[133],
de grands savants ont construit des modèles théoriques puissants qui
décrivent efficacement des phénomènes mystérieux, comme l’électricité,
et nous montrent que toutes ces choses obéissent à des lois fixes.
Pourtant, la science continue de reposer sur des concepts artificiels
qui nous laissent ignorants de la réelle nature des choses. Même si ces
concepts s’avèrent utiles dans le domaine de validité vérifié
expérimentalement, ils ne nous donnent pas la clef de la compréhension
des phénomènes de la nature.
Einstein
avait bien perçu les limites de la science empirique. Sa plus grande
réussite, la théorie de la relativité générale, l’a conforté dans la
direction à prendre: “le
problème de la gravitation m’a converti à un rationalisme qui conduit à
rechercher la seule source crédible de vérité dans la simplicité
mathématique”[134].
En réussissant à expliquer le secret de la mystérieuse attraction
gravitationnelle grâce au concept d’espace-temps courbe, Einstein a
ouvert la voie vers une science finalisée, où tous les concepts
physiques seraient fondés dans la Raison pure, c’est-à-dire dans la
logique mathématique: “notre
expérience jusqu’à ce jour, justifie en nous le sentiment que la nature
est la réalisation de la plus grande simplicité concevable
mathématiquement. Ma conviction, c’est qu’une pure construction
mathématique nous permet de découvrir les concepts, et les lois qui les
relient, et nous donnent la clef de la compréhension des phénomènes de
la nature. L'expérience peut bien sûr nous guider dans notre choix de
l'emploi des concepts mathématiques, elle ne saurait être la source
d’où ils sont issus; l’expérience reste bien sûr le seul critère de
l’utilité physique d'une construction mathématique, mais le véritable
principe créateur réside dans les mathématiques. En un certain sens,
donc, je crois vrai que la pensée pure peut atteindre la réalité, comme
les anciens l’avaient rêvé”[135].
Einstein
passa les trente dernières années de sa vie à essayer de rendre compte
de tous les phénomènes de la nature par cette voie. Il entrevoyait une
théorie physique ultime qui ne contiendrait plus aucun élément
arbitraire et où tout découlerait avec la même nécessité qu’en
géométrie: “le
but ultime du physicien est de découvrir les lois élémentaires et
universelles de la nature à partir desquelles le cosmos peut être
construit par pure déduction”[136]. “Une
théorie vraiment rationnelle devrait permettre de déduire les
particules élémentaires (électrons etc...) et non pas être obligée
de les poser a priori. Les constantes (physiques) ne peuvent être que
d’un genre rationnel comme par exemple Pi ou e”[137].
Le
rêve d’Einstein est une réponse ultra-rationaliste à la critique
sceptique de nos concepts empiriques. David Hume remarquait qu’à
l'exception des mathématiques, aucune de nos idées ou déductions
logiques n’est véritablement certaine, ni nécessaire, et concluait que
nos concepts viennent seulement de l’habitude dans un monde
incompréhensible. Einstein a bien pris note des excellentes critiques
de Hume, qui l’ont d’ailleurs aidé à remette en cause nos conceptions
usuelles d’espace et de temps, mais sur le fond, Einstein répond, avec
Démocrite et Spinoza, que tout dans l’univers doit exister avec la même
nécessité que les mathématiques, et c’est parce que cette nécessité est
d’une complexité inouïe qu’elle ne nous apparaît pas à première vue ;
toutefois une analyse approfondie permet de l’entrevoir. Contrairement
à tous ceux qui veulent croire au statut irréductible et donc
inexplicable de certaines notions, pour Einstein et Démocrite,
absolument toute la richesse du réel est ultimement réductible à la
logique la plus élémentaire[138].
Dans les pas d’Einstein, un bon nombre de physiciens sont désormais
convaincus de l’existence de principes sous-jacents, unificateurs de
toute la diversité des entités que nous percevons. Le prix Nobel de
physique, Stephen Weinberg affirme ainsi que nous parviendrons un jour
à découvrir “les lois ultimes de la nature”[139],
c’est-à-dire à unifier tous les principes et concepts présents dans
notre univers en les réduisant aux conséquences d’une équation
maîtresse. Le célèbre physicien Stephen Hawking poursuit les
mots et l’esprit d’Einstein lorsqu’il dit à ce sujet: “si
nous découvrons une théorie complète, ce sera le triomphe ultime de la
Raison humaine, et alors nous connaîtrons l'esprit de Dieu”[140].
Réalité et Représentation Conceptuelle. Si
dans ses fondements les plus profonds, la réalité est la Raison pure
elle-même, comment les êtres humains peuvent-ils se la représenter ?
Penser nécessite de se forger des catégories, or nos concepts
artificiels introduisent une déformation et une réduction par rapport à
la complexité du réel. De grands penseurs et théoriciens renouvellent
sans cesse nos concepts pour s’approcher toujours plus près de la
réalité mais, en vérité, aussi efficace soient-il, tout concept
empirique est toujours illégitime pour concevoir le réel. Seuls les
concepts issus de la Raison pure, c’est-à-dire les concepts
mathématiques peuvent prétendre nous donner accès à la réalité ultime,
à condition de connaître parfaitement ces concepts fondamentaux. Or, je
ne suis pas certain que nous maîtrisions parfaitement ne serait-ce que
le concept de nombre, pourtant le plus simple des concepts mathématique
usuel. Derrière l’idée de nombre, beaucoup dans l’antiquité voyaient
seulement les entiers, alors que ce concept ne cesse de s’enrichir avec
la découverte progressive des décimaux, des réels, des complexes, des
hypercomplexes, des surréels... De plus, les nombres entiers ne sont
peut-être pas des concepts fondamentaux. Pour les logicistes, les
mathématiques sont fondées sur la seule logique et 1+1=2 est démontré à
partir d’un jeu d’axiomes jugés plus élémentaires[141].
Il
semble donc évident que des intelligences extra-terrestres connaissent
d’autres formes de mathématique qui nous échappent complètement, et qui
permettent des visions plus complètes et plus profondes de la réalité
que l’approximation que nous pouvons actuellement nous former.
Empirisme et Théorie du Tout. L’expérience
ne se trompe jamais. La sensation est toujours vraie en soi. Elle ne
ment pas, et si nous nous trompons, c’est souvent à cause de
l’interprétation erronée qu’en fait notre pensée. Voir le soleil
tourner autour de la Terre est une sensation vraie, conséquence de la
biologie du corps humain et de notre position sur la Terre, une
sensation que Galilée ne nie absolument pas et qu’il peut même
expliquer. L’erreur consiste seulement à accorder à cette sensation
l’idée simpliste qu’elle suscite en nous. De ce point de vue, même les
sensations éprouvées pendant le sommeil ou sous l’action de drogues
sont vraies, mais seulement en tant que réalité vécue au cours d’un
rêve ou d’un délire.
L’expérience
sensible est donc en soi un point de départ solide et incontestable
qu’il faut ensuite méticuleusement analyser. En proposant un cadre conceptuel pour interpréter divers phénomènes perçus, un ensemble d’idées, produites de “manière sauvagement spéculative”[142] expliquait
Einstein, permettent de mettre de l’ordre dans les données recueillies
par les sens. En rassemblant différents phénomènes sous l’autorité
d’une interprétation globale, la théorie participe à approfondir notre
compréhension des choses. Toutefois, comme un tel édifice ne s’applique
qu’à un champ limité, même si le succès expérimental de la théorie
suggère que les idées proposées doivent avoir quelque part une certaine
pertinence, rien n’assure de leur validité universelle. La science
propose seulement une image du monde temporaire et s’approche de la
vérité par modèles successifs qui ont tous vocation à être améliorés,
transformés voire remplacés expliquait Ludwig Boltzmann. Toute théorie
scientifique porte seulement sur une partie de la réalité. Aussi, même
si elle est extraordinairement bien confirmée par de multiples
expériences, elle n’offre jamais la garantie d’avoir vraiment saisi le
fond des choses. L’histoire des sciences montre que lorsque la théorie
sera élargie pour prendre en compte d’autres phénomènes, l’image du
monde proposée pourra parfois changer radicalement. Le principe de
relativité galiléen a complètement transformé les concepts de mobilité
et d’immobilité, de même que la palingénésie (renaissance par
recréation) métamorphose ceux de mortalité et d’immortalité. Par
conséquent, tous les concepts physiques et métaphysiques sont
susceptibles de changer radicalement de sens. La science empirique est
donc utile pour nous guider vers le chemin de la vérité, mais elle est
incapable d’atteindre le fond des choses. Seul un ensemble d’idées
spéculatives s’élevant comme une théorie du tout a le pouvoir de nous
permettre de toucher la vérité ultime, sans garantie de l’avoir
atteinte, même si nous y parvenions.
Le Réalisme Scientifique. Un
des plus grands freins au progrès de la connaissance, c’est l’illusion
de la compréhension. La plus grande erreur de Démocrite et Epicure a
été de vouloir tout expliquer, alors qu’ils n’en avaient pas les
moyens, et donc de se laisser parfois convaincre par des explications
fausses ou superficielles. La spéculation raisonnée de l’esprit humain
produit nombres de raccourcis et d’erreurs. Alors, si demain, un
théoricien affirme avoir trouvé l’équation gouvernant toute la nature,
serons-nous pour autant convaincu de posséder le savoir ultime ? Nos
adversaires diront que notre confiance en la Raison n’est qu’un dogme
depuis le départ, et que cette croyance a fini par créer sa propre
illusion. Effectivement, puisque la cohérence logique reste, après
tout, qu’une appréciation humaine, et que nos facultés rationnelles
sont un cadre dont nous ne pouvons sortir, si la Raison n’est pas le
principe ultime, alors la Raison humaine ne fait peut-être que tourner
en rond avec ses propres catégories. Si elle fait les questions et les
réponses, elle peut nous tromper en donnant le sentiment de comprendre,
alors qu’en fait, elle ne saisit rien du réel qui lu obéit à une autre
norme.
Pour
améliorer le degré de certitude de nos idées, nous avons inventé la
science qui permet d’apporter une validation ou une réfutation à telle
ou telle idée théorique. Le grand paradigme de la science formulé par
Francis Bacon est qu’une observation ou une expérience est capable
d’apporter une confirmation indépendante à une idée théorique. La
science établie est ainsi une connaissance solide qui fait consensus
car elle repose sur des conceptions étayées par de multiples
validations expérimentales ou observationnelles. En effet, parmi les
diverses sources à même de générer des idées dans l’esprit (sensation,
calcul rationnel, rêve, croyance ésotérique, intuition mystique...), je
remarque que seul le raisonnement logique et la sensation issue des
sens (vue, ouïe, toucher...) se confirment, alors que les autres
sources d’idées n’ont jamais pu être confirmées indépendamment, et
produisent généralement des idées contraires à ce que m’enseignent les
deux seules sources qui concordent.
Prenons
l’exemple très simple d’un sac rempli de 10 pièces dont quelqu’un a
prélevé 7 pièces. En effectuant un calcul, mes facultés rationnelles me
donnent une idée du nombre de pièces restantes. En mettant ma main dans
ce sac pour sentir et compter les pièces, la sensation me donne aussi
une idée du nombre restant. Je constate que seul la Raison et
l’expérience sensible s’accordent systématiquement entre elles sur le
résultat. Au contraire, les prédictions
d’une pseudo-science comme l’astrologie échouent à s’accorder
avec les observations ou les expériences[143].
De là provient mon sentiment de l'existence d’une réalité externe,
objective et rationnelle, même si je la perçois incomplètement et la
comprends imparfaitement.
Désormais
nous pouvons utiliser l’accord entre Raison et expérience pour tester
notre compréhension des choses et voir si elle est illusoire. Pour
cela, il suffit de déduire correctement une nouvelle prédiction de
notre compréhension et vérifier si elle se réalise ou non dans le monde
de l’expérience. Si la réalité nous était inaccessible parce que ses
véritables catégories n’ont absolument rien à voir avec celles de notre
pensée, et que la Raison ne fait que réinterpréter postérieurement
notre impression du réel, il serait improbable qu’une théorie
scientifique puisse faire des prédictions qui s'accorderont avec ce que
nos sens n’ont pas encore perçu, ces sens qui ne sont pas une
connaissance rationnelle. L’extraordinaire spectacle du succès des
sciences montre que l’accord entre calcul rationnel et expérience
sensible est valide partout où il a pu être testé. Ceci conforte en
nous le sentiment que “l’ordre de la nature correspond au monde de la pensée”[144] expliquait
Einstein. Depuis que plusieurs théories scientifiques sont devenues
capables de devancer les résultats expérimentaux, supposer que nos
facultés intellectuelles n’ont absolument rien à voir avec le réel est
devenu une thèse très difficilement soutenable.
Pendant
des millénaires les hommes ont observé le mouvement des planètes sans
pouvoir anticiper leurs positions futures, jusqu’à ce que la théorie de
Newton nous permette de les calculer. Le succès considérable de ce
genre de théorie a renforcé notre conviction que la rationalité est
aussi dans la nature, et pas seulement dans notre tête. Même si les
équations de Newton reposent sur le concept obscur d’attraction
universelle, le fait qu’elles soient capables de prédire la position
des corps célestes montre qu’il y a un ordre rationnel externe qu’elles
sont capables de saisir. Bien que nous sachions depuis Einstein combien
la théorie de Newton est seulement qu’une première approximation,
l’extraordinaire succès de cette théorie montre, en dépit de toutes ses
limites, qu’elle est connectée sur l’ordre réel du monde. Au contraire
des pseudosciences, les équations de Newton ne sont pas juste un
bricolage pour rendre compte postérieurement de la réalité sensible,
déjà connue, mais elles sont capables d’être utilisées de façon fiable
pour prédire des informations qu’elles ne contiennent pas elles-mêmes.
Spéculation Rationnelle et Simplicité Logique. Nous
sommes nous-mêmes une partie de l’être unique, immuable, éternel,
infini, et existant seulement par sa propre puissance logique, que
Spinoza appelait la nature ou Dieu. Reconnaître l’universalité du
principe de Raison permet d’intuitionner la totalité du réel comme
l’expression naturelle de la logique universelle, là où toute idée
vraie existe forcément quelque part dans le cosmos matériel[145].
Cette vision avance néanmoins assez peu la compréhension de la
véritable nature des choses particulières autour de soi. Hormis la
conviction que tout correspond à des structures mathématisables et que
l’irrationnel ne peut définitivement pas exister, cette vision ne
m’apprend pas quels types d'objets mathématiques composent mon monde,
et me laisse ignorant des étonnantes propriétés que ces entités
pourraient renfermer. La Raison pure fait voir le grand-tout, mais elle
ne dit pas dans laquelle de ses parties nous résidons actuellement[146].
Seule la science empirique permet de tester la pertinence de telle ou
telle hypothèse rationnelle, afin de voir si elle correspond à ce
monde, tout en sachant que, même si certains modèles mathématiques
semblent très bien s’accorder avec les observations, ils pourraient
n’être seulement qu’une approximation de la véritable structure ici
présente, sûrement bien plus complexe.
Lorsqu’un
ensemble d’idées confirmées par l’expérience permet de rendre compte du
monde de façon cohérente, il devient tentant de l’utiliser pour essayer
d’entrevoir ce qu’il y a au-delà du domaine des sens. Même si mon corps
n’a qu’une expérience limitée, ma pensée rationnelle peut alors essayer
de percevoir l’ordre des choses au-delà. Bien qu’une telle spéculation
soit évidemment risquée, surtout en partant d’une compréhension
partielle, quelques extraordinaires succès en science ont
rétrospectivement montré que de telles spéculations avaient été tout à
fait utiles.
Aujourd’hui,
nos meilleures théories physiques ne permettent pas uniquement de
décrire l’état futur d’un objet déjà connu, mais elles ont parfois
permis d’anticiper l’existence de nouveaux objets inconnus. Par
exemple, la planète Neptune fut découverte parce que sa position dans
le ciel avait pu être déduite à partir de perturbations observées dans
l’orbite Uranus. De la même manière, la physique des particules a
permis de deviner l’existence du neutrino et du quark top bien avant
que ceux-ci ne soient détectés expérimentalement.
La
spéculation rationnelle permet non seulement d’anticiper le contenu de
l’univers, mais également d’atteindre le cœur des lois de la nature.
Toute la physique actuelle repose sur le principe de relativité, or
c’est la conviction philosophique que l’univers est infini qui suggère
l’absence de référentiel absolu au mouvement et conduit Giordano Bruno
à énoncer ce principe[147],
ensuite repris par Galilée, puis revu par Einstein, et d’où découle
alors miraculeusement le lien entre masse, énergie et rapport d’espace
et de temps (E=MC²).
Notre
paradigme matérialiste contient l’idée que le complexe s’explique par
le simple et incite à rechercher la simplicité logique dans
l’énonciation des lois de la nature ; or ce présupposé
philosophique s’est avéré un guide extrêmement puissant pour orienter
la spéculation théorique, permettant d’étonnantes découvertes en
sciences fondamentales qui n’auraient pas été possibles autrement. Par
exemple, lorsque le modèle standard de la physique des particules
échoua à s’accorder avec la masse observée des particules élémentaires,
une démarche seulement empirique aurait normalement du conduire à
rejeter cette théorie car elle était contredite par l’expérience, mais
plusieurs physiciens proposèrent de la sauver par l’hypothèse ad hoc du
champ de Higgs, car ce modèle élégant permettait l’unification des
interactions fondamentales, c’est-à dire une plus grande simplicité
dans la compréhension des forces de la nature, et cette audace a
finalement permis la découverte du boson de Higgs qu’aucune
démarche empirique n’aurait pu sinon prédire. Comme jadis lors de la
classification périodique des éléments par Mendeleïev, il a été
possible d’anticiper l’existence de nouvelles lois puis de nouveaux
objets de la nature, et de prédire leurs propriétés avant de les avoir
observés, sur la seule confiance que l’élégance interne de la théorie
fournit un indice qui mène à la réalité physique externe.
Le
scepticisme, l’empirisme, le positivisme… sont incapables de rendre
compte de ce genre de réussite. Ces succès sont en revanche des signes
forts en faveur de notre conception de la réalité. “Quiconque
a fait l'expérience de la réussite des avancées réalisées dans
l'unification rationnelle de la structure du monde est mû par une
profonde révérence pour la rationalité qui se manifeste dans l'existence”[148] disait Einstein.
Ce
genre de miracle rationnel est encore plus époustouflant lorsque la
théorie contient des conséquences inattendues et prédit l’existence
d’objets dont le concept même était encore insoupçonné, comme les trous
noirs, le laser ou l’antimatière. En effet, lorsque Paul Dirac combina
relativité et physique quantique, il obtient sa célèbre équation où
l’énergie avait deux solutions: m et –m (m pour la matière). L’idée
d’une matière négative semblait initialement une anomalie mathématique,
jusqu’à ce que l’on découvrit peu après l’antimatière, dont l’existence
nous avait en fait été annoncée ! La logique mathématique s’est mêlée à
la théorie décrivant les relations matière-énergie, le concept de
matière négative en a résulté et il se réalise effectivement dans le
monde physique, précisément dans les conditions prédites par la
théorie. Dans cet exemple, le concept d’antimatière a totalement
précédé l’expérience, ce qui illustre que les concepts mathématiques ne
sont pas juste des catégories de notre esprit pour interpréter
rétrospectivement les expériences sensibles, mais que, d’une certaine
manière, ils existent aussi dans la réalité externe à notre conscience.
L’Objection Spiritualiste. L’accord
du sensible et du rationnel est le fondement de la démarche
scientifique. Pour conserver sa force, cette méthode nécessite donc
d’admettre l’existence d’un monde objectif, externe à la conscience
humaine. Une possible faille existe cependant si la Raison et la
sensation ne sont pas deux sources d’idées indépendantes, mais si elles
interfèrent, voire si elles ne sont qu’une seule et même chose, ce qui
mettrait cette source unique à égalité avec n’importe quelle autre
source d’idées, et il n’y aurait plus aucune méthode de connaissance à
privilégier. On peut, en effet, supposer l’existence d’un lien caché
unissant la Raison aux sensations, soit en proposant que quelque chose
dans la réalité externe manipule l’esprit, soit en imaginant que c’est
l’esprit qui crée l’illusion d’une réalité externe. Contre l’existence
d’un tel lien, je remarque que lorsque mes facultés rationnelles se
trompent, par exemple lorsque je fais une erreur de calcul, je trouve
quand même le résultat correct par la sensation dans le monde physique,
et non le résultat que j’espérais obtenir avant d’avoir réalisé ma
faute, ce qui invalide l’existence d’un lien direct (ma conscience qui
créerait directement mes idées du monde sensible ou l’inverse) et
suggère que j’ai bien affaire à deux sources d’idées indépendantes
(l’une intellectuelle, l’autre sensible), qui se confirment et
m’informent sur une entité indépendante appelée le réel.
En
dépit du bon sens, les partisans du spiritualisme intégral (couramment
appelé idéalisme) pensent que le monde physique n’existe en fait que
dans nos esprits, comme pendant un rêve. Alors, se pose pour eux le
problème de ce qui permet l'accord des différentes consciences avec le
monde perceptible. En effet, tous les jours, différents esprits
s’accordent sur la nature du monde externe, ce qui ne se comprend
qu'avec l’existence d’une substance indépendante de la subjectivité des
consciences, et que nous identifions habituellement comme étant la
matière. Or, selon eux, le monde matériel existe en fait uniquement
dans nos esprits ; donc pour expliquer l'accord des différentes
consciences, il leur faut réintroduire une entité qui fait le même
travail que la matière absolue afin de garantir l'objectivité des
observations. C'est par exemple l'ordre préétabli par dieu transcendant
chez Leibniz. Déjà, dans le spiritualisme de Berkeley, il y avait
quelque chose qui créait l'illusion du monde matériel, et que l'évêque
Berkeley identifie dogmatiquement à son dieu chrétien... et ces aveux
illustrent bien la faiblesse de ces pensées anti-matérialistes. En
effet, ils nient tout d'abord qu'une réalité externe et absolue (la
matière) détermine nos représentations, mais ils sont quand même
obligés d'introduire quelque chose derrière les phénomènes, qui est la
cause de nos perceptions ! Kant s'est également pris dans cette
contradiction, et à la suite des critiques de Jacobi, il a du proposer
une seconde édition de sa Critique de la Raison Pure pour essayer de
pallier à ce problème[149],
mais je ne vois pas qu'il soit parvenu à le résoudre, ni lui, ni
personne d'autre. En résumé, si l'on rejette l'existence de la matière
comme une entité indépendante et préexistante aux consciences, il faut
savoir que l'on sera obligé de réintroduire quelque chose d'encore plus
douteux et de bien moins établi que la matière pour la remplacer.
Le
spiritualisme intégral est encouragé par l’expérience du rêve. Les
rêves sont généralement si enivrants que l’on ne réalise qu’à notre
réveil qu’ils étaient une illusion. Qu’est-ce qui me dit donc que je ne
suis pas ici encore en train de rêver ? Pour un esprit attentif, les
rêves diffèrent toutefois de l’éveil par leur manque de cohérence et de
structuration des événements. Ainsi, si le rêve dure, je parviens
généralement à prendre conscience que je suis en train de rêver à
l’intérieur de mon rêve. Les esprits peu attentifs à la cohérence de la
réalité qui les entourent sont moins aptes à faire cette différence et
sont probablement plus susceptibles de succomber à l’idée que le rêve
continue tout le temps. Toutefois, si le monde matériel était une sorte
d’illusion associée à la conscience humaine, alors aucun événement
n’aurait pu avoir lieu avant l’apparition de cette conscience. La
réalité physique devrait donc commencer et se terminer avec l’esprit
humain, or la science contemporaine décrit via les fossiles et les
datations radioactives des événements comme la naissance du système
solaire ou l’apparition des végétaux, qui se sont déroulés avant
l’apparition de toute conscience humaine et qui sont donc incompatibles
avec le spiritualiste intégral, comme le reconnaissait Schopenhauer[150].
Si
la conscience humaine avait un degré d’existence supérieure à celle du
monde physique, on s’attendrait à ce que celle-ci ne soit pas
directement altérable par les phénomènes matériels, or la médecine
montre que le fonctionnement de la conscience dépend de processus
neurobiologiques dans le cerveau. L’existence de certaines molécules
(alcool, somnifères, drogues, hallucinogènes, neuroleptiques...)
capables de perturber ou rétablir le fonctionnement de la conscience
est une observation ancienne démontrant que l’esprit humain repose sur
des bases matérielles. De même, l’expérience de l’éveil et du sommeil
montre à chacun de nous que sa conscience se met en marche et en veille
comme une machine. Aujourd’hui, notre capacité à lire dans les pensées
et dans les rêves à l’aide de l’imagerie cérébrale confirme que
l’esprit se situe bien dans le cerveau[151].
Cette conclusion est également soutenue par l’étude de patients
atteints de lésions dans diverses régions des hémisphères cérébraux et
affectés de troubles précis, dont parfois des perturbations qui
touchent leur caractère et leur capacité à former des sentiments[152].
Ainsi, un grand nombre d’observations nouvelles et anciennes convergent
vers l’idée que l’esprit est un processus reposant sur des bases
matérielles, et fonctionnant selon des principes rationnels.
Les
spiritualistes considèrent l’esprit comme la réalité première avant la
matière. Un examen attentif de la notion d’esprit montre toutefois que
celui-ci est constitué d’au moins deux choses différentes: une mémoire
et une faculté d’analyse. Sans aucun souvenir et sans aucune capacité
d’associer, de comparer et de manipuler des informations, la notion
d’esprit n’est plus concevable. Or si le concept d’esprit peut être
décomposé et réduit à l’association d’autres choses, alors l’esprit ne
peut plus être une chose première, mais son origine doit être
recherchée et expliquée. De multiples exemples issus de la biologie et
de l’informatique illustrent désormais qu’une mémoire et une faculté
d’analyse sont des choses qui reposent sur des structures matérielles.
Puisque la mémoire et l’intelligence peuvent s’expliquent toutes deux
grâce à des réseaux neuronaux biologiques ou artificiels, l’esprit nous
apparait dépendant de la matière, et il n’est pas une chose première,
avant la matière.
Le
spiritualisme est très répandu pour encore d’autres raisons, bien
qu’aucune ne soit convaincante. Platon justifie son spiritualisme par
son intuition d’une identité de nature entre l’intelligence de notre
esprit et les idées intelligibles, qu’il oppose au matériel, sensible
et inintelligible ; argument auquel Démocrite avait en fait déjà
répondu d’avance en affirmant la totale intelligibilité du réel,
y-compris matériel[153]. Chez Descartes, le spiritualisme est favorisé par l’illusion que le Cogito, ergo sum produit
de se voir au centre du monde après avoir douté de tout, et provient du
privilège de certitude accordé à la pensée sur les sens, alors que la
plupart de nos erreurs viennent d’une mauvaise interprétation, par la
pensée, des justes données fournies par nos sens. Le spiritualisme est
aussi grandement favorisé parce qu’il est source d’espoirs d’un
au-delà, après la mort, encouragés par les récits de phénomènes parfois
éprouvés lors d’expériences de mort imminente. Toutefois comme des
phénomènes similaires sont inductibles artificiellement par des
impulsions électriques au niveau du cerveau ou par certaines drogues
sur des sujets pleinement vivants[154],
ces hallucinations post-traumatiques semblent pouvoir s’expliquer
naturellement par la neurophysiologie et ne constituent donc pas un
argument convaincant en faveur de l’immatérialité de l’âme.
Le
spiritualisme provient enfin de la prétention vulgaire d’avoir déduit
l’incapacité de la matière à produire la conscience, alors que nul n’a
encore jamais pu prédire ce que peut ou ne peut pas faire un corps
matériel expliquait Spinoza[155].
Affirmer que la conscience, c’est-à-dire quelque chose qui est
difficile à comprendre, requière une substance immatérielle, revient à
faire l’hypothèse d’une chose que l’on ne peut ni observer, ni déduire,
ni comprendre, ni connaitre et surtout qui ne résout aucun problème. En
effet, avec ce second mystère on n’explique pas mieux le premier. Ceux
qui sont incapable de cerner le fonctionnement de la conscience
devraient s’en tenir à la devise de Socrate: “je sais que je ne sais pas”[156],
mais en aucun cas sombrer dans la croyance aux esprits sans corps. Une
erreur similaire avait jadis conduit au vitalisme, cette hypothèse
d’une force inconnue dans les êtres vivants imaginée par ceux qui
avaient trop vite conclu que la biologie ne pourrait jamais s’expliquer
seulement à partir de la complexité physico-chimique. Les progrès de la
biochimie et de la biologie moléculaire ont fini par l’emporter sur
l’obscure, introuvable et désormais inutile force vitale. Parions que
les progrès de l’intelligence artificielle finiront pas avoir raison du
spiritualisme.
La
certitude de l’erreur n’est jamais absolue. Si l’on veut à tout prix
défendre le spiritualisme, on peut échafauder des spéculations
torturées, ajouter de multiples postulats arbitraires et invérifiables,
pour atténuer toutes ces aberrations. Avec beaucoup d’imagination,
cette voie, comme n’importe quelle autre, n’est pas absolument
impraticable. Maintenant, si l’on me demande qui du matérialisme ou du
spiritualisme est le plus crédible, alors j’affirme avec force qu’il
est fou de privilégier le spiritualisme, et de le considérer comme une
alternative sérieuse à l’objectivisme du réalisme scientifique.
La Possession du Secret Ultime. Tout
en étant conscient des limites et des faiblesses dues aux présupposés
nécessairement inclus dans mes raisonnements, et bien que je
reconnaisse volontiers que le réalisme scientifique n’est pas certain,
j’affirme en revanche que les diverses positions métaphysiques
possibles ne se valent pas. De par sa cohérence interne et sa
compatibilité avec nos meilleures connaissances, les grandes lignes de
la vision des choses qui vous a été exposée présente un bien plus haut
degré de certitude que la plupart des alternatives. Le schéma général
que j’ai défendu a donc bien plus de chances de s’être approchée de la
vérité que les autres systèmes. C’est notre meilleure vérité présente.
Le plus sage est donc de vivre avec.
A
cause des multiples révolutions que la connaissance a subi au cours des
siècles, la majorité croit aujourd’hui qu’il est bien plus sage encore
de suspendre tout jugement sur des notions comme l’ultime, le réel, la
vérité.... Aussi surprenant que cela puisse paraître, le rationaliste
scientifique que je suis répond pourtant, en bonne partie, par la
négative à cette confortable objection, et c’est là l’une des raisons
de la place majeure donnée à Démocrite dans cet essai. A l’évidence, de
nos jours, la science apporte une compréhension de la nature qui
dépasse de loin toutes les idées que Démocrite avait pu proposer dans
l’antiquité, et notre monde a été transformé bien au-delà de tout ce
qu’un génial visionnaire comme lui avait pu imaginer. Et pourtant,
malgré les différences qui séparent nos deux mondes, si différents, les
grandes idées que Démocrite apporte pour penser le réel, la vie et la
mort, restent tout aussi pertinentes hier qu’aujourd’hui. Elles sont
tout aussi efficaces pour un homme de l’antiquité que pour nous. Plus
important encore, au-delà des nombreuses erreurs et insuffisances
présentes dans la conception démocritéenne de l’univers, le sentiment
d’avoir aperçu l’essence du réel demeure rétrospectivement légitime.
Même après plus de deux millénaires bouleversés par de multiples
révolutions scientifiques, le rationalisme démocritéen n’a jamais été
sérieusement remis en cause. Bien au contraire, pendant les trois
siècles qui suivirent la révolution copernicienne, la totalité des
progrès des sciences n’a guère pu être interprétée autrement que comme
d’extraordinaires confirmations de cette conception du réel. Et même si
au XXème siècle, la théorie du Big-Bang et la physique
quantique n’ont pas remporté de consensus clair quant à leur
signification, nous allons voir que ces idées sont non seulement
compatibles, mais qu’elles étaient déjà, en partie, anticipées par le
matérialisme antique. Aussi, cela m’amène à regarder l’histoire de la
pensée, non pas comme un cheminement vers une vérité inaccessible aux
hommes, mais comme la possession du secret ultime depuis des temps
immémoriaux, dont la compréhension humaine peut cependant être encore
grandement améliorée. Je crois qu’à travers les siècles, certains
esprits esquissent des formulations de la vérité ultime, sans
évidemment jamais parvenir à la conceptualiser complètement, ni bien
sûr à l’exprimer parfaitement. En étudiant rétrospectivement une de ces
tentatives, on y trouvera facilement de nombreux défauts liés à
l’auteur, et à l’horizon imposé par l’époque à laquelle le texte a été
rédigé. Pour apprécier une telle entreprise, il faut savoir négliger
certains aspects, pour retrouver derrière, ce qui demeure universel et
intemporel. C’est là mon pari philosophique: prétendre que des
formulations plus ou moins talentueuses de la vérité ultime existent,
disséminées à travers les âges, et affirmer en avoir recréée ici une
nouvelle, qui comme ses sœurs, a l’originalité d’avoir ses propres
qualités et défauts!
Le Souverain Bien. Même
si un doute plus important demeurait, je pense que je ferais quand même
le choix de parier sur ma capacité à saisir l’absolu de mon vivant, car
refuser à l’homme ce pouvoir, c'est lui interdire l'accès au souverain
bien. En effet, si la vérité ultime nous était inaccessible, il ne nous
serait pas légitime de définir notre bien suprême pour ensuite
éventuellement essayer de l’atteindre, et l’existence humaine serait de
fait définitivement absurde. Nous sombrerions alors dans une conception
plus ou moins pessimiste de la vie, dont le sens ne pourrait être
maintenu qu’artificiellement, au prix de postures creuses, de discours
abscons sur l’indicible ou en renvoyant ce souverain bien à une notion
flou dans un arrière-monde. Sans absolu philosophique, tout humanisme
se réduit de fait à un moralisme, voire à une simple attitude
littéraire, sans puissance de vérité. La quête des anciens sages, celle
d’un suprême et souverain bonheur accessible durant cette vie présente
est un second critère, en plus de la question du rationalisme intégral,
qui me fait, à nouveau, condamner presque tous les dits “philosophes”,
en incluant cette fois-ci les sceptiques, pour imposture morale, car
ils n’apportent pas de véritables remèdes aux problèmes fondamentaux de
l’existence. Pour Démocrite et Epicure la philosophie est la médecine
de l’âme qui la guérit de ses plus grands troubles[157].
De même qu’autrefois les rangs de la médecine étaient envahis par des
charlatans qui ne savaient rien guérir, le monde de la philosophie
n’est pas encore parvenu à maturité. Il est essentiellement formé
d’imposteurs qui font illusion, et cachent derrière des artifices
conceptuels sophistiqués, leur ignorance du véritable chemin qui mène
l’âme au souverain bien.
La Vraie Philosophie. J’appartiens à un courant qui prétend, depuis des millénaires, faire de “la vraie philosophie”[158] face
à une multitude d’autres écoles qui usurpent selon nous cet idéal,
ainsi que le noble titre de philosophe. Littéralement, la philosophie
signifie l'amour de la sagesse (philein=aimer, sophia= la sagesse
qui est elle-même le bonheur dans la vérité). J’appelle donc vraie
philosophie, l’amour de la vérité qui conduit à découvrir des vérités
que l’on aime ; autrement dit la vraie lucidité qui conduit à la
véritable félicité. En effet, une joie construite sur des mensonges ou
des illusions n’est pas une vraie sagesse. Inversement, la clairvoyance
qui aboutit au désespoir n’est pas non plus de la sagesse. La vraie
philosophie existe seulement quand le véritable amour de la vérité
triomphe et confère en retour, au bout de l’étude, la joie qui naît de
la vérité. Le sage est celui qui possède la paix parfaite de l’âme
(l’ataraxie) sans avoir pour autant renoncé à aucune vérité. La vérité
comprend les choses intérieures (les élans de son cœur) et les choses
extérieures (la réalité physique et historique du monde). Celui qui
renonce à la vérité, qui accepte les fables de la religion, et
s’abandonne à des croyances pour trouver la sérénité, n’est pas un
sage. A l'inverse, celui qui reconnaît froidement les dures injustices
de notre condition de mortel, mais sombre dans la tristesse, le
nihilisme ou le fatalisme n’est pas non plus un sage. Le sage est celui
qui, sans avoir renoncé le moins du monde à aucune des terribles
vérités et interrogations qui menacent nos existences, a malgré tout
réussi, grâce une compréhension plus profonde des choses et de
lui-même, à atteindre une joie supérieure d’exister.
Du
fait de sa nature composite, la philosophie s’articule donc en deux
temps. Le premier temps est celui de l’accroissement de la lucidité.
L’apprenti philosophe se caractérise par une disposition supérieure à
connaitre la vérité grâce à sa sincérité, son intelligence, ses
connaissances, son honnêteté intellectuelle et sentimentale. Le second
temps de la philosophie est celui de l’accroissement de la sérénité, là
où se produit la cessation des troubles de l’âme, puis où nait une joie
existentielle profonde, voire une suprême béatitude métaphysique qui
n’a plus rien à envier à celle promise par les religions [note I].
Les
demi-philosophes et les religieux sont des faux-philosophes car ils ne
maitrisent au mieux que le premier ou un simulacre du second temps,
mais n’ont pas su réaliser l’union des deux composantes de la
philosophie. De là, vient l’opposition entre la Raison et les passions,
contrairement aux sages, tels Confucius ou Spinoza qui voyaient
justement dans l’achèvement de leur effort philosophique la capacité
nouvelle de les faire coïncider et fonctionner ensemble[159].
Dans
un premier temps, la philosophie nécessite le pur amour de la vérité,
qui met en danger jusqu’au risque éventuel de découvrir des vérités
terribles et causer la mort d’une partie de son âme. Le désir de
défendre certaines convictions ou simplement vouloir que le monde ait
un sens est un parti pris initial qui n’est pas possible en
philosophie. Celui qui veut s’élever à la vraie philosophie doit faire
table rase de ses préjugés et accepter la possibilité que le monde
puisse avoir un sens, ou pas, et se rendre ensuite à ce qui
apparait le plus évident, même si la réponse le terrifie.
Mais si l’amour de la vérité en son cœur est moins fort que les peurs
et les préjugés qui le guident et qu’il n’a pas la force de prendre le
risque de s’approcher de la vérité, quel qu’en soit le prix à payer,
alors il ne cherchera qu’à défendre ses préjugés et pourra être un
idéologue, un intellectuel, un théologien, même éventuellement habile,
mais pas un philosophe.
La Sous-Philosophie. Une
fois l’enfance passée, la plupart des hommes ne demandent plus
pourquoi. Ils se sont habitués au long silence de leur ignorance. Les
religions proposent de fausses réponses. Un certain nombre d’entre nous
s’en sont éloignés sans pour autant les avoir remplacées par une
alternative solide. Ainsi, hier on choisissait de croire en un bon dieu
parce que sans cela, la vie n’avait aucun sens et ne paraissait plus
supportable. Maintenant que la religion s’est en partie discréditée,
lorsque l’on s’essaie à penser, c’est généralement pour s’affaler dans
de la mélancolie existentialiste et à se croire profond par ce que l’on
prend conscience de son mal être. Dans les deux cas, l’homme est dans
la même situation de détresse, dans le même rapport misérable à
l’existence. Ainsi, les athées relativistes qui affirment que puisque
le dieu du monothéisme n’existe pas, “rien n’est vrai, tout est permis”[160] montrent
combien ils s’accordent en fait avec les théologiens pour penser qu’un
comportement juste, équitable et généreux est dû à l’autorité
arbitraire de dogmes contraignants. En fin de compte, les anciens sages
orientaux, les païens éclairés, et les panthéistes rationalistes qui
ont tous tenus une haute exigence morale sans transcendance, étaient
bien plus libérés du rapport primitif à l’existence, qui perdure chez
nos athées modernes à base sceptique. Ces anciens sages ont affirmés
avoir atteint le souverain bien durant leur existence et nous montrent
des exemples historiques de dépassement de la sous-philosophie morale
et existentielle partagée par le camp spirituo-théologique et le
camp sceptique-relativiste-nihiliste, qui ne sont en fait que les deux
faces extrêmes et opposées de l’humain primaire, isolé par son
ignorance.
Comme
de tout temps, ces ignorants, adversaires de la philosophie
matérialiste n’ont jamais vraiment compris les implications de ce
qu’ils combattaient, ils n’y ont dénoncés que leurs propres peurs et
préjugés. Quant à ceux qui, au nom de valeurs humanistes, prétendaient
vouloir sauver la dignité humaine de l’abyme matérialiste, ils n’ont
finalement été que les ennemis de leur propre cause. Non seulement, ils
n’ont pas produit d’alternative convaincante, mais en s’attaquant au
matérialisme ils ont sottement attaqué la seule façon d’établir un
support solide à ce qu’ils recherchaient vraiment, à savoir la liberté
de l’individu et une forme d’immortalité, deux éléments qui sont
fermement encrés dans le matérialisme démocritéen. En effet, nous avons
vu que l’idée la plus cohérente de résurrection est une conséquence du
matérialisme atomiste, et nous allons bientôt revoir en détail que
c’est également la physique démocritéenne du hasard et de la nécessité
qui garantit l’émergence de propriétés singulières dans les essences,
ce qui permet ensuite l’expression d’une liberté individuelle grâce à
la conscience supérieure. Ajoutez à cela le fait que l’esprit des
Lumières, dans ses dimensions métaphysique, éthique et politique, était
déjà présent chez Démocrite, et vous comprendrez alors peut-être
pourquoi je prononce une condamnation si terrible contre les 2500
dernières années de philosophie. Hormis les rares qui ont su se ranger
avec Démocrite, ce qui a marqué l’histoire de la philosophie dans le
monde des hommes n’a été que les égarements d’insensés, incapables de
comprendre, puis d’aimer la réelle nature des choses.
Conceptions Scientifiques
Dans
ce deuxième commentaire, je vous propose de reprendre les principales
propositions d’intérêt scientifique contenues dans cet essai afin de
les discuter d’une manière plus critique, à la lumière des emprunts
réalisés à des théories bien établies ou en cours d’élaboration. De
nombreuses références externes sont citées afin d’inciter le lecteur à
approfondir avec les sources.
L’Univers Statique et la Dynamique des Bulles-Univers. Si
l’univers est constitué d’une infinité de mondes éternellement détruits
et recréés, de telle sorte qu’à tout instant, tous les types de mondes
existent une infinité de fois à tous les stades de leur évolution,
alors l’univers dans son ensemble n’est pas en évolution: il est
statique. S’il est statique, il n’y a plus besoin de cause première. Le
grand-tout existe de toute éternité, comme une vérité mathématique.
Démocrite voyait qu’à l’intérieur du grand-tout statique, aucune
structure finie ne pouvait se maintenir éternellement, anticipant
ainsi dès l’antiquité que la terre, le soleil, les étoiles et même tout
l’univers observable ne sont pas éternels, mais qu’ils ont chacun
connus une naissance et subiront une mort[161].
Démocrite voyait les mondes/univers finis s’enchainer au sein d’un
espace plat et infini, toutefois la cosmologie actuelle nous invite
plutôt à considérer l’univers comme une infinité de bulles
d'espace-temps qui grandissent puis se rétractent, ou se diluent
complètement par leur propre expansion jusqu’à faire apparaître un vide
d’où renaît de nouvelles bulles. Ainsi, au lieu d'être un bloc continu,
dans ces modèles, l'univers infini apparaît comme un grand-tout
éternel, constitué d’une infinité de bulles-univers indépendantes qui
naissent chacune lors d’un Big-Bang indépendant[162].
L'existence des bulles-univers est aujourd’hui suggérée par divers
développements théoriques comme l'inflation cosmologique, le paysage
cosmique ou encore certaines spéculations sur les trous noirs qui sont
autant de voies indépendantes qui conduisent à cette notion[163].
Notre
compréhension actuelle des lois de la physique autorise l’apparition de
bulles-univers par fluctuation de l’énergie du vide quantique. Comme
les bulles-univers contiennent autant d’énergie positive sous forme de
matière, que d’énergie négative sous forme de courbures de
l’espace-temps, leur création gratuite à partir de rien respecte la loi
de conservation de l’énergie[164].
Cette création ex nihilo naturaliste diffère notablement de celle des
théologiens, qui repose sur une violation du principe de Raison
(équivalent de 0=1), mais elle ressemble en revanche à l’équilibre de
la cosmogonie taoïste où le rien ultime (Wuji) se sépare en deux
entités complémentaires et opposées (Yin Yang) pour donner naissance au
monde (équivalent de 0=1-1).
De
façon remarquable, le physicien Alexander Vilenkin a montré
qu’avec nos lois de la physique, la probabilité d’émergence des
bulles-univers par effet tunnel n’est pas nulle si la taille de
l’espace-temps initial est réduite à zéro, de telle sorte que
l’émergence de toutes les bulles-univers possibles devient absolument
nécessaire si l’on considère comme point de départ un néant absolu sans
espace ni temps[165],
une spéculation qui a fortement contribuée à mon concept de non-néant.
On peut interpréter ce résultat comme le signe que la réalité physique
a toujours existé, ou alors que les diverses bulles-univers naissent
toutes spontanément à partir de rien.
Après
tout, notre réalité physique n’est pas forcément éternelle. Notre
compréhension actuelle ne permet pas d’exclure que notre univers a pu
émerger à partir d’un niveau de réalité plus fondamental. Si notre
réalité physique a connu une naissance dans le passé, alors avant elle
aucun événement temporel ne pouvait exister. Seule la logique
mathématique pouvait librement opérer. La logique mathématique devient
le socle et le créateur de la réalité. Elle est un néant atemporel qui
contient en puissance l’infinité des bulles-univers possibles, et qui
sont donc inévitablement toutes réalisées. Ainsi, au lieu de voir les
bulles-univers s’enchainer successivement au sein d’un univers statique
les contenant toutes, on peut imaginer que les bulles-univers émergent
plus ou moins directement du non-néant. Mais au fond, que toutes les
types de bulles-univers possibles naissent instantanément et
constamment du non-néant avec leur propre temporalité interne puis y
retournent, ou qu’elles se détruisent et renaissent de manière cyclique
au sein d’un espace éternel les contenant toujours toutes, ou encore
que des couples d’univers/anti-univers miroirs émergent du néant[166] et
continuent de s’étendre éternellement transformant le non-néant en un
super ensemble contenant déjà un nombre infini d’univers depuis
toujours et devenant sans cesse toujours plus grand, dans tous ces cas,
le cosmos revient à une sorte de grand-tout globalement statique[167], car il contient toujours la totalité des possibilités réalisées.
Le Multivers. L’étude
des lois de la physique dans notre univers suggère que celles-ci sont
loin d'avoir épuisées tout le champ des possibilités offert par la
logique naturelle. L'infinité des réalités imaginables n'est
certainement pas réalisée même dans l’infinité des bulles ayant les
mêmes lois physiques que notre univers. On peut supposer que des
contraintes logiques encore inconnues viendront réduire la diversité
que nous imaginons, toutefois il paraît peu probable que celles-ci la
réduiront à notre univers observable.
En
plus de découper l’univers infini en une infinité de bulles
d'espace-temps, certains physiciens nous invitent à aller encore plus
loin, en ajoutant aussi des univers parallèles, c’est-à-dire à faire
évoluer notre vieux concept d'univers infini en multivers. Dans
l’antiquité, on ne concevait que l’espace de type euclidien avec ses
trois dimensions. Aujourd’hui que nous connaissons de nouvelles
géométries, ainsi que des espaces possédant plus ou moins que nos
dimensions habituelles, la totalité du possible devient un multivers
contenant toutes les espaces-temps imaginables. Le physicien
Max Tegmark nous fait remarquer que cette conception de la
réalité présente l’avantage de dissoudre la question de la spécificité
des lois et constantes de notre univers du fait de l’existence de
toutes les structures mathématiquement réalisables à travers le
grand-tout[168].
Si l'on est cohérent avec l’idée que le réel contient la totalité des
possibles réalisés, alors on doit sérieusement envisager cette
fantastique extension de réalité. Cela implique une infinité d’univers
parallèles (d’autres équation-univers) afin que l'ensemble contienne la
totalité des possibles réalisés.
Les
empiristes rejettent l’idée de multivers en arguant qu’un seul univers
est selon eux plus simple qu’une infinité, et invoquent l’argument du
rasoir d’Occam pour éliminer cette multitude d’infinis inobservables.
Cependant, comme le multivers comprend absolument tout, il épuise
l’ensemble des possibles, et ne contient aucune information. Cette
proposition est donc plus simple dans son principe que d’affirmer
l’existence d’un seul univers, doté de multiples spécificités
arbitraires et injustifiables.
Dans l’antiquité les sceptiques rejetaient à tord l’existence des autres mondes de Démocrite[169].
De la même manière, que l’existence d’une multitude de planètes dans
notre galaxie fournie une explication naturelle aux particularités sur
Terre (température, luminosité, eau…), l’existence de multiples univers
explique les spécificités de notre univers (constantes physiques,
nombre de dimensions…).
La Structure de l’Espace-Temps. Si
notre bulle-univers a une taille finie, alors se pose le problème de
savoir ce qui se passe à la limite du monde. Avec la théorie de la
relativité générale, il devient toutefois envisageable que notre
bulle-univers ait une taille finie, sans pour autant qu’elle ait de
limite. Un peu comme à la surface de la Terre, en avançant toujours
dans la même direction on finit par faire le tour et l’on revient au
même point. De la même façon, on peut peut-être se déplacer infiniment
dans notre bulle-univers sans jamais rencontrer de limite. Comme un
ballon qui gonfle ou se dégonfle, la bulle-univers peut grandir ou
rétrécir, tout en ayant toujours une taille finie, mais jamais de
limites.
Contrairement
à Kant pour qui l’espace et le temps ne sont que des catégories de
l’esprit humain, pour Einstein l’espace-temps est une entité objective
dotée de “qualités physiques”[170] dont
un degré de courbure, une résistance à la déformation, un nombre de
dimensions et peut-être aussi une unité minimale de distance et de
durée. Dans ce dernier cas, tout serait composé d'éléments simples,
indivisibles, comme les atomes de Démocrite. L'existence d'une telle
borne est suggérée par la mécanique quantique (la longueur et le temps
de Planck: 10-35 mètre, 10-44 seconde) et par d’autres
développement théoriques plus hypothétiques comme les cordes/branes[171], les ensembles causaux[172] ou encore la gravité quantique à boucles[173].
Notons,
à cette occasion, que les objets découverts par la science au XXe
siècle et appelés atomes ne sont pas des atomes physiques, qui restent
donc encore peut-être à découvrir, mais seulement les atomes chimiques
c’est-à-dire les éléments chimiques. Les véritables homologues des
atomes physiques imaginés par Démocrite seraient plutôt quelque chose
comme les cordes, les branes, ou encore autre chose mesurant
exactement la distance minimale dans l'espace-temps.
La Nature Mathématique de la Matière et de la Réalité Physique. Lorsque
Pythagore revient des temples égyptiens, il rapporta une genèse
mathématique de l’univers qui expliquait que nous habitons un
gigantesque monde mathématique: “des
nombres sont sortis les points, des points les lignes, des lignes les
surfaces, des surfaces les volumes, et des volumes tous les corps
physiques que nous connaissons”[174].
La théorie atomiste Grec est ensuite née dans le prolongement de ces
idées. Dans l’antiquité cette filiation a paru évidente à Diogène
Laërce et Aristote selon qui Démocrite et Leucippe “font de toutes choses des nombres”[175]. Les atomes de Démocrite sont en effet des figures géométriques planes seulement définies par des propriétés mathématiques (“figure, ordre, position” vues en statique et que Démocrite décrit à l’aide d’un lexique musicale “rythme, assemblage, modalité”[176] pour la réalité physique dynamique). Toutefois l’atome isolé est dénué de tout caractère sensible (température, couleur, odeur…[177]). Les atomes de Démocrite sont ainsi simplement l’ensemble infini de toutes les figures géométriques imaginables[178].
Au lieu de repousser l’explication de la complexité de l’univers à un
ordre extérieur, l’exigence de simplicité logique avait, en son temps,
conduit Démocrite à proposer que l’infinité des mondes était elle-même
la complète réalisation de la géométrie.
Proposer
que sous le monde physique que nous connaissons, la réalité est en fait
purement mathématique a de nombreux attraits. Ceci résout le dilemme
entre essence et existence, rend compte de l’extraordinaire efficacité
des mathématiques en physique, et enfin cela offre une explication
générale à l'étrangeté de la physique quantique. De la même manière que
le monde biologique est un îlot sophistiqué au sein d’une réalité
physique et chimique plus étendue, notre monde physique serait ainsi un
domaine particulier d’une plus vaste réalité mathématique. A son niveau
le plus fondamental, l’univers serait en quelque sorte purement
mathématique. Les particules les plus élémentaires seraient
l’équivalent de quelque chose comme les nombres, les figures
géométriques ou une autre chose véhiculant la notion de quantité. Les
principes de la physique comme le principe de conservation de l’énergie
et la Causalité physique seraient les pendants de la logique
mathématique. Quant au concept de vitesse limite, le mystérieux
postulat de la théorie de la relativité, il est désormais compris comme
étant une propriété nécessaire d’un espace-temps[179].
Le Temps. Si
les notions de quantités et d’espace sont communes à la physique et à
la géométrie, le temps semble la notion majeure qui distingue
fondamentalement les mathématiques de la physique. L’objection
principale contre l’idée que la réalité est au fond mathématique réside
dans notre habitude de pratiquer des mathématiques avec des objets
figés, sans temporalité.
Lorsque
Werner Heisenberg introduisit le principe d’indétermination en physique
quantique, il du recourir au calcul matriciel qui a la particularité
d’utiliser des opérations non-commutatives. Contrairement à la
multiplication classique qui est commutative (3x7 et 7x3 donnent le
même résultat), avec le calcul matriciel l’ordre des opérations ne peut
pas être échangé. L’ordre par lequel le calcul est effectué compte. Il
n’est pas réversible, comme le temps. Il existe ainsi tout un pan des
mathématiques où la non-interchangeabilité des opérateurs génère une
chronologie donnant une possible explication naturelle à la notion de
temps en physique[180].
Ainsi
l’indétermination quantique pourrait être le moteur du temps. De la
même façon, dans notre spéculation en première partie, nous avons
suggéré qu’une indétermination logique faisait naitre un nouvel espace
de possibilité engendrant la notion d’une dimension supplémentaire,
liée aux dimensions spatiales, et que nous avons appelée
« dimension d’espace logique » ou encore dimension
temporelle. Mais alors d’où vient l’indétermination en physique ?
L’Origine du Clinamen et de la Physique Quantique. Epicure
expliquait que les atomes pouvaient dévier spontanément de leur
trajectoire selon une déclinaison minimale se produisant en des temps
et dans des lieux indéterminés (le clinamen)[181].
Cette idée, assurément la plus étrange de la physique épicurienne,
présente une similitude frappante avec la physique quantique et ce
n’est peut-être pas là juste un hasard. Dans les deux cas,
l’introduction du concept de minimum indivisible, que ce soit l’atome
démocritéen ou les quanta de Max Planck, a chaque fois conduit à la
notion d’indétermination en physique. De façon remarquable, cette idée
permettait à Epicure d’expliquer l’inhomogénéité de l’univers[182],
de la même façon qu’aujourd’hui les fluctuations quantiques issues du
big-bang, expliquent l’hétérogénéité de notre univers observable[183].
Mais qu’est ce qui a bien pu mener Epicure à une idée aussi étrange ?
Les sources font défaut, mais nous pouvons tenter de restituer le type
de raisonnement qui a pu le conduire vers ce concept.
Pour Epicure, le mouvement, la longueur et le temps sont tous constitués d’indivisibles[184].
Représentons-nous donc l’espace comme une grille quadrillée. Les atomes
ne peuvent exister que sur les intersections du quadrillage mais jamais
entre. Afin de visualiser le mouvement d’un objet à l’échelle atomique,
imaginons un segment vertical long de trois cases sur ce quadrillage et
faisons lui faire une légère rotation en laissant son extrémité
supérieure fixe. Que voyons-nous ? Plusieurs problèmes
apparaissent.
Dès
lors que le segment pivote légèrement et que son extrémité inférieure
réalise un premier saut de ligne, le segment n’est plus une ligne
droite mais devient forcément une ligne brisée sur le quadrillage.
Cependant, aucune information logique n’indique précisément ou et quand
le saut ligne doit se produire le long de notre segment. En effet, une
ligne étant le chemin le plus court entre deux points, sur le
quadrillage il existe désormais deux chemins équivalents pour dessiner
notre segment brisé (superposition d’états). Ainsi la solution concrète
demeure indéterminée.
Si
l’on continue le mouvement de rotation de notre segment, il nous
apparait tantôt comme une ligne parfaitement droite et tantôt comme une
ligne brisée, selon son orientation initiale par rapport à la grille
mais qui reste arbitraire dans notre représentation, impliquant donc
que ces deux apparences correspondent en fait à une même entité
physique. Puisque dans le monde atomique, une ligne droite et une ligne
brisée sont en fait la même chose, alors le mouvement rectiligne
contient une indétermination intrinsèque qui peut faire dévier les
atomes d’un saut de ligne aléatoirement à tout moment. On retrouve le
clinamen d’Epicure, qui a donc été probablement inspiré par une
réflexion sur un problème de ce genre.
On
remarquera également qu’après une légère rotation de notre segment, on
ne peut généralement plus faire parfaitement coïncider son extrémité
avec les intersections de la grille. Comme un point ne peut exister que
sur les intersections de la grille et pas entre, le meilleur compromis
pour représenter la nouvelle extrémité du segment est de considérer
qu’elle devient un point flou ayant seulement une probabilité diffuse
d’être d’un côté ou de l’autre (le flou quantique) ou alors nous devons
courber l’espace pour modifier les longueurs.
Les
multiples difficultés rencontrées lors de cette tentative de visualiser
le mouvement à l’échelle minimale expliquent probablement la défiance
de l’école épicurienne envers la géométrie euclidienne, jugée à leur
époque inapte à rendre compte de la physique atomique. Cependant notre
petit exemple, très simple, laisse déjà entrevoir de profondes
interrelations entre les concepts physiques de quanta,
d’indétermination, de temps, de mouvement, de superposition d’états, et
de courbure de l’espace. A la lumière des progrès des mathématiques et
de la physique, nous pouvons désormais corriger la position épicurienne
en proposant qu’un espace quantifié contient des indéterminations et
que dès lors, les mathématiques se métamorphosent complètement et
évoluent vers une mathématique très particulière: la physique des
particules.
L’Etrangeté de la Physique Quantique. Le
monde que nous expérimentons quotidiennement n’est pas le niveau de
base de toute réalité. L’exploration scientifique des niveaux
inférieurs remet en cause nos sens usuel. La physique de l’infiniment
petit nous heurte et nous parait bizarre parce que nous cherchons à lui
appliquer certains des concepts habituels de notre monde macroscopique.
Toutefois, pour le philosophe matérialiste qui ne croit pas que nos
concepts physiques usuels soient fondamentaux, et qui pense que tous
les aspects de notre monde physique émergent avec la complexité, il
n'est pas si surprenant que certaines propriétés de notre monde
quotidien n'existent pas encore à une échelle inférieure. Par exemple,
notre sens commun peut avoir du mal à accepter l’idée qu’une particule
matérielle isolée n’ait pas de température ou encore qu’il existe un
zéro absolu en dessous duquel on ne puisse pas refroidir davantage,
tant que nous n’avons pas compris ce qu’est vraiment la température, à
savoir une propriété supérieure résultant du degré d’agitation des
molécules entre elles, un concept qui n’a donc pas de sens pour une
particule isolée et dont la valeur ne peut pas descendre plus bas si
les particules ne vibrent plus (le zéro absolu : −273,15 °C). De
même, à une échelle inférieure, la matière n’obéit pas encore à la
Causalité mécaniste qui fait rebondir les boules de billard, ni ne
possède les propriétés habituelles du monde visible à notre échelle,
mais elle est régie par une forme plus primitive de Causalité, plus
proche de la logique. Les particules subatomiques ne sont pas tout à
fait des objets physiques. Ce sont vraisemblablement plutôt des entités
intermédiaires entre notre monde macroscopique et le niveau fondamental
qui est purement mathématique.
Parmi
les transformations les plus bouleversantes opérées par la théorie
quantique se trouve la découverte de phénomènes apparemment
véritablement aléatoires, laissant au hasard un rôle majeur au sein de
la construction de la réalité. Le hasard quantique inaugure-t-il le
crépuscule de la Causalité universelle ? A bien y regarder,
l’indéterminisme qui entoure les particules élémentaires est très loin
d’être un chaos irrationnel. Les équations de la physique quantique
restent partiellement déterministes. Leur part d’indétermination est
statistiquement prédictible et obéit à des règles très précises,
parfaitement décrites par le formalisme mathématique de cette théorie.
A la lumière de cette révolution, il apparaît que les notions de
Causalité universelle et de déterminisme omnipotent, longtemps
confondues, sont possiblement en fait deux choses différentes. Ainsi,
le rationalisme intégral n’impliquerait pas forcément un déterminisme
tout-puissant. Comme le suggère certains résultats mathématiques
appliqués à des problèmes physiques (indécidabilité[185], ambigüité de Galois[186]) ou encore les tentatives de reconstruction de la théorie quantique à partir des limites de l’information[187],
la logique elle-même apparaît quelquefois incapable de définir
complètement toutes les propriétés de certains objets mathématiques. Si
la nécessité issue de la simplicité logique laisse parfois un certain
flou, et que la réalité physique est la réalisation de la logique
elle-même, alors l’indétermination inhérente au monde quantique se
comprend naturellement. Le hasard serait simplement la manifestation
d’un manque d’information logique, qui rend la nature incapable de tout
définir. Mais il n’est en rien la manifestation d’une Causalité
interrompue ou transcendante.
Les
particules quantiques naissent avec des propriétés physiques
logiquement indéfinies et demeurent dans cet état flou (la
superposition d’états) tant que celui-ci ne pose pas de contradiction.
L’indétermination ne disparait que lorsque le système auquel elles
appartiennent se complexifie suffisamment pour que les paramètres
restés libres se voient forcés de se figer dans un état défini (la
décohérence). Dans le cas du paradoxe EPR, deux particules intriquées
montrent les corrélations prédites même lorsque la sortie de leur état
indéterminée se produit simultanément après qu’elles soient éloignées
l’une de l’autre, révélant qu’elles sont comme reliées par un lien
immédiat[188].
Ce lien est en fait un lien logique. Au contraire d’une cause physique
nécessitant un contact direct entre les objets, une cause logique
dépasse toute contrainte d’espace et de temps et s’applique à tout
objet à travers l’univers. Ainsi, le fait qu’à un niveau plus
fondamental, la matière semble non seulement obéir à une Causalité
physique incomplète, mais également à une Causalité logique immédiate,
capturée par le formalisme mathématique de la théorie quantique, est là
encore un argument en faveur de l’origine mathématique du monde
physique. De même, l’existence de particules « fantômes »,
dépourvues de masse et d’énergie, et se manifestant dans le vide
quantique à la frontière de la réalité physique s’accorde également
très bien avec le paradigme pythagoricien selon lequel la matière
descend en fait plus ou moins directement des nombres.
Le
concept d’une réalité mathématique primordiale au sein de laquelle la
réalité physique émergerait progressivement par construction et
auto-complexification semble ainsi s’accorder avec les phénomènes
quantiques les plus étranges. Cette idée générale est probablement la
clef conceptuelle requise pour correctement comprendre le monde de
l’infiniment petit.
Le Hasard dans le Multivers. Même
si le déterminisme absolu n’existe pas dans le rapport que nous
entretenons à notre monde, celui-ci semble devoir réapparaître au
niveau supérieur que constitue le multivers. En effet, toutes les
possibilités non-réalisées ici, sont réalisées ailleurs, et donc le
hasard disparait nécessairement à l’échelle du grand-tout. Cette
constatation a conduit certains physiciens à aller jusqu’à déclarer
qu’Einstein aurait probablement aimé l’interprétation des univers
multiples d’Hugh Everett[189],
là où l’univers se coupe à chaque instant en plusieurs branches pour
réaliser toutes les différentes possibilités quantiques. En effet, la
conception d’Everett débouche sur une vision réaliste, objective et
finalement déterministe de la réalité physique à sa plus grande
échelle. Les univers multiples d’Everett produisent un dépassement de
l’opposition entre le déterminisme et indéterminisme, en donnant raison
à ces deux conceptions, qui deviennent seulement deux points de vue
différents: le hasard existe réellement pour l’observateur fini car il
ne perçoit qu’une branche de la réalité, mais au niveau supérieur, pour
le théoricien qui peut voir l’arbre de tous les destins dans sa
globalité, il n’y a pas de hasard. Tout est là.
Matière et Energie. Poursuivant
les vues de Platon et d’Aristote sur l’incapacité supposée de la
matière a rendre compte seule du mouvement et de la vie, une forme de
dualisme a longtemps persisté au sein même de la physique newtonienne
qui décrivait d’un coté un monde inerte de la matière et de l’autre un
monde de la force et de l'énergie, au contraire de la vision des
matérialistes antiques, et de Spinoza chez qui le mouvement est
inhérent à la matière ; une intuition qu’est venue magistralement
couronner l’équation E=MC² d’Einstein, en montrant que l’énergie et la
matière sont en fait deux aspects d’une même chose.
La
matière et l’énergie peuvent se transformer l’un en l’autre. Les
réactions nucléaires libèrent la quantité formidable d’énergie stockée
au sein de la matière ou inversement les accélérateurs de particules
créent de nouvelles particules matérielles à partir de l’énergie
cinétique libérée lors de collisions. La théorie du big-bang propose
également une genèse de la matière et de l’antimatière à partir de
l’énergie du vide, tandis que dans le modèle standard de la physique
des particules toutes les particules élémentaires sont en fait de masse
nulle et certaines particules n’acquièrent leur masse ultérieurement
qu’après couplage avec le champ de Higgs. Ainsi la notion de masse
n’est plus fondamentale en physique, mais elle est seulement une
propriété supérieure émergente. Ces évolutions conceptuelles suscitent
de grandes espérances chez nos adversaires spiritualistes. La physique
dématérialise-t-elle les particules et réfute-t-elle le
matérialisme ?
Tout
d’abord, clarifions ce que l’on entend par masse et par matière. La
masse peut s’entendre au sens de la masse inerte (la résistance au
mouvement) ou de la masse grave (la quantité dans les corps qui
engendre leur poids dans un champ de gravité), deux aspects qui sont
toujours associés à la matière dans la réalité courante. Toutefois, la
physique des particules a montré que la matière est un concept plus
large que la notion de masse, car il existe des particules sans
masse ; ou si l’on veut appeler « énergie » les
particules sans masse, alors il faut admettre que cette même physique a
découvert des propriétés très « matérielles » à l’énergie !
En effet, dans ce cas, une pure forme d’énergie comme la lumière est
composée de photons sans masse, or ces particules poussent les objets
qu’ils heurtent (le principe de la voile solaire) et peuvent quasiment
rebondir entre eux (la diffusion lumière-lumière). Ainsi, si l’on
entend par matière, l’idée que des particules élémentaires
interagissent pour donner toutes les propriétés physiques supérieures
des objets de notre monde, y compris une notion comme la masse,
illustrant ainsi à merveille le paradigme matérialiste qui veut que le
simple engendre le complexe, alors la matière est toujours là en
physique et après avoir triomphé en chimie, un nouvel atomisme régit
désormais également le monde des forces et de l’énergie (la
théorie des quanta).
L’Origine et l’Evolution de la Vie. Après
avoir unifié la matière inanimée avec l’énergie mouvante, il nous reste
à unifier la matière-énergie avec la vie et l’esprit pour parachever le
programme matérialiste. Depuis l’antiquité, l’argumentation des
antinaturalistes se résume à l’étonnement produit par leur ignorance
des véritables causes des processus vivants. Aujourd’hui que la
génétique et la biologie structurale ont décrypté les composants et les
mécanismes de la vie, elles ont ruinées l’idée selon laquelle la
matière vivante nécessiterait des forces vitales totalement différentes
des principes physico-chimiques qui régissent le reste du monde
matériel. Le dernier argument de nos adversaires consiste alors à
dénoncer l’auto-agencement des organismes vivants comme étant trop
improbable pour s’être réalisé. Ne connaissant pas le chemin par lequel
l’évolution chimique puis biologique est passée, nos adversaires se
livrent à des estimations douteuses, dont l'aberrante petitesse
illustre probablement surtout notre ignorance des véritables voies
empruntées par la nature ; mais en fait, Lucrèce a depuis longtemps mis
un terme à ce faux-débat en accordant que la probabilité d’apparition
de la vie et de l’homme est effectivement infime dans l’univers. Oui,
il n’était pas donné que la vie que nous connaissons apparaisse sur
Terre, et encore moins qu’un jour, des êtres vivants prennent
conscience de leur existence à sa surface. La bêtise consternante de
nos adversaires est de ne toujours pas avoir intégré le concept
d'univers infini dans leurs modèles, là où tout ce qui est possible est
réalisé une infinité de fois, même l’extrêmement peu probable.
L’idée
d’évolution des espèces est certainement très ancienne. Anaximandre
disait déjà que la vie est apparue dans l’eau et que les poissons
étaient nos ancêtres[190], tandis que Lucrèce décrit une sorte de processus de sélection naturelle[191].
Le résumé que j’ai proposé est basé sur la version moderne de la
théorie de Charles Darwin, réactualisée par Richard Dawkins[192] qui
insiste bien sur le concept central de réplicateur, initialement
proposé lors de la découverte de la structure en double hélice de l’ADN[193].
Aujourd'hui,
la plupart des étapes intermédiaires empruntées par l’évolution ont
disparu. Face à la perfection des systèmes interconnectés, l’ignorance
humaine croit percevoir la marque d’un grand horloger. Elle se met à
croire en un mystère en amont, alors que les solutions se trouvent en
aval. Elle se demande qui de l'œuf ou de la poule a bien pu apparaître
en premier. Comment le mâle ou la femelle ont pu être créés, puisqu’ils
ont besoin l’un de l’autre pour exister ? Mais, parfois,
l’évolution a laissé suffisamment d’indices pour que l’on puisse
retracer son chemin, et constater que l’apparente complexité
irréductible n’était qu’une illusion.
Pareillement,
les hommes ont souvent du mal à comprendre pourquoi l’égoïsme de la
sélection naturelle n’a pas uniquement créé des monstres
préhistoriques, agressifs, munis de griffes et de crocs énormes, et
voient dans le triomphe de l’altruisme et de l’harmonie, le signe d’un
ordre surnaturel. En vérité, la coexistence pacifique des espèces étant
beaucoup plus rentable que la destruction préventive et systématique,
dans bien des conditions, la symbiose s’impose spontanément car elle
est simplement le meilleur système qui puisse exister. L’harmonie et
l'altruisme ne sont pas des ordres surnaturels opposés à l'égoïsme.
L’altruisme, c’est simplement de l'égoïsme plus intelligent. Avec
l’émergence d’espèces sociales, la nature s’adoucit. Les espèces n’ont
absolument pas renié leurs intérêts, seulement elles obtiennent souvent
de bien meilleurs résultats par l’entraide et la coexistence, qu’avec
l'égoïsme brutal et primaire.
L’Intelligence et la Conscience. Les
mécanismes de sélection neuronale (darwinisme neuronale) permettent de
résoudre le mystère du fonctionnement de l’intelligence animale, au
moins dans son principe[194].
Cette conclusion est renforcée par divers simulations informatiques
(réseaux de neurones et autres systèmes d’intelligence artificiels)
capables d’apprendre à réaliser des opérations très complexes sur les
mêmes principes.
Reste
donc à percer le mystère de la conscience. Des multiples hypothèses
tentant de cerner ce qui rend effectivement possible une telle faculté,
les propositions de Gerald Edelman m’apparaissent les plus
profondes[195].
Je suis fasciné par ses idées, et je m’en suis largement inspiré pour
la première partie où j’ai défini la conscience primaire comme le
présent conceptualisé et remémoré, et la conscience secondaire comme le
sentiment de soi.
La Définition du Soi. Dans
les anciennes croyances égyptiennes, l’homme décédé qui se réveillait
dans le royaume des morts devait absolument réussir à se rappeler son
nom pour survivre dans cet autre monde. S’il oubliait qui il était, il
devenait une âme vide et disparaissait alors à jamais. Un raisonnement
assez similaire m’invite à identifier le soi au “sentiment de soi”.
Muni de cette définition, le terme “je” est l’impression qui forme la
toile de fond de la conscience d’être conscient. La conscience d'être
conscient donne lieu à une réminiscence constamment remémorée pendant
l’éveil, différente selon les individus, et à la base de chaque
caractère. Le soi est le sentiment originel de soi qui s’enrichit
ensuite d’événements autobiographiques marquants. L’idée-sentiment de
soi est donc produite par la conscience d’exister et demeure dans le
cerveau tant que certaines structures cérébrales n’ont pas été altérées.
Le
sentiment de soi avec sa psychologie associée est un objet aux contours
flous, et il n’est pas aisé d’en donner une définition précise avec des
mots. Ce type de difficultés est utilisé par certains pour douter de la
réalité du soi, bien qu’ils constatent pourtant bien l’existence de
caractères et de personnalités variées selon les individus. Remarquons
que la difficulté d’une définition exacte se pose pour de nombreux
autres concepts usuels, comme par exemple les couleurs. Au sein d'un
dégradé de couleurs, il est difficile de s’accorder pour dire
exactement où commence et où fini le rouge. De plus, la notion du rouge
provient de notre sensibilité. C’est un concept empirique qui ne nous
est pas immédiatement intelligible. En effet, bien que l’on puisse
utiliser ce concept dans la pratique, il vous est malgré tout
impossible de communiquer à un aveugle de naissance l’idée du “rouge”
seulement avec des mots, illustrant les limites de notre langage.
Toutefois, grâce à la physique, il est désormais devenu possible de
comprendre l’essence du rouge et de rendre ce concept intelligible, via
la notion de longueur d’onde de la lumière, et donc un jour, en
utilisant l’imagerie médicale il sera sûrement possible de prendre une
image du soi et de le définir en termes d’architecture cérébrale et
d’activité neuronale. Grâce aux outils actuels, on sait déjà que la
mémoire du soi est différente de la mémoire des autres événements et
qu’elle met en jeux des régions spécifiques du cerveau humain[196] qui sont également des régions associées à des troubles du caractère si elles sont endommagées.
Stabilité et Evolution du Soi. A
chaque étape de la vie, le cerveau créé une nouvelle image
autobiographique du soi qui évolue avec le temps. Cette image
autobiographique du soi ne nécessite pas l’accès aux souvenirs vécus
pour fonctionner, puisqu’un accident provoquant une perte complète de
sa mémoire épisodique est rarement suivi d’une amnésie d’identité. Dans
la plupart des cas où l’accès aux événements passés a été perdu,
l’individu sent malgré tout qui il est et peut citer les traits de sa
personnalité[197].
Le soi-autobiographique est donc une construction secondaire et
évolutive par rapport au sentiment de soi central, qui est plus profond
et donc généralement plus stable[198].
Ainsi,
bien qu’une modification du tempérament ou l’acquisition d’une maturité
avec l’âge soient parfois interprétées comme le signe d’une
transformation du soi, l’observation de telles évolutions n’est pas
suffisante pour conclure à l’inexistence d’une essence stable au cœur
de l’individu. En effet, la définition du triangle nous montre une
essence parfaitement claire, ce qui n’empêche pas ensuite au triangle
d’exister selon une infinité de modalités. Un triangle peut être
quelconque, allongé, rectangle, isocèle, équilatéral... mais il reste
toujours un triangle avec des propriétés de triangle, bien différentes
des propriétés du rectangle ou du pentagone. Ainsi, au fils de la vie,
le soi peut très bien se rattacher à divers éléments (statut sociale,
religion, amours, idées politiques...), qui modifient son aspect en
fonction d'événements et de rencontres qui l'ont amené à se développer
dans telle ou telle direction, sans pour autant avoir nécessairement
changé son essence originelle. Malgré le remaniement continuel des
états psychologiques et de la matière dans notre cerveau, la rigidité
des premiers réseaux neuronaux validés et d’autres observations
empiriques suggèrent que le cœur du soi demeure généralement stable
après avoir été fixé très tôt dans l’enfance[199] ;
mais même si je me trompais sur ce point, je fais remarquer que la
question de la stabilité du soi n’est pas un enjeux majeur pour ma
doctrine philosophique qui invite à vivre l’instant présent, et défend
de toute façon une définition transversale du soi, existant à travers
différents corps, à différentes époques.
La Multiplicité de l’Existence. La
définition du soi à laquelle je suis parvenu ne fait pas dépendre cette
notion d’un corps particulier, ce qui me conduit nécessairement à une
définition transcorporelle de l'identité. Cette idée est très
ancienne. Dans une version spiritualiste, on la trouve au cœur de
l’hindouisme. Cette conséquence de notre matérialisme est toutefois
l’une des plus difficiles à accepter. Mal à l’aise avec cette idée, il
est courant de refuser d’identifier des corps à la constitution
neurologique identique comme étant soi, et de les rejeter comme des
autres. L’argument généralement invoqué consiste à vouloir définir le
soi en relation à la vie présente, et pas en fonction d’autres entités
ailleurs, aussi ressemblantes soient-elles. Contre la multiplicité de
l’existence, on peut essayer d’opposer une définition du soi où ce
concept est intrinsèquement associé à une autobiographie linéaire,
autrement dit, où la vie est la construction d’un parcours existentiel
singulier dans lequel d’autres histoires n'interviennent pas.
Je
vous propose d’utiliser les univers parallèles d’Everett, au moins
comme expérience de pensée, pour vous faire voir les difficultés posées
par une telle tentative de réduction de l’identité au seul soi
perceptible par les sens. Admettons donc que l’espace-temps actuel se
fractionne à chaque instant pour réaliser tous les destins possibles.
Parfois, une histoire se scinde en deux voies très différentes qui
peuvent justifier l’existence de personnes distinctes. Certains choix
de vie sont liés à notre nature profonde, et nous pouvons légitimement
refuser de se reconnaître dans un être qui aurait fait un choix
différent. Toutefois, il existe des choix qui sont miens en ce monde,
et qui ne se sont pas réalisé à causes de circonstances extérieures.
Comment renier mon avatar qui les verrait se concrétiser ? Enfin quel
statut donner aux clones quasi-identiques de soi qui se créent à chaque
instant dans des univers parallèles. Dans la majorité des cas, il n’est
possible de différencier ces êtres que sur la base de faits
microscopiques ou d'événements mineurs, qui ne jouent aucun rôle dans
la vie. Le pli d’un cheveu, un verre posé sur une table, la couleur
d’une voiture passant au loin... mille détails insignifiants séparent
l’existence d’une multitude d’êtres sinon en tout point identiques. Il
n’y a aucun critère convaincant pour différencier ces êtres qui ne
formaient d’ailleurs qu’un seul jusqu’à l’instant précédent. Il n’y a
aucun élément sur lequel s’appuyer pour leur donner à chacun une
identité propre. La seule façon de voir qui soit cohérente est de
reconnaître que la finitude de l’existence est une illusion causée par
nos sens limités, et qu’il faut identifier un unique soi global,
existant sous de multiples formes. Selon la définition que l’on a
choisie du soi, même si l’on a voulu y inclure l’apparence physique ou
des éléments autobiographiques, on limitera l’étendue de son être, mais
même dans ces cas, il restera toujours une multiplicité infinie du soi.
En conséquence, si l’espace est rempli d’une infinité de mondes, ou
s’il existe une infinité d’autres univers parallèles ou encore si par
une autre manière vous êtes amené à conclure que le réel contient la
totalité des possibles, alors il faut admettre un soi infini à travers
l’espace (et les espaces), en plus du soi traversant le temps que vous
connaissez déjà. Il n’y a aucune raison de refuser à un corps
spatialement éloigné, l'identification déjà accordée aux corps séparés
temporellement. A bien y regarder, l’identification spatiale est même
plus convaincante parce qu’on peut avoir beaucoup changé avec les
années, alors qu’à travers l’espace infini on est certain qu’il existe
quelque part un autre corps exactement doté de son essence actuelle. Ce
qui vous fait être vous-même est votre sentiment d’exister, et cette
présence au monde étant la même ici ou ailleurs, vous n’y faites pas la
différence.
La Place du Soi dans le Fonctionnement de l’Esprit. En
plus de définir le sentiment de soi comme le cœur de ce qui constitue
notre identité, j’ai également considéré que ce “sentiment” pouvait
jouer un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’esprit ; une
conception partagée par plusieurs psychiatres et neurologues qui sont
parvenus à la conviction qu’avoir un sens du soi est essentiel à la
formation de sentiments supérieurs et de souvenirs évolués[200].
Dans le petit modèle du fonctionnement de l’esprit rapidement esquissé
pour les besoins de ma doctrine, le “sentiment” de soi est le prisme à
travers lequel les idées se constituent dans la conscience supérieure
d’Homo sapiens. Aussi, les particularités individuelles de ce
“sentiment” constitueraient les bases de chaque personnalité car elles
affecteraient constamment la formation des pensées pendant le
fonctionnement de la conscience, et transformeraient également,
directement ou indirectement, de nombreux processus inconscients. Grâce
à ce fonctionnement de l’esprit, l’essence d’abord figée de l’individu,
déterminée par la forme du sentiment d’exister, se transforme, pendant
le déroulement de la conscience, en une essence vivante se manifestant
à travers des désirs intimes. Plus l’esprit se développe, moins le
“sentiment” de soi est isolé des émotions inconscientes ou
semi-conscientes. En s’associant à elles, le sentiment de soi les fait
passer dans la conscience supérieure, d’où la pertinence de baser ma
philosophie morale sur l’épanouissement de ce “sentiment”.
Si
tel est effectivement le fonctionnement de l’esprit, on doit s’attendre
à ce que la conscience régresse à un niveau quasiment animal en cas de
perturbation momentanée du “sentiment de soi”; et c’est apparemment ce
qui se produit chez les patients atteints de troubles dissociatifs. Par
exemple, un individu souffrant de dépersonnalisation voit parfois se
réduire transitoirement sa capacité à s’éprouver et à se reconnaître.
Pendant de tels moments, l’expressivité diminue sur son visage, son
attention se dissipe, il se voit comme un corps vide, sans âme ; il
cesse de former des sentiments évolués et des souvenirs précis, et ne
parvient plus à organiser intelligemment son existence.
La
théorie du soi proposée ici est également compatible avec l’existence
du trouble dissociatif de l’identité, où un grave traumatisme avant
l’âge de un an cause une amnésie traumatique, une fracture dans la
genèse de l’unité du soi et des personnalités multiples qui coexistent
en se manifestant alternativement[201].
Si l’interprétation des observations cliniques, qui suggère que d’un
sentiment de soi altéré puisse naître plusieurs individus coexistant
dans le même corps avec chacun leur propre caractère et une mémoire
partiellement indépendante, était un jour confirmée, elle constituerait
un argument fort en faveur des modèles qui font du sentiment de soi le
moteur de l’esprit structurant la formation des sentiments, des
décisions et des souvenirs. Ainsi, bien que notre compréhension du
fonctionnement de l’esprit soit encore rudimentaire, et empêche toute
conclusion ferme, plusieurs observations m’ont conforté dans l’idée de
définir le soi, au moins en première approximation, comme cette
présence latente dans la conscience, et elles m’incitent également à
l’ériger comme la structure à la base de la personnalité. Dans
l’avenir, les progrès des neurosciences permettront d’affiner ce modèle.
Notons
toutefois que même si l’étude du cerveau démontrait un jour que la
plupart des sentiments humains ne sont pas organisés autour d’un sens
du soi, et que ce type de constructions psychologiques ne concerne
qu’un nombre limité de sentiments chez quelques individus
exceptionnels, je n’y verrai pas une objection aux jugements de valeurs
que la présente philosophie invite à porter. Il apparaîtrait seulement
que la puissance humaine est extrêmement limitée, mais cela ne
m’empêcherait nullement de continuer à penser que plus un esprit
parvient à organiser des désirs intimes, plus il appartient à une
nature libre et supérieure par rapport aux êtres qui passent leur
existence à répliquer des émotions de groupe. Un tel jugement découle
de mon système de la nature aussi clairement qu’il est évident que la
matière vivante relève d’un degré d’organisation supérieure à celui de
la matière inanimée.
Le Déterminisme et la Liberté
Dans
ce troisième commentaire, j’explique en détail comment une authentique
liberté individuelle peut exister et fonctionner dans un univers où
règne le plus strict déterminisme causal. J’aborde ensuite les
questions annexes du jugement moral et de l’origine des valeurs.
L’Analogie de la Pierre dans la Rivière. Commençons par un petit dialogue entre un philosophe et son élève lors d’une ballade imaginaire:
-
L’élève: Votre conception d’une Causalité universelle implique un
déterminisme que je trouve en contradiction avec votre morale
humaniste. Le déterminisme rend la liberté humaine impossible mais
l’humanisme n’a pas de sens sans elle. Pour que la liberté existe, il
faudrait que l’âme soit une entité immatérielle, afin de ne pas être
soumise à la Causalité physique, et elle devrait également être à
l’origine de son propre mouvement, c’est-à-dire être une cause
première incausée capable d’initier ses propres séries
causales.
-
Le philosophe: Il n’est nullement besoin de recourir à ces
élucubrations irrationnelles et spiritualistes pour établir la liberté.
Allons-nous promener près de la rivière. Elle va nous servir d’analogie
pour mieux visualiser la solution à ton problème… Vois-tu le cours
d’eau s’écouler continuellement. Ce mouvement représente le cours des
événements. Maintenant, regarde ces rochers là-bas.
- Le narrateur: Des rocher fortement érodées et aux formes très variées jonchent le long de la rivière.
-
Le philosophe: Vois-tu, ces rochers représentent les âmes d’hommes
ordinaires. L’érosion continuelle a donné à chaque rocher une forme
particulière. Ces pierres érodées ont-elle un impact sur le mouvement
de l’eau ?
- L’élève: Presque pas.
- Le philosophe : Certes. Continuons d’avancer.
-
Le narrateur: En continuant de marcher, nos deux promeneurs
arrivent en un lieu d’où surgit un rocher imposant dans le lit de la
rivière.
- Le philosophe: Vois-tu ce roc ?
-
Le narrateur: Contrairement aux pierres du bas, le roc a résisté à
l’érosion et perturbe fortement le cours de l’eau. Tout autour de lui
les flots sont continuellement agités. Des turbulences locales se
forment qui évoluent en remous plus légers que l’on peut voir s’étendre
sur des dizaines de mètres en aval.
- Le philosophe: Qui possède intrinsèquement le mouvement ? Cette pierre ou la rivière ?
- L’élève: la rivière.
-
Le philosophe: Effectivement, la pierre est parfaitement immobile et
pourtant qui impose sa loi au mouvement de l’eau en ce lieu ?
- L’élève: La pierre perturbe le cours de l’eau.
-
Le philosophe: Alors quelle est la propriété qui permet d’agir
librement ? Crois-tu toujours que c’est le mouvement ou bien serait-ce
plutôt autre chose ?
- L’élève: La résistance au flux !
-
Le philosophe: Oui, la dureté de l’âme. A l’opposé du faux sentiment de
liberté qui provient seulement de l’ignorance des causes externes qui
nous agitent, “la vraie liberté de l’homme se rapporte à la force d’âme”[202] expliquait
Spinoza. L’analogie de la pierre dans la rivière montre que la capacité
d’une chose à être l’acteur libre des événements, autrement dit sa
capacité à contraindre les corps autour d’elle, sans être elle-même
contrainte par eux, ne requière pas, en premier lieu, une faculté
intrinsèque de se mouvoir, mais dépend d’abord de la rigidité de sa
constitution interne. La liberté d’une chose peut provenir de sa seule
capacité à résister et s’opposer à ce qui cherche à la conformer au
mouvement général. Ici, la forme et la dureté de la pierre imposent un
mouvement particulier aux molécules d’eau qui rebondissent sur elle
sans disposer elle-même d’aucune capacité de se mouvoir. Ainsi peux-tu
maintenant commencer à entrevoir comment la liberté est possible, même
dans un univers physique où l’âme est matérielle. Il faut que dans ton
cerveau, ton sentiment de soi affecte les autres émotions, choix,
désirs sans être lui-même transformé par ces affects avec lesquels il
interagit continuellement. Il faut qu’il soit plus dur qu’eux. Toi qui
aspire à la philosophie, dis-moi donc: dans quel matériau crois-tu que
ton âme est taillée ? Dans une pâte mole comme les pierres érodées
du bas ou dans une substance impérissable comme ce roc millénaire ?
-
L’élève: Votre explication ne marche pas ! La dureté et la forme
de ce roc sont entièrement dues aux causes physiques qui ont créées ce
roc. Tout corps physique reste toujours déterminé par des causes
antérieures. Il n’a donc jamais aucun libre-arbitre.
-
Le philosophe: Nous avons fait le premier pas vers la solution, mais je
t’accorde que cette petite analogie est effectivement insuffisante pour
comprendre la compatibilité du déterminisme et de la liberté. Pour
répondre de façon satisfaisante à cette question, nous allons devoir
maintenant approfondir l’explication.
Le Concept Essentiel d’Ame Matérielle. Les adversaires de la conception matérialiste de l’esprit omettent trop souvent le concept “d’âme matérielle”[203], pourtant chère aux premiers matérialistes et sur laquelle Epicure faisait reposer la “responsabilité
causale en nous-mêmes, indépendante des spécificités de notre
espèce ou des éléments de notre environnement qui nous entourent et
pénètrent en nous”[204].
Pour nous, l’âme existe et dirige le corps, quoi que l’âme soit
elle-aussi un corps. C’est une structure physique stable qui n’est pas
continuellement remodelée pas des mouvements extérieurs, mais
qui sélectionne et retient spécifiquement certains des
éléments du flux qui la traverse[205].
Mon identité existe grâce à une configuration matérielle particulière
dont la stabilité est garantie à la fois par la longue durée de vie des
neurones et par la pérennité des connexions validées. La structure qui
me définit, autrement dit mon essence, n’est pas continuellement
altérée par des chocs moléculaires mais seulement placée dans diverses
conditions d’existence par le monde extérieur. Une fois le sentiment de
soi établi dans le cerveau, pendant l’enfance, ses particularités
individuelles sont donc immunisées contre la Causalité mécanique issue
du mouvement des atomes, car sa spécificité réside dans les rapports
qui le constituent et qui demeurent fixés dans la mémoire neuronale. Il
est vrai que lorsque certains groupes d’atomes constitutifs de mon âme
matérielle seront déplacés, je disparaîtrai ici. Il est possible de me
détruire, mais voyez qu’il n’est pas possible de me dénaturer dans ce
que je suis. Une essence est toujours elle-même avec ses propriétés
internes. Remarquez le parallèle avec la morale du sage. La
matérialisation d’une essence peut momentanément disparaître, mais elle
ne peut pas être violée ou changée dans ce qu’elle est de plus
profonde. Elle a comme quelque chose d’indestructible.
Les Essences Libres ou Déterminées. Dans
un univers strictement déterministe, les corps physiques ont tous été
entièrement déterminés à être ce qu’ils sont par l’enchainement des
causes ayant précédées leur formation. La capacité d’une pierre ou
d’une âme matérielle à résister aux causes qui tentent de les écraser
dépend en fait totalement des causes physiques antérieures qui ont
engendrées leur constitution interne, et la liberté semble à nouveau
impossible. Pour résoudre cette deuxième difficulté liée à l’origine
des choses, il nous faut distinguer deux types d’objets: ceux dont
l’essence est contrainte et ceux dont l’essence est libre.
Les
objets dont l’essence est contrainte sont des corps qui ont été
entièrement déterminés à exister par un programme ou un créateur. Ce
sont par exemple les automates, les robots et dans une moindre mesure
les insectes. Les automates ont été entièrement programmés à être ce
qu’ils sont et n’ont pas d’existence indépendante. Ils sont en fait une
émanation de l’entité qui les a engendrées et qui est le véritable
élément à considérer, car c’est d’elle que provient toute la
signification de leurs actions.
A
l’opposé, les objets dont l’essence est libre sont des corps apparus
spontanément à partir d’atomes désorganisés qui virevoltaient
aléatoirement sans véhiculer de signification particulière. C’est par
exemple, le cas d’une pierre ou d’un nuage. Ces structures apparues
spontanément à partir d’atomes désorganisés ont une essence singulière.
Seules les corps apparus sans avoir été prédéfinis par une structure
extérieure et émergeants par une rencontre aléatoire entre atomes
désordonnés ont un sens propre qui leur appartient totalement et
pourront seulement ensuite potentiellement agir librement selon leur
faculté à interagir significativement avec leur environnement.
Même
si le déterminisme physique est absolu pour le destin de chaque atome,
un hasard se manifeste dans la constitution des choses naturelles. En
effet, pour Démocrite, l’agitation désordonnée des atomes dans le vide
infini produit l’infinité des mondes. Ainsi, toute chose apparait
forcément du fait de l’épuisement de tous les possibles réalisés à
travers l’univers infini, sans nécessairement un processus
prédéterminant en amont. Pour Cournot, le hasard s’explique également
par la rencontre fortuite de séquences causales indépendantes. Si nous
sommes bien dans un cosmos démocritéen, sans divinité intentionnelle
contrôlant le destin, alors les atomes qui se sont rassemblés pour
former les pierres ne portaient aucune signification programmée par une
structure antérieure. La matière n’est donc pas une cause déterminante
de l’essence d’une pierre mais seulement le support de l’existence de
cette essence. La série de causes ayant précédée la formation de ce
type d’objet ne constitue pas une surdétermination qui programme leurs
essences, mais une équivalence, c’est-à-dire une sorte de préexistence
cachée dans la matière. Nous voyons que toutes les choses actuellement
présentes dans notre monde existaient en fait déjà potentiellement dans
le passé lointain de l’univers, à travers les atomes éparpillés qui
allaient un jour être rassemblés pour les constituer. Toutes les choses
existent depuis toujours, en puissance au sein de la matière infinie,
qui dans cette vision globale devient assimilable à une substance
neutre contenant toutes les essences en sommeil, qui se réveillent
ponctuellement en certains lieux et en certains âges, lorsque les
circonstances permettent leur matérialisation. Enfin, comme à travers
les mondes, il peut exister des séquences causales très différentes qui
aboutissent à la fabrication de pierres absolument identiques,
l’essence des choses se trouve avant tout dans les produits finaux qui
possèdent une existence partiellement indépendante de la série causale
historique ayant permis leur matérialisation dans un monde particulier.
Ainsi
l’existence d’une Causalité physique déterministe, universelle et
antérieure à la formation de notre pierre n’abolit pas l’unicité de son
essence singulière. Qu’en est-il de l’âme matérielle des êtres
humains ? Son essence est-elle libre ou est-elle programmée ?
L’Individualisme Biologique. Le
débat entre l’inné et l’acquis oublie généralement un troisième acteur
essentiel: le hasard matériel, tel que le concevait Démocrite[206].
En effet, à l’intérieur d’un être vivant, certains groupes d’atomes
organisés transportent des informations génétiques (l’innée: la mémoire
de l’espèce) ou environnementales (l’acquis : la mémoire du vécu
individuel obtenu via les sens), toutefois un grand nombre d’atomes
désordonnés ne portent pas ce genre de contraintes initiale conférant à
chaque individu une singularité qui lui est propre.
A
température physiologique, les molécules d’eau ont une énergie
cinétique qui les fait se heurter en elles et communiquer un mouvement
(brownien) aléatoire aux macromolécules biologiques. Toutes les
molécules biologiques les plus fondamentales de la vie sont ainsi
constamment secouées au sein de cette tempête moléculaire qui altère
l’état singulier de chaque macromolécule biologique. Cette agitation
est ultimement à l’origine de la dynamique conformationnelle et de
l’hétérogénéité du repliement des ARNs et des protéines[207],
des dissemblances dans leurs modifications
post-transcriptionnelles et post-traductionnelles, ainsi que des
mutations somatiques de l’ADN, des variations épigénétiques ou encore
de l’activation des transposons[208].
Cette variabilité aléatoire présente à l’échelle moléculaire se retrouve ensuite à l’échelle cellulaire[209],
et influence le développement final des tissus et des organes. Elle est
particulièrement manifeste dans le système immunitaire, lorsque
celui-ci produit des anticorps contre un agent pathogène. En effet,
même parmi des animaux génétiquement identiques et vivant dans le même
environnement, chaque individu produit des anticorps qui diffèrent de
part leur séquence, leur capacité thérapeutique, leur affinité et
effets agonistes/antagonistes sur leur cible[210].
Pareillement, même la mémoire qui pourrait apparaitre comme l’un des
meilleurs exemples d’objet déterminé ne l’est pas complètement dans le
détail, à cause du processus de fabrication du souvenir qui fait que
l’idée d’un même objet est différente selon les individus[211].
Cette variabilité biologique individuelle oblige donc à considérer
presque tout être vivant comme un cas unique, même parfois pour des
aspects fortement contraints par la génétique ou l’environnement. Cette
conclusion est régulièrement mise en évidence, lors de l’étude de
clones élevés dans un milieu identique, où il est constaté que chaque
être vivant possède, malgré tout, une singularité individuelle aux
tests effectués[212].
Chez tous les êtres vivants, l’influence combinée de la génétique et de
l’environnement maitrisable ne contient pas l’information suffisante
pour déterminer la forme définitive de tous les détails du corps et du
comportement. Par exemple, les empreintes digitales de vrais jumeaux
diffèrent suffisamment pour qu’on puisse facilement identifier chaque
individu[213].
Partout où la combinaison du déterminisme génétique et des informations
recueillies par les sens est insuffisante à imposer un schéma
d’organisation complet, le désordre atomique, moléculaire,
cellulaire... comble le vide et produit des effets aléatoires.
Le Sentiment de Soi est-il un Objet Libre ? A
la recherche d’une explication à sa personnalité, il est commun de
vouloir satisfaire son désir de Causalité, et d’invoquer des
explications telle que la famille, le milieu social... et de fabriquer
des illusions rétrospectives à partir d’éléments qui ont certainement
eu une influence, mais qui n’ont vraisemblablement pas le pouvoir de
détermination du cœur de notre être. En effet, les enfants issus d’un
même milieu, et ayant reçu une éducation similaire, présentent souvent
des caractères très différents ce qui trahie la part d’aléatoire qui a
lieu pendant notre développement.
L’étude
de jumeaux suggère que la génétique a généralement plus d’importance
que l’environnement familial-éducatif dans la constitution de la
personnalité, toutefois ces deux facteurs cumulés ne semblent expliquer
qu’environ la moitié de la spécificité observée dans chaque individu[214], ce qui suggère l’existence d’au moins un troisième facteur essentiel: le hasard moléculaire.
Les
humains se distinguent des autres animaux par leur très grande
immaturité à la naissance et durant leurs premières années d’enfance,
ce qui nous permet d’acquérir secondairement une plus grande
perfectibilité. Si les grandes lignes de notre anatomie sont définies
par notre génétique, la majeure partie des neurones du cerveau d’un
bébé forment les premiers réseaux sans instruction précise.
Pareillement à des segments se mouvant de façon désorganisée, et
finissant par se rencontrer pour dessiner de multiples figures aux
propriétés géométriques variées, les propriétés de ces premières
structures sont totalement émergentes et n’ont pas pu être fixées par
l’information contenue dans d’autres cartes neuronales, comme ce sera
ensuite le cas, lorsque les connections et les échanges entre réseaux
neuronaux se seront suffisamment développées pour que ces cartes soient
modelées par des informations significatives reçues par les sens. Bien
plus tard, lorsque le cerveau humain parvient à un niveau suffisant
d'intelligibilité entre les différents concepts élaborés par la
mémoire, l’idée-sentiment de soi apparaît. Ce sentiment s’organise
vraisemblablement à partir de diverses données non encore reliées entre
elles d’une manière complètement cohérente. Il se constitue à partir
d’un flot d’émotions pré-psychologiques sous-jacentes provenant du
corps (sensations intestinales, perceptions des mains...), qui
s’assemblent en un tout capable d’interagir désormais logiquement avec
d’autres concepts dans l’entendement. Etant donné la vraisemblable
complexité du sentiment de soi et la variabilité intrinsèque de
l’élagage synaptique[215],
les particularités définitives de ce sentiment émergent forcément sous
l’influence significative de la variabilité biologique de l’individu.
Si
le sentiment de soi est bien une propriété émergente produite par les
capacités logiques et sémantiques d’Homo sapiens, il n’a jamais existé
nul part auparavant aucun programme pour le définir à l’avance. Avant
l’apparition du sentiment de soi, il n’y avait dans la nature, aucune
structure ou combinaison de structures, contenant déjà l’information
intelligible pour lui conférer sa signification. Avant la formation de
ce sentiment, les éléments pré-psychologiques qui allaient le
constituer ne contenaient pas l’information pour en définir le sens.
Pour que des causes puissent influencer une psychologie de façon
significative et organisée, et pas seulement par simple hasard de
rencontre, le cerveau doit avoir lui-même déjà développé des capacités
suffisantes d'intelligibilité; de la même façon que les paroles d’un
étranger peuvent au mieux susciter des émotions primaires, souvent
erronées, mais ne sauraient atteindre votre pensée quand vous ne
comprenez pas sa langue. Aussi, même si des structures sociales
sophistiquées entourent et affectent le corps de l’esprit en formation,
avant la constitution de l’entendement, ces causes produisent au mieux
des effets flous dont la signification est atténuée ou complètement
déformée.
Il
ne peut pas y avoir d’effet causal pleinement déterminant entre des
valeurs hiérarchisées sur les plans différents, mais seulement une
Causalité non-significative ressemblant à un hasard de rencontre, ayant
seulement réuni les conditions de possibilités nécessaires à
l’émergence de valeurs supérieures. Ce principe matérialiste se
réactualise en fait lors de la transition de n'importe quelle échelle:
atomique/moléculaire, chimique/biologique, cellulaire/tissulaire,
réflexes/émotions primaires, mémoire non-intelligibles/concepts clairs
et ordonnés par l’entendement. A chaque étape, ce n’est qu’après la
rencontre aléatoire entres atomes, molécules, neurones, émotions,
concepts... qu’apparaît une structure nouvelle avec des propriétés
émergentes qui n’ont de signification qu’à son niveau et donc
uniquement en elle-même. En conclusion, la genèse, ici supposée, du
sentiment de soi à partir d’émotions pré-psychologiques éparses,
présente bien une similitude avec l’apparition spontanée d’un corps
matériel, formé par des atomes qui virevoltaient aléatoirement, et qui
se sont agrégés au hasard. Le sentiment de soi ainsi constitué
répondrait donc bien à la définition d’un objet dont l’essence est
libre.
La Raison et la Liberté. Reconnaître
l’existence d’une singularité unique dans l’âme matérielle de chaque
individu, garantie par le matérialisme biologique, constitue la
deuxième étape de la compréhension du fonctionnement de la liberté.
Enfin, pour que l’individu devienne effectivement libre, il faut qu’un
mécanisme rende possible le passage en actes significatifs de la
singularité contenue en lui. Sans un tel pouvoir, ses propriétés
internes resteraient figées.
Dans
la petite analogie d’ouverture, je suis allé jusqu’à considérer qu’une
pierre était “libre” d’imposer sa “volonté” au cours d’eau,
toutefois une pierre n’est évidemment pas libre. Afin d’assurer une
bonne compréhension, il me semble important de souligner que la grande
limite de cette analogie réside dans le fait que la Causalité mécanique
aveugle de la pierre sur l’eau n’est pas une Causalité psychologique
significative. Ainsi, dans un cerveau n’ayant pas la faculté d’élaborer
et d’associer logiquement des concepts, l’émotion animale du soi
restera isolée ou produira seulement des effets non-significatifs.
Pareillement à la forme de la pierre, les influences d’une telle
subjectivité ne véhiculent pas ou très peu de sens, et ne sont pas à
proprement parler l’expression d’une authentique liberté. Ce n’est que
grâce à l’entendement, autrement dit grâce aux facultés rationnelles de
l’esprit, que le sentiment de soi est devenu une idée élaborée, capable
d'interagir significativement avec les conditions offertes par le
corps, dans cette situation historique, et d’engendrer des raisons
intimes, c’est à dire des sentiments, des choix, et des actions
personnelles augmentant éventuellement en retour le sentiment
d’existence. C’est grâce à l’entendement humain que le sentiment de soi
est devenu une idée capable de moduler d’autres idées.
Dans
la tradition humaniste (Protagoras, Pic de la Mirandole, Erasme,
Rousseau…), seul l’homme jouit de la liberté, contrairement à l’animal
qui reste déterminé par la nature ; or nous voyons ici que la
différence majeure qui confère à l’homme sa liberté ne provient pas
seulement d’un indéterminisme biologique plus prononcé, mais surtout de
la possession de la Raison. A ce jour, l’esprit humain est la seule
entité connue capable de véritablement transformer sa singularité
individuelle en causes significatives, qui veulent se graver dans la
réalité. La capacité logique d’associer l’idée-sentiment de soi à
d’autres idées et sentiments est la faculté qui permet à l’esprit de
produire des raisons intimes et d’influencer personnellement l’ordre du
monde. Sans l’entendement, la liberté humaine n’existerait donc pas,
car le sentiment de soi ne pourrait se structurer, se manifester, et
s’exprimer significativement en actes. Ainsi, même s’il existe un
proto-soi et une pré-psychologie chez certains mammifères, la liberté
n’est véritablement manifeste que chez les êtres doués de Raison.
Contre l’impression que la Raison serait une contrainte s’opposant à
notre liberté, nous voyons ici que la Raison est au contraire la
faculté qui permet de faire vivre le potentiel de liberté contenu dans
la conscience. La Raison humaine (la faculté d’intelligibilité de
l’esprit) est intrinsèquement liée à la Raison intime (le sens éprouvé
de l’existence dans l’âme), car elle en est le mécanisme organisateur[216].
Dans
notre modèle de l’esprit, l’idée-sentiment de soi se mêle constamment
aux émotions, calculs et inclinaisons, pendant le fonctionnement de la
conscience, et en transforme une partie en désirs intimes. Les
particularités individuelles du sentiment d’exister sont ainsi à
l’origine de désirs libres, faisant vivre l’essence de l’individu. Au
contraire des instincts prédéfinis par les gènes ou par du
conditionnement social, les désirs intimes sont des causes libres, car
ils proviennent de la nécessité interne du sentiment de soi, et sont
cette liberté dont au moins certains hommes éprouvent la présence dans
leur conscience. Le sentiment de soi contenant une unicité apparue par
hasard, l’esprit n’est pas programmé par une Causalité externe, comme
un automate, mais le sentiment d’exister est la source définitive de la
Causalité psychologique intime.
Pour
Spinoza, bien que l’âme humaine soit totalement immergée dans la
Causalité universelle, elle n’en demeure pas moins gouvernée par les “lois de sa nature”[217].
Aussi, elle ne doit pas être vue comme un objet passif, totalement
commandé par des causes extérieures, mais comme une chose qui “agit” lorsqu’elle a des “idées adéquates”, c’est-à-dire des idées cohérentes qui se comprennent par elles-mêmes et qui expriment “l'essence de cette âme”[218].
Lorsque les idées qui viennent à un esprit sont en phase avec son
essence, le sujet devient libre. Dans cette configuration, il y a une
superposition de la Causalité personnelle avec la Causalité universelle
sous-jacente, autrement dit une compatibilité du déterminisme physique
et de la liberté individuelle.
Au
niveau neurobiologique, acquérir cette disposition implique que la
liberté de l’individu se manifeste après que les rapports contenus dans
les cartes neuronales du sentiment de soi aient imposées par cycles de
sélections successives, leur marque aux cartes codant pour d’autres
sentiments. Pendant la conscience du présent, le soi se sent heurté par
les idées négatives qui le traversent ce qui suscite en lui un désir de
résistance, ou au contraire, il approuve d’autres idées et facilite
leur développement. Plus le sentiment de soi est fort et structuré,
plus il peut instaurer cette instance de délibération intérieure qui
suspend les jugements en attendant que le flot de sélection des
connexions tombe sur une solution qui s’accorde avec son essence. Le
degré de liberté est ainsi un rapport de force dynamique entre les
cartes neuronales associées au sentiment de soi et les autres cartes,
sous l’influence d’éléments extérieurs, qui limitent ou contraignent
l’effet du soi. Voyez donc bien pourquoi l’amour de soi renforce et
manifeste l’existence de la liberté. Dans sa version maximale, cet état
psychologique correspondrait à la situation où les cartes du sentiment
de soi domineraient complètement leur environnement, et où l’individu
serait réellement psychologiquement tout-puissant.
La Rationalité Psychologique et la Sagesse. Le
sentiment de soi s’éprouve d’abord comme une qualité sensible, avant de
devenir un concept plus intelligible. De la même façon que les artistes
n'ont pas attendu que les qualités sensibles aient été rendues
pleinement intelligibles par la science pour savoir les combiner, une
psychologie n'a pas besoin d’étudier son sentiment de soi pour penser,
désirer et agir. En effet, le peintre et le musicien n'ont pas besoin
de comprendre scientifiquement les ondes sonores et les ondes
électromagnétiques pour savoir associer les sons et les couleurs
harmonieusement. Pareillement, Newton n'a pas eu besoin de comprendre
ce qui se cache derrière la mystérieuse force de gravité, pour se
contenter du concept empirique d'attraction universelle et découvrir la
position future des planètes avec une très grande efficacité. Une
intelligibilité incomplète peut parvenir à des résultats très justes
sans une compréhension profonde des concepts manipulés.
Ainsi
dès sa naissance, l’esprit a le pouvoir d’établir des raisons intimes.
Toutefois, contrairement à nos adversaires qui croient que l’élévation
de l’âme passe par la découverte de l’irrationnel, la présente doctrine
implique que c’est au contraire grâce à une rationalité mieux organisée
que l’art de vivre peut s’affiner et devenir plus juste, plus précis et
plus sage.
La
conversion à la sagesse consiste justement à se créer un sentiment de
soi plus intelligible que le sentiment de soi primaire. C’est ce que
nous avons appelé la conscience élargie (de niveau trois), établie au
dessus de la conscience d’être conscient (la conscience secondaire des
humains), reposant elle-même sur la conscience non-réflexible commune
aux vertébrés supérieurs (la conscience primaire). La conscience du
sage est une structure tertiaire qui se développe via l'amour de la
Raison. La conscience de niveau trois établit des désirs
compréhensibles, c’est-à-dire des idéaux de la Raison. Cette conscience
morale du sage forme un double fond dans la conscience humaine dont la
partie organisée par l’intellect supérieure est moins dépendante de la
réalité sensible, permettant de maintenir l’équilibre de l’esprit, même
lorsque le monde externe, qui ne dépend pas entièrement de soi,
interdit ou abolit la joie sensible. “L’esprit a le privilège de penser par lui-même et pour lui, et aussi de se réjouir en soi”[219] expliquaient
les épicuriens et Marc-Aurèle, après avoir constaté leur capacité
nouvelle de se détacher de la souffrance et de maintenir leur liberté
même dans l’adversité.
L’Erreur du Simplisme Causal. L’incompatibilité
entre la Causalité et la liberté est fréquemment rejetée à cause d’une
conception erronée de la Causalité. Au contraire de la Causalité
linéaire qui voit à chaque effet unique découlé une conséquence unique,
les événements de la vie humaine ne sont pas le produit d’une
mono-causalité, mais sont créés par une imbrication de multiples causes
entrelacées, et représentées dans le cerveau par diverses cartes
neuronales interagissant entre elles. Dans ce faisceau de causes, la
liberté d’un être est seulement la Causalité émanant du sentiment de
soi et les idées construites par complète sincérité intellectuelle qui
lui sont rattachées.
Si
je prétends aimer, certains m’objecteront que je ne suis pas libre de
désirer et qu’en amour j’ai été programmé à mon insu par mes gènes à
réaliser les fonctions de l’espèce. Certes, je conviens que la survie
et la reproduction sont des impératifs commun au monde animal et des
domaines où la détermination biologique sur nos existences est
certainement la plus forte, mais même de tels instincts biologiques
n’empêchent pas l’action, dans le cerveau, d’autres causes
psychologiques qui iront avec ou contre la direction dictée par les
instincts les plus élémentaires. Il y a des causes qui fixent le décor
et parfois même qui définissent le but, mais il reste dans la
conscience une Causalité par liberté qui influe sur la manière
d’interpréter le rôle imposé, voire qui peut s’opposer en refusant de
jouer la scène écrite par un autre. Ce
n’est jamais l’ignorance des causes qui nous déterminent qui permet la
liberté, mais c'est paradoxalement quand on est conscient des causes
qui agissent sur soi que la pensée acquière le mieux la possibilité
de consentir ou rejeter certaines orientations, c’est-à-dire exercer son libre arbitre.
L’Erreur de la Causalité Théologique. L’autre
grande erreur qui conduit souvent à nier la liberté est due à la
conservation d’une forme de “Causalité théologique” dans l’esprit de
nombreux penseurs, même athées, qui veulent systématiquement essayer
d’expliquer l’ordre l’humain en transportant sa signification dans des
structures en amont. Cette méthode qui a l’apparence de la science, car
elle repose sur l’idée qu’il faut trouver les causes, réplique en fait
l’erreur originelle des théologiens, lorsque ceux-ci cherchaient à
expliquer le lieu où s’est abattu la foudre en invoquant les fautes
morales commises par les hommes. Tout a une cause, certes, mais tout
n’a pas une cause significative pour l’ordre humain. Etant donné que
dans le cosmos matériel, il y a une échelle dans l’organisation des
différents types de choses (matière, vie, conscience), il faut bien
aussi reconnaître une limite au sens véhiculable par la
Causalité.
La
pensée conceptuelle humaine est le sommet de l’évolution sur Terre, et
par conséquent, elle est seulement une pointe émergée au milieu d’un
océan de non-sens. La pensée humaine beigne dans un immense inconscient
physique, biologique, pré-psychologique, et est aussi traversée par des
idées tronquées ou mal associées. Les doctrines qui postulent que toute
idée apparaissant dans la conscience a nécessairement toujours une
signification cachée au sein d’un inconscient entièrement intelligible
est un présupposé qui mène à une extrapolation abusive de la Causalité
et à des pseudo-explications aberrantes et psychologisantes, fréquentes
chez des auteurs comme Marx, Nietzsche et Freud[220].
Lorsque
je peins un tableau et y traduis un sentiment, l’image que je peins
exprime une partie de mon être, et contient une information
partiellement intelligible, qui influencera les émotions d’autres
esprits qui viendront regarder mon tableau; mais dans un futur lointain
lorsque ce tableau sera tombé en poussière et que toute civilisation et
toute intelligence aura disparue, aucun effet intelligible de mon œuvre
n’aura encore d’effet sur le monde; même si l’impulsion des coups de
pinceau que j’avais jadis donné, aura placé nombres d’atomes dans des
positions qui auront encore des répercutions sur l’ordre de la matière.
Dans cet exemple, on voit clairement que s’il y a des conséquences
potentiellement infinies de mes actes sur la configuration future de la
matière, il y a en revanche une limite au sens que je peux transmettre.
Ce qui est vrai pour le futur de l'influence de mon être est également
vrai pour son passé. De la même façon que la signification de mes
actions finit par se diluer, même s’il y aura toujours des effets
causals non significatifs, l’esprit apparaît d’abord à partir de causes
non-significatives, avant que l’intelligibilité n’émerge en lui.
L’intelligibilité n’est pas initialement présente dans le corps depuis
le stade embryonnaire, mais elle émerge lentement, parallèlement au
raffinement continuel de l’appareil conceptuel et de l’apprentissage de
sa langue maternelle. Lors de cette genèse, un passage entre le monde
physico-biologique et l’ordre humain a lieu, et cette transition
produit une irréductibilité du sens à l’échelle humaine. C’est donc
abuser de la recherche des causes que de vouloir toujours trouver une
explication significative aux caractères humains. Vouloir
systématiquement rendre compte de l’essence des choses par une raison
externe du même ordre, c’est là l’erreur fondamentale des théologiens
et de tous ceux qui partagent cette façon abusive d’invoquer la
Causalité.
Durant
des décennies, les scientifiques ont recherché les causes du
cancer chez l’homme dans les comportements humains, avant de finir par
comprendre que les tumeurs sont principalement provoquées par le hasard
moléculaire[221].
Durant des millénaires, des générations de théologiens, comme Hegel,
ont recherché une raison au nombre de planètes dans le système solaire,
alors qu’il n’y a pas de signification supérieure à ce nombre.
Démocrite voyait que l’univers est soumis à un hasard (de sens) et à la
nécessité (mécaniste). Tout a une cause physique, mais il n’y a pas de
raison particulière au nombre de planètes dans le système solaire. Il
pourrait très bien y en avoir plus ou moins. Peut-être certains
paramètres sont-ils indispensables à l’existence d’une vie évoluée,
comme par exemple la présence d’une planète géante pour attirer l’excès
de météorites, mais l’essentiel reste le fruit du hasard, ainsi que
l’illustre aujourd’hui l’observation d’autres systèmes planétaires. La
Causalité physique engendre des objets aléatoirement et les propriétés
des choses sont parfois constitutives des choses elles-mêmes et ne sont
pas à aller chercher dans une quelconque raison externe. Dans bien des
cas, les objets n’ont pas de raison supérieure d’être ce qu’ils sont,
et leur sens n’est réductible qu’à leur nécessité interne. Il est donc
erroné d’imaginer une complétude préexistante dans le réel, qui les
réduirait entièrement aux causes qui les ont produites.
La
conception théologique de la Causalité contient l’idée implicite que
l’enchainement des causes transporte le sens des choses. Cette
conception erronée appliquée à la conception matérialiste de l’esprit
conduit soit à nier la possibilité de la liberté, soit à rejeter
l’universalité de la Causalité pour tenter maladroitement de sauver la
liberté. Au contraire de la Causalité théologique, le déterminisme
physique ne transportant pas toujours du sens, cette Causalité ne fixe
pas systématiquement la signification de ce qu’elle touche, et donc les
valeurs des objets émergents souvent spontanément comme des propriétés
internes des choses. Une fois que la Causalité matérialiste
démocritéenne a été intégrée dans sa façon de voir le monde, on cesse
de transformer les conditions de possibilités nécessaires en de la
prédestination, et il n’y a désormais plus d’incompatibilité entre une
Causalité physique omniprésente et l’existence de propriétés
singulières dans les êtres finis, formant le socle d’une liberté
individuelle qui se déploie ensuite grâce aux capacités du cerveau
humain.
L’Essence Intime des Choses. Une
partie du désir de Causalité ne peut être satisfait, car il est
illégitime. Trois traits ne font pas un triangle ; et pourtant un
triangle n’est formé que de trois traits. Les théologiens s’étonneront
éternellement devant le vide conceptuel qui sépare trois traits de la
notion de triangle, car la nécessité non-comprise par eux est perçue
comme un manque que leur imagination cherche sans cesse à combler, et
les amène à imaginer une cause externe au lieu de s’émerveiller devant
la perfection de la nécessité interne. L’irréductibilité des propriétés
émergentes et supérieures des corps physiques était pourtant bien
comprises par les premiers matérialistes. Démocrite utilisait
l’analogie entre les atomes et l’alphabet pour faire remarquer que si
les mots sont tous composés par le même jeu de lettres, chaque mot
possède malgré tout “un sens et une harmonie distincte”[222]. De même, Spinoza prévenait que l’étude de la succession des causes ne permet pas d’atteindre “l’essence intime des choses”[223] et que par conséquent, il nous faut “estimer les choses suivant leur qualité, non suivant l’agent qui les produit”[224].
Le
sens profond des choses libres n’est pas à aller chercher dans les
causes physiques qui les ont produites mais dans leur essence,
c’est-à-dire dans leurs propriétés internes singulières. Au-delà de
l’influence d’instincts hérités et de souvenirs acquis, l’essence
intime de l’individu se constitue au hasard. Le sens de la vie n’est
donc pas donné par le monde externe, ni même par la philosophie, mais
c’est quelque chose qui s’éprouve seulement en soi. Le sens de la vie
est une propriété interne au sentiment de soi qui varie selon les
individus. La nature ne donne pas de sens à l'existence humaine, mais
produit seulement divers sentiments d'exister qui contiennent en
eux-mêmes le sens que chacun, selon son caractère, ressentira de la vie.
La Liberté Quantique ? Nous
avons proposé ici une explication de la liberté en utilisant une
physique classique, parfaitement déterministe, sans recourir au hasard
fondamental produit par la physique quantique. Contrairement à l’école
épicurienne, je pense qu’une indétermination fondamentale dans le
mouvement des atomes n’est pas nécessaire à la liberté humaine.
L’existence du hasard véritable suggéré par la physique quantique a
certes une implication capitale pour la question du destin, mais ce
hasard ne change pas le problème de la liberté humaine. Que l’homme
soit formé d’atomes au mouvement déterminé (physique classique) ou
partiellement indéterminé (physique quantique), l’unicité de chaque
esprit est déjà le fruit d’un hasard de rencontre dans le modèle
proposé. Donc, qu’un hasard véritable existe dans la nature grâce au
quantique n’ajoute pas plus de liberté aux décisions prises par la
conscience.
La Liberté Absolue ? Certains
critiqueront ma conception de la liberté car elle n’est pas une liberté
absolue, mais seulement l’indépendance du sujet. L’individu n’a pas
choisi qui il est, ni ses origines et il n’a pas ensuite un pouvoir
absolu de se déterminer soi-même. En effet, celui qui essaie de se
changer soi-même, ne peut le faire qu’à partir de ce qu’il est déjà. Au
mieux, il transformera sa personnalité, mais seulement en fonction du
pouvoir accordé par ses déterminismes initiaux. Certains moralistes
cherchent donc une liberté supérieure, en imaginant l’existence d’une
sorte de force transcendante que jamais rien n’aurait déterminée et qui
aurait tout pouvoir. Ainsi à la suite de sa troisième antinomie, Kant
prétend fonder la liberté humaine en invoquant une
cause incausée provenant d’au-delà de l’espace et du temps.
Normalement, je devrais immédiatement rejeter une telle élucubration au
nom de l’universalité du principe de Raison et m’interdire de la
discuter, sans quoi tout discours et toute critique que l’on peut en
faire perd sa légitimité, mais par curiosité j’accepte de mettre un
temps de côté mon principe fondamental, afin d’aller explorer les
éventuelles ouvertures offertes par une telle étrangeté. Essayons donc
d’imaginer, au-delà de la nature, une
cause incausée qu’absolument rien n’aurait déterminé et qui
pénétrerait jusque dans mon esprit pour me rendre libre. Si cette cause
est une entité, que jamais rien n’a déterminé en aucune manière, pas
même ses propriétés internes, elle serait donc un indéterminisme
absolu. Cette liberté s’apparente donc à du hasard total. Pour autant
que je sois parvenu à m’imaginer une
cause incausée transcendant la nature, tout ce que j’ai pu
entrevoir dans cette absurdité, c’est qu’elle n’introduirait finalement
qu’une forme de hasard dans le monde physique, comme le fait déjà le
mouvement aléatoire des atomes imaginés par Epicure et décrits par la
physique quantique, et qui ne changent d’ailleurs rien à la question.
Je ne vois donc pas en quoi cette cause incausée apporterait
une plus grande liberté à l’individu.
Voyez
donc que la dignité de l’être humain ne gagne rien à fuir le monde
matériel pour aller se réfugier dans de pareilles inepties. Au
contraire, nous nous perdons à sacrifier notre Raison pour crédibiliser
des fables aussi inintelligibles. Comme l’essentiel des autres idées
défendues dans cet essai, nos conclusions n’ont rien à envier à celles
des spiritualistes, des mystiques et des adversaires du matérialisme en
général. La plus grande liberté imaginable est celle dont je viens
d’esquisser le fonctionnement sur des bases strictement rationnelles,
avec des concepts compatible avec les sciences contemporaines.
Le Jugement Moral. Certains
objecteront que, malgré tout, la dignité de l’être humain est affectée,
car sans liberté transcendante, nous ne devrions pas avoir plus
d’admiration pour un génie que pour un ignorant, qui n’est pas plus
responsable de qui il est. D’après eux, si j’étais cohérent, je ne
devrais pas plus en vouloir à un criminel qu’à une inondation.
Remarquons
déjà que même si cette conclusion était vraie, cela n'enlèverait rien
au fait qu’il faudrait isoler les criminels, comme il est nécessaire de
fabriquer des digues, pour se prévenir des inondations. La condamnation
du coupable se justifie également par l’effet dissuasif que la peine
provoque sur tous ceux qui pourraient être tentés par le crime.
Ensuite, il est vrai, qu’une vision naturaliste de l’âme humaine où il
n’y a pas d’essence du bien, ni de mal absolu, qui s’incarnerait dans
les individus, pour en faire des anges ou des démons, prévient les
excès puritains inspirés par les morales théologiques. Personne n’a
choisi qui il est, donc l’individu n’est pas lui-même infiniment
responsable de sa nature profonde ; mais en même temps, il est aussi
irréductible à cette nature. Si son essence est libre, il porte une
valeur propre dont il n’y aurait aucun sens à vouloir l’expliquer ou
l’excuser totalement par l’argument des causes extérieures. Le cœur de
chaque individu est une entité complète sans un processus significatif
en amont. La seule manière de le voir, c’est de le regarder comme une
entité autonome. Ainsi, tout en disqualifiant la culpabilité et le
repentir infini, nous pouvons regarder le monde en naturaliste,
constatant qu’il existe de belles âmes, d’autres moins belles, et cette
seule observation justifie une appréciation morale différente entre les
catastrophes naturelles et les plus affreux des hommes.
En
effet, le mal provoqué par un ouragan ou la foudre est seulement une
rencontre fortuite et accidentelle de ce phénomène naturel avec l’ordre
humain. Bien qu’également naturel, le mal produit par un virus mortel
nous conduit déjà à une appréciation différente, car l’essence du virus
est de nous parasiter, ce qui justifie la détestation qu’il nous
inspire. Enfin, les criminels pleinement conscients de leurs actes
méritent le sentiment d’horreur qu’ils suscitent car ils trahissent le
contrat social et les règles de l’ordre humain auxquels ils
appartiennent, contrairement aux virus. Ainsi, même si leur caractère
est entièrement causé par la nature aveugle, on peut quand même les
juger comme des êtres dysfonctionnels du point de vue humain.
La
nature produit également des esprits avec un sentiment de soi
impuissant qui les conduit au ressentiment et les prédispose aux plus
basses œuvres, indépendamment de leurs histoires et des rapports
ponctuels qu’ils entretiennent avec l’ordre extérieur. Bien que la
conduite de tout individu dépende grandement du contexte
socio-historique dans lequel il naît et évolue, la théorie de la
liberté exposée ici indique que nos actes et nos sentiments
manifestent, au moins en partie, notre liberté intérieure, car le
sentiment de soi participe activement à la formation de nos choix. Elle
prédit donc que même si l’on vous faisait naître et grandir dans un
contexte socio-historique absolument identique à celui d’un héros ou
d’un tyran connu, vous n’auriez certainement pas réalisé les mêmes
bienfaits ou méfaits que lui. Un vice profond dans la nature de
certains êtres est la source de leur surprenante volonté de se venger
du réel, qui se manifeste par ce plaisir gratuit de martyriser un
inconnu ou de se faire souffrir eux-mêmes. Ainsi, l’aversion que l’on
peut parfois ressentir vis-à-vis de certains individus n’est pas
toujours injustifiée. La contrepartie est aussi vraie, et l’admiration
que suscitent certains génies tient à quelque chose qui dépasse les
seules circonstances ayant contribuées à leur grandeur. Nous sentons
qu’elle provient viscéralement de leur liberté intérieure, c’est-à-dire
de leur essence profonde et singulière. Par sa conscience de soi,
chaque esprit fait vivre une nature propre que tout autre est libre de
juger selon les manifestations qu’il perçoit. Ainsi, il est légitime
d’admirer la grandeur d’âme de ceux que l’on ressent comme des génies
moraux et d’éprouver de l’aversion pour la faiblesse humaine.
Contrairement à Spinoza, qui sur ce point n’a pas suffisamment rompu
avec le déni stoïcien de l’existence du mal dans le monde[225],
les jugements moraux négatifs m’apparaissent possibles et certainement
parfois pleinement valides. En conclusion, vous pouvez constater que
cette liberté matérialiste possède bien les qualités d’une authentique
liberté, avec toutes ses conséquences morales pour la dignité humaine.
Les Circonstances Atténuantes ou Aggravantes. Ayant
montré la possibilité du jugement morale, précisons maintenant que dans
les cas individuels, il faut compléter l’analyse par la prise en compte
du contexte avant de finaliser de tels jugements. Le fond de la
conscience donne naissance à des raisons intimes qui se développent
grâce au concours de l’intellect et de l’expérience acquise, par
conséquent la forme finale que prennent les désirs intimes dépend en
grande partie des conditions offertes par nombres d’autres facultés du
cerveau, et par diverses influences présentes dans les couches externes
de sa psychologie. Ainsi, bien que l’esprit soit effectivement doté
d’une liberté au fond de lui, dans la vie réelle, cette liberté ne
résume pas à elle seule toutes les raisons qui déterminent ses
sentiments, ses choix et ses actes. En conséquence, même s’il est
légitime de retenir contre un individu sa mauvaise volonté et son
incapacité à vouloir des efforts sincères, il nous faut également
penser qu’un grand nombre d’individus égarés ici, auraient pu évoluer
différemment s’ils avaient eu la chance de vivre dans un autre
contexte, d’où la volonté du sage de bâtir des conditions favorables à
l’épanouissement de l’existence. Ainsi, sans renier l’idée de liberté,
nos jugements moraux doivent être modérés ou aggravés par l’observation
des circonstances. Bien qu’il soit erroné d’invoquer systématiquement
l’environnement pour supprimer la légitimité de tout jugement moral,
l’environnement doit être constamment utilisé pour affiner de tels
jugements. Enfin, dans certains cas, les cause externes à l’individu
peuvent évidemment être tenues comme seul responsable, par exemple,
lorsqu’un individu souffrant d’un dysfonctionnement de sa conscience
n’a désormais plus du tout la capacité d’exercer sa liberté,
c’est-à-dire d’exprimer des choix qui viennent de son cœur. Puisqu’il
ne sait plus ce qu’il fait, c’est seulement l’ordre aveugle de la
nature qui s’est abattu sur ses victimes.
L’Ame Aliénée. Le
sentiment de soi existe sous diverses formes, dont la plus réussie se
manifeste par la puissance glorifiante qui se suffit à
elle-même et se sent l'égal des dieux bienheureux, et à l'opposé par
une détresse maladive qui réclame de la compassion et s'épuise dans
l’abnégation et l’oubli de soi. Face au défi que constitue notre
condition humaine, l’esprit peut évoluer selon deux grandes directions
opposées. Soit, en son cœur, sa joie intérieure terrasse la tristesse,
domine l’injustice et l’élève en dieu-vivant s’imposant au monde,
voulant vivre, goûter, réaliser toutes les belles choses inspirées par
sa subjectivité, et agir selon les désirs nés de sa nature intime ;
soit sa tristesse l’emporte, ses idéaux périclitent, et l’esprit
demeure impuissant face à un ordre dont il va chercher à fuir la
réalité. Tous nos désirs, choix et sentiments profonds ont leur origine
dans ses deux orientations fondamentales et ennemies: la Raison
glorieuse qui exalte les désirs de l’homme libéré de l’ordre du cosmos,
et cette même Raison vaincue qui se cache dans l’ignorance, et dégénère
dans le fatalisme, l’humilité ou l’arrogance compensatrice. Spinoza
relevait en effet que “celui qui se rabaisse est tout proche de l'orgueilleux”[226] et rejetait donc ensemble l’humilité et la vanité comme deux produits de l’impuissance de l’âme.
Soit
la Causalité intime est assez forte pour perdurer en elle-même, et
l’individu saura résister aux causes extérieures qui tenteront de
l’asservir. Il mènera alors une existence libérée de l’ordre aveugle du
cosmos. Soit la Raison intime s’autodétruit face à son sort. Vidé de sa
substance, l’être perd alors toute véritable raison intérieure
d’exister et meurt de son vivant. Il n’est plus que l’ombre de
lui-même, agité par les causes qui l’entourent et sombre dans
l’esclavage du monde extérieur. L’esprit devient une épave dévorée de
l’intérieur par ses propres faiblesses. Vidé du fond de son être, le
corps poursuit alors une existence agitée par des instincts primaires,
du ressentiment et des désirs refoulés. L’âme du fataliste a renoncé à
elle-même et erre dans l’existence. Souffrante et désorientée, l’âme
vaincue va réclamer un sens à sa vie. Perdue avec elle-même, elle se
raccroche alors à un ordre qui lui donne une place et un sens. Comme
elle est détruite de l’intérieur, elle va puiser ses valeurs dans les
choses extérieures. L’âme vaincue va retrouver une vitalité parfois
fanatique en s’aliénant à une cause de substitution. Elle se soumet à
un système qui lui dit quoi être et quoi faire, et qu’elle défend dès
lors de toutes ses forces. L’âme impuissante se fond dans le
fondamentalisme religieux ou une autre idéologie, parfois politique,
qui se substitue à l’individualité qui lui fait défaut. Elle s’attache
démesurément aux conventions de son temps, aux traditions, elle donne
une importance insensée aux regards et opinions des autres, à la mode
du moment qui devient alors pilier de ce qu’elle est ; sens de ce
qu’elle vit. Elle se réidentifie à travers le sentiment de sa
race. Elle se soumet au destin cosmique, à l’ordre de la nature, ou
encore à la prétendue volonté de Dieu. L’âme impuissante entretient un
rapport théologique avec le monde car elle a besoin de se comprendre
par rapport à un ordre extérieur. Incapable d’exister par elle-même,
elle voit le fond de son secret partout dans diverses choses
extérieures... partout sauf en elle-même.
Pour
se raccrocher à l’univers mental qui la console, l’âme aliénée doit
souvent nier les faits, et entre rapidement en conflit avec la réalité
qu’elle a fuit. Elle craint ce retour de la vérité qui la menace à tout
instant. Devenue la chose du monde, elle redoute l’extérieur qui
l’affecte d’autant plus fortement. Cependant, comme le réconfort
psychologique a désormais une plus grande force que l’amour de la
vérité en son cœur, son aveuglement, ses mensonges, et sa mauvaise foi
finissent par l’emporter.
Divinisant
souvent l’irrationnel dans lequel elle est tombée, l’âme aliénée se met
à divaguer dans des transcendances peu claires pour elle-même, qui
fonderaient le fond de ses sentiments, la valeur profonde de l'art, le
véritable sens de sa spiritualité... Malgré tout ce que les chimères de
son imagination lui inspirent, personne n’élèvera jamais son âme de
cette façon. Hors de sa rationalité intime, tout esprit se condamne
nécessairement à l'esclavage des causes extérieures qu’il ignore, qu’il
ne sait comprendre, ou qu’il refuse de voir parce qu’elles l’ont vaincu.
L’Inversion des Valeurs. Le
Désir non réalisé continue d’exister selon deux grands types
d’orientation: soit sublimé dans des idéaux ou des rêves qui le font
renaître et grandir sous une forme magnifiée, soit refoulé dans un
inconscient qui enfle et déborde de frustrations et de ressentiments.
Or, à l’évidence, la première orientation favorise la liberté, tandis
que la seconde manifeste son extinction. De ces deux types
d’orientation du Désir a découlé deux grandes formes de morale, de
religiosité et de façon d’aimer: celle des caractères anoblis, et celle
des âmes impuissantes qui inversent les valeurs en substituant la superbe du philosophe par l'humilité du croyant ; le plaisir pris à soi-même par la détestation du moi ; l’exigence envers soi par l’attente envers les autres ; l’amour héroïque, sans retour par l’amour compassionnel ; l'amitié élective par l'amour généralisé et indifférencié du prochain ; la glorification de ce qui est puissant, majestueux et triomphant par l’apitoiement et la passion pour tout ce qui est faible et miséreux ; l’idéal d’un monde équitable, juste et solidaire par le règne de la pitié, de la charité et de la pleurnicherie permanente ; le culte des vertueux par le culte des éternels opprimés ; le sentiment de supériorité qui légitime son désir de dépassement par le conformisme médiocratique ; la puissance de vaincre par la culpabilisation des forts ; la quête de la vérité par la croyance dogmatique des ignorants ; l’amour de la Raison par la haine superstitieuse de la rationalité ; le merveilleux spectacle de la nature par la condamnation du naturel et le désenchantement du monde ; la volonté de construire un paradis sur Terre par la fable de l’au-delà ; la magnificence d’exister par la détresse de sa condition de mortel ; la fidélité au divin en soi par la soumission à un démiurge externe ; bref, la morale païenne (greco-romaine ou confucéenne) par la morale religieuse (bouddico-judéo-islamo-chrétienne…)[227].
Psychologie et Environnement. Plus
les particularités dérivées du sentiment de soi forment des désirs
intimes puissants, plus ceux-ci pèsent sur les actes, puis se gravent
dans le monde, et plus l’individu sera dit libre. J’ai donc défini la
liberté comme la capacité de l’individu à former puis à imposer les
désirs associés au sentiment de soi sur le monde. Le degré initial de
liberté se joue donc dans le rapport dynamique entre les cartes du
sentiment de soi et les autres cartes neuronales. La liberté finale
dépend d’abord de la puissance intérieure du désir né au fond de la
conscience, puis ensuite de diverses contraintes psychologiques, et
enfin de la résistance du monde extérieur. Muni de cette définition de
la liberté, il n’y a pas de contradiction à soutenir que d’autres
causes puissent favoriser la liberté. Ces causes extérieures n’agissent
pas sur le premier temps de la liberté, mais seulement sur les étapes
ultérieures en modulant des instincts, en détruisant des barrières
psychologiques ou des obstacles physiques qui freinaient le plein
développement du désir, et sa capacité à s’affirmer puis à triompher
sur le monde.
Hormis
les moments de méditation, le soi s’exprime toujours dans un contexte
déterminé avec un ensemble de causes biologiques, sociales,
historiques.... La quête d’indépendance du sage ne consiste nullement à
nier ses origines ni le contexte, d’autant qu’il y en aura toujours un.
Si dans un premier temps, le désir de liberté produit une volonté de
détachement de son corps, du monde, de la culture circonstancielle de
cette époque et de ce lieu, il s’agit dans un deuxième temps, une fois
la conversion philosophique achevée, d’utiliser au mieux son
incarnation dans ce contexte donné et d’y trouver les meilleures
opportunités de se réaliser.
De
même qu’une vraie philosophie aide au développement de soi, les normes
culturelles et sociales ont une influence bénéfique ou néfaste sur la
liberté des individus, selon qu’elles encouragent la réflexion
individuelle, l’épanouissement de l’être singulier et la vie héroïque
ou qu’elles légitiment les doctrines religieuses et codes moraux issus
de l’inversion des valeurs qui entravent le plein développement de
l’individu.
Du
plaisir d'exister découle naturellement le désir de conserver la vie,
de la transmettre et de faire perdurer les belles choses dont on a pu
gouter grâce au travail des générations passées. Même si la singularité
de l’individu n’est pas réductible aux conditions particulières ayant
permis son émergence, toute existence a été possible seulement grâce à
un certain environnement favorable que l’individu peut donc en retour
vouloir défendre et conserver. Ainsi, l’homme libre peut vouloir
préserver et améliorer les qualités d’une culture, d’une certaine
éducation, d’une langue, d’un pays voire d’une civilisation par rapport
à d’autres, pour les aspects qui lui semblent plus favorables à
l’épanouissement de sa nature, de la philosophie et de la vie heureuse.
C’est pourquoi l’internationalisme et le pacifisme d’Einstein
s’articulent aussi avec des sentiments d’appartenance
civilisationnelle, voir parfois même de préférence et de défense
nationale[228].
Pareillement, le jardin d’Epicure était ouvert à tous, y-compris aux
étrangers, car le message humaniste s’adressait à l’individu au delà de
ses particularismes, et était valable pour tous les hommes, sans
toutefois nier l’existence de différences moyennes entre les peuples et
les cultures[229].
La Raison est la Juste Mesure de Toute Chose. Dans
le cosmos matériel, le sens des choses apparaît progressivement avec la
complexité. Il existe ainsi une hiérarchie naturelle au pouvoir de
généralité de chaque idée. Il y a toute une stratification du domaine
d’application de chaque valeur correspondant à son ordre d’apparition
au cours de l’évolution de la matière. Certaines notions n’ont de
signification que pour les corps physiques, d’autres valent pour tous
les êtres vivants, d’autres encore seulement pour le genre humain ou
seulement quelques civilisations et enfin certaines sont limitées à
l’individu singulier.
Certaines
valeurs morales contractuelles, telle la règle d’or, ont une validité
qui dépasse non seulement les cultures mais également le genre humain,
et sont vraisemblablement aussi valables entre d’autres formes
d’intelligence extra-terrestres. Au contraire, certaines valeurs
comportementales changent avec les époques et les civilisations. Enfin,
le goût culinaire ou esthétique varie grandement selon les individus.
L’existence de valeurs à l’échelle individuelle permet ainsi à des
énoncés opposés d’être vrais pour des individus différents, toutefois
ces apparentes contradictions ne constituent donc dans ce cas nullement
une violation du principe de Raison. De plus, si des jugements de goût
opposés sont certes tout à fait possibles et valable parce qu’ils sont
émis par des êtres ayant des sensibilités différentes, n’importe quel
jugement n’a pas pour autant la même qualité qu’un autre. En effet,
l’opinion de l’expert qui sait reconnaître à l’aveugle mille saveurs
vaut plus que celle de l’ignorant en la matière. Ainsi, les goûts
individuels sont des valeurs construites sur des raisons conscientes ou
inconscientes, et même là le relativisme n’est pas absolu.
Parce
qu’une vision mathématico-matérialiste du réel invite à comprendre
l’origine des valeurs que nous ressentons, elle permet, grâce à
l’étude, de donner leur juste place aux choses, en leur accordant le
bon dosage d’absolu et de relatif. Ceci évite à la fois
l’arbitraire dogmatique des théologiens, et les excès du
relativisme généralisé. Ces deux camps s’opposent, mais ils partagent
en fait la condition commune de ne pas comprendre l’origine des valeurs
qu’ils perçoivent, et se trompent sur leurs vraies places. Les
théologiens étendent les valeurs là où elles n’ont aucun sens, et les
sceptiques les réduisent à de simples conventions même lorsqu’elles ont
une portée bien plus large. Seul l’effort de compréhension, à travers
une théorie de la nature, permet de donner sa juste place aux choses.
Histoire et Politique Rationnelle. Les
hommes ne sont pas guidés par la Raison. Ils remplacent l’effort
intellectuel qui doit nécessairement être fourni en politique par de
simples principes moraux généraux issus du souvenir d’excès passés.
L’histoire des hommes est ainsi une répétition d’excès qui s’engendrent
les uns les autres. A une expérience historique traumatisante, les
hommes instaurent une morale qui se trouve ensuite inappropriée dans
une autre configuration historique et produit la catastrophe opposée.
Ainsi, l’impérialisme agressif engendre des guerres dont l’horreur
inspire en retour un pacifisme naïf qui facilite des invasions et
produit de nouvelles réactions nationalistes. L’excès d’autoritarisme
engendre un laxisme et un chaos qui créé les conditions du retour d’un
nouvel autoritarisme. L’intolérance des différences va jusqu’à produire
la tolérance des intolérants qui sèment le germe de l’intolérance
future. Le manque de régulation engendre les excès d’étatisme et
vice-versa…
La
pensée politique ne peut se résumer à des recommandations figées comme
des commandements bibliques. Les hommes ne peuvent s’affranchir d’une
analyse rationnelle du temps présent, avec toutes ses spécificités. La
politique ne peut reposer sur des principes moraux intemporels, hérités
du souvenir d’expériences historiques traumatisantes. La politique doit
reposer sur une compréhension rationnelle de l’origine des valeurs
permettant ensuite de les adapter. La complexité du réel est telle
qu’il n’y a d’autre principe en politique que ceux contextuellement
justifiés par la saine Raison et la maximisation d’un bonheur durable.
L’histoire
des trois derniers millénaires montre que la philosophie de la nature
initie les progrès des civilisations, et que son recul coïncide avec
leurs régressions, tout simplement parce que c’est notre image du monde
qui structure notre éthique et conditionne ensuite nos politiques.
Notre vision naturaliste permet de donner leur vraie place aux notions
de bien et de mal, en les voyant ni comme des dogmes transcendants, ni
comme du relativisme culturel, mais comme les conséquences logiques de
l'existence de l’esprit dans le monde matériel. Mais sans philosophie
de la nature pour interpréter précisément, construire et réactualiser
chaque valeur dans chaque cas précis, l’homme ne dispose pas d’un cadre
conceptuel lui permettant de résoudre les défis qu’il rencontre. Dès
lors, il ne sait affiner ses concepts et, au bout du compte, toutes les
réflexions, débats et discussions qu’il peut bien mener, même dans les
plus parfaites règles démocratiques, se perdent inexorablement dans le
relativisme ou l’arbitraire. Ce n’est qu’à partir du courant des vraies
Lumières, en utilisant une philosophie de la nature renouvelée et
perfectionnée par le génie de philosophe-scientifiques, que l’éthique
et la politique peuvent ensuite se fonder sur des principes naturels,
universellement reconnaissables par tous les esprits rationnels,
qu’apparaît alors une base légitime, seule capable de servir de
fondement à une véritable république[230].
Eloge de la Complexité. Une
dernière mise en garde contre les éventuelles extrapolations ou
utilisations abusives des idées exposées dans cet essai me semble
nécessaire. Bien que j’aie la conviction que cette façon de voir soit
souvent pertinente, j’invite à garder à l’esprit que tout modèle
théorique reposant sur des catégories empiriques ne constitue qu’une
approximation, et a donc, au mieux, seulement un domaine de validité
limité. Cette réserve s’applique à toute théorie. Aucune idée de cet
essai ne fait exception. Par conséquent, même si le cadre conceptuel
que je vous ai proposé nous a permis de proposer des réponses simples
et claires aux grandes questions morales et métaphysiques, ainsi que de
décrire la force qui sait faire triompher l’existence et enfin de
percevoir la clef du fonctionnement d’une authentique liberté, il n’est
pas du tout dit que ce cadre sera suffisamment puissant pour penser
d’autres questions ou pour approfondir les réponses qui ont été
esquissées ici. Dans certains cas, il faudra le compléter par d’autres
concepts encore à découvrir, ou affiner les catégories déjà présentes.
Par exemple, dans le cas d’un individu concret, le sentiment de soi est
évidemment quelque chose de beaucoup plus subtil à apprécier que ce que
laisse entrevoir les cas idéalisés fort/faible présentés ici, dans un
réductionnisme binaire auquel je me suis livré pour des raisons de
simplicité. Dans les cas concrets, la situation est bien plus nuancée
et complexe. Comme toutes les autres pensées de cet essai, ces
explications restent donc au mieux d’affreuses simplifications par
rapport à l’extraordinaire complexité du réel, qu’il serait pourtant
indispensable de pouvoir prendre en compte, mais que nous ne pouvons
qu’approcher.
Les liens entre
Démocrite, Epicure, Spinoza et Einstein
Parler
d’un courant millénaire du rationalisme intégral est une manière de
rendre compte de la proximité entre ces quatre penseurs, sans volonté
d’atténuer l’originalité, ni les particularités propres à chacun, qui
ont été, pour moi, une intarissable source pour affiner ma réflexion.
Se réclamer d’un socle commun, c’est revendiquer ce qui nous uni, sans
se sentir obliger de nier les différences, ni avoir à assumer les
erreurs, ici ou là, de n’importe quel représentant de ma tradition
philosophique. En me positionnant de la sorte, j’affirme donc n’avoir
été le disciple de personne, et je veux bien envisager que même mes
quatre penseurs de prédilection n'auraient peut-être pas adhéré à
certains prolongements que je propose à nombre de leurs idées. La
discussion détaillée de nos points communs et de nos différences, à mon
avis souvent réductible à des nuances après analyse, mériterait à elle
seule une étude approfondie qui sort du cadre de cet essai ; toutefois
je remarque que cette discussion serait finalement très difficile à
conduire étant donné que la compréhension de leur véritable position
est souvent limitée par le fait que nous ne possédons que quelques
fragments de leurs textes, ou que leurs différents écrits ne dessinent
pas toujours une doctrine parfaitement cohérente, sûrement parce que
leurs idées, ou la manière dont ils les ont défendues, a un peu évolué
avec les circonstances. Aussi, je remarque qu’il n’y a généralement pas
de consensus sur l’interprétation de leur position exacte. Par
prudence, et pour éviter de m’embourber dans ces problèmes, j’assume
seul les propos de cet essai et je me contente de la formule vague de
courant pour définir mes prédécesseurs, afin de ne pas avoir à trancher
dans le détail. Selon l’idée que vous vous faites de tel ou tel point
de leur pensée, vous les jugerez parfois plus ou moins proches entre
eux ou avec moi. Je me suis contenté de relever nos points de rencontre
les plus forts, cette formulation de ma doctrine ayant l’avantage
d’illustrer sa cohérence, de renforcer sa lisibilité extérieure, tout
en accroissant l’intérêt et la portée du texte. Enfin, je sais qu’elle
incitera certains à prendre au sérieux mes thèses, dont au moins une
version proche est également défendue par ces figures majeures.
Après
ces réserves, qu’il me semblait indispensable d’avoir exprimées, je
voudrais rapidement raconter comment j’ai acquis la conviction d’une
forte proximité entre moi et ces quatre penseurs. Dès mes premières
lectures de leurs écrits respectifs, j’ai eu l’impression foudroyante
de retrouver mes idées dans l’écrasante majorité de leurs pensées, une
sensation très rare, que je n’ai rencontré presque nulle par ailleurs.
Par la suite, ce sentiment d’une sorte d’unité entre moi et chacun
d’eux s’est vue objectivement confortée, lorsque j’ai eu
l'extraordinaire surprise de trouver progressivement dans leurs textes
des avis explicites, plutôt positifs, voire parfois très positifs, les
rapprochant entre eux. Dans de tels moments, j’ai éprouvé le sentiment
de vivre des instants extraordinaires, fasciné d’avoir découvert un
trésor caché qui contient, enfoui, toute ma vérité. Aussi, j’ai fini
par me convaincre que j’avais correctement perçu les liens unissant un
courant millénaire, au point d’utiliser cette impression de fond comme
décor pour présenter ma doctrine philosophique. Ce sentiment reposant
sur ma lecture personnelle de leurs écrits, afin de conclure, je vous
propose ci-dessous, la retranscription des avis qu’ils ont exprimé sur
eux, accompagnés de brefs commentaires. Ainsi, au cas où vous douteriez
encore de l’existence de réels liens les rapprochant, ces remarques
explicites doivent participer à contraindre les diverses
interprétations possibles, en montrant au minimum, qu’il n’était pas
absurde de les avoir présentés ensemble.
Epicure sur Démocrite: Diogène Laërce rapporte qu’“Epicure s’adonna à la philosophie après avoir lu les livres de Démocrite”[231]. Plutarque nous dit qu’“Epicure
lui-même se proclama longtemps démocritéen, ainsi que d’autres le
disent et même Léontéus, l’un des plus sublimes disciples
d’Epicure, en une lettre qu’il écrivit à Lycophron disant qu’Epicure
honorait Démocrite, parce qu’il avait le premier atteint, un peu de
loin, la droite et saine intelligence de la vérité, et que généralement
tout le traité des choses naturelles s'appelait démocritéen, parce que
Démocrite le premier était tombé sur les principes, et avait rencontré
les fondements de la nature. Et Métrodore, dit ouvertement de la
philosophie: si Démocrite n’avait pas ouvert et montré le chemin,
Epicure ne serait jamais parvenu à la sagesse”[232].
La
plupart des érudits qui ont étudié et comparé les textes de Démocrite
et d’Epicure remarquent que leurs physiques, mais également que leurs
éthiques partagent une forte proximité[233],
ce qui amène à conclure que Démocrite est bien la source principale de
la pensée d’Epicure. Dans ses controverses, Epicure combat en fait les
dérives relativistes et fatalistes que Protagoras, les sceptiques et
les pseudo-démocritéens comme Nausiphane ont produites à
partir de Démocrite, et que Démocrite avait déjà commencé à contrer[234],
même si ces errements ont été rendus possibles par les insuffisances du
système de Démocrite qu’Epicure entreprend donc de corriger.
Après
avoir rassemblé un nombre considérable de textes anciens qui démontrent
que certains stoïciens ont inventé des mensonges pour discréditer
Epicure, Pierre Gassendi concluait au XVIIe siècle que Démocrite était
tenu en estime dans l’école épicurienne[235],
même s’il était critiqué sur de nombreux points, comme le démontre
effectivement très bien les occurrences de Démocrite dans le poème de
Lucrèce. Depuis les travaux de Gassendi, de nouveaux textes ont été
découverts et sont venus conforter cette conclusion. Dans les fragments
retrouvés à Herculanum, Epicure évoque Leucippe et Démocrite comme
“les premiers à avoir donné une théorie satisfaisante des causes bien supérieure à tous leurs prédécesseurs et successeurs”[236], tandis que l’épicurien Philodème de Gadara cite Démocrite en prenant soin de l’introduire: “Démocrite
n’est pas seulement l’auteur qui connaît le mieux la nature parmi les
anciens, mais sa curiosité n’a rien à envier à celle des enquêteurs”[237] et il nous dit que la position d’Epicure vis-à-vis de Démocrite était de lui “pardonner ses erreurs à travers ses critiques”[238].
L’épicurien Diogène d’Oenoanda explique également que Démocrite a,
le premier, découvert la réelle nature des choses, mais il lui reproche
de “s’être trompé d’une façon indigne de lui”[239] lorsqu’il s’est mis à douter de la vérité des sens.
Spinoza sur Démocrite et Epicure: En
1674, un des contemporains de Spinoza s’étonne que celui-ci puisse nier
l’existence des fantômes, alors même que les “grands philosophes”
Platon et Aristote y croyaient. Reconnaissant lui-même son appartenance
à un courant millénaire, Spinoza lui répondit: “L'autorité
de Platon, d'Aristote, etc... n'a pas grand poids pour moi ;
j'aurais été surpris si vous aviez allégué Épicure, Démocrite, Lucrèce
ou quelqu'un des atomistes ou partisans des atomes. Rien d'étonnant à
ce que des hommes qui ont cru aux qualités occultes, aux espèces
intentionnelles, aux formes substantielles et mille autres fadaises,
aient imaginé des spectres et des esprits et accordé créance aux
vieilles femmes pour affaiblir l'autorité de Démocrite. Ils enviaient
tant son bon renom qu'ils ont brûlé tous les livres si glorieusement
publiés par lui”[240].
La morale et le matérialisme d’Epicure sont également loués dans le
“traité des trois imposteurs” écrit par un disciple de Spinoza, tandis
que les adversaires de Spinoza l’accusèrent de promouvoir une sorte
d’épicurisme[241].
Ainsi, au début du XVIIIe siècle, les premiers partisans de ce que l’on
appellera plus tard, les Lumières, étaient alors désignés sous le terme
d’“Epicurei-Spinosisti”[242].
Les
spécialistes reconnaissent généralement une proximité entre spinozisme
et épicurisme[243].
En résumé, au niveau physique, Spinoza et Epicure combattent la
conception théologique du monde et spiritualiste de l’âme. Ils
partagent l’idée que tout est déterminé par les lois, neutres
moralement, de la physique que rien ne saurait jamais interrompre[244].
Ils croient en l’autosuffisance de la nature et en l’inhérence du
mouvement à la matière, contre la cause première et autres arguments
créationnistes de Platon, Aristote et des stoïciens[245]. Au niveau moral, ils ont une conception positive du désir et du plaisir[246] et
font de la permanence de la joie intérieure un acquis de leurs
sagesses. En humanistes, ils glorifient l’individu singulier au
lieu de le dissoudre dans le grand-tout[247] ou
toute autre superstructure telle que l’histoire, l’état, la nation...
ce qui les éloigne là encore des stoïciens, même si comme ces derniers,
ils trouvent un apaisement dans la compréhension de la nécessité[248], mais sans tomber dans leur fatalisme[249]. Au niveau politique, ils sont hostiles au prestige des rois et des grands conquérants[250] car ils souhaitent un état qui favorise avant tout la paix, la tolérance et l’épanouissement de l’individu[251].
Enfin, ils voient les lois non comme des dogmes absolus et
indiscutables, mais comme des contrats passés entre les hommes pour ne
pas se nuire, et donc potentiellement universalisables à tout le genre
humain[252].
Même
s’ils ont été moins étudiés, les parallèles entre Spinoza et Démocrite
sont, eux aussi, assez frappants. En particulier, ils sont parmi les
premiers, dans leurs époques, à proposer une morale basée sur l’amour
de soi: “la satisfaction de soi” chez Spinoza et le “plaisir de soi-même”
chez Démocrite. Enfin, ils identifient la pensée humaine rationnelle à
la divinité, et concluent leur philosophie sur une unité[253].
Einstein sur Démocrite et Epicure: Epicure
rejeta les mythes homériques et vint à la philosophie à l'âge de 14 (ou
12) ans, lorsqu’il réalisa que les professeurs de lettres étaient
incapables de lui expliquer d’où venait le chaos d’Hésiode[254].
Dans ses notes autobiographiques, Einstein raconte avoir brutalement
rejeté la bible à l’âge de 12 ans, lorsqu’il réalisa son
incompatibilité avec la science. En 1923, Einstein rédigea une préface
pour le poème de Lucrèce dans laquelle il nous dit que “la
ferme conviction que Lucrèce, fidèle disciple de Démocrite et
d'Epicure, place dans l'intelligibilité, en d'autres termes, dans la
connexion causale de tout ce qui se passe dans le monde, doit créer une
forte impression”[255].
Einstein correspondit toute sa vie avec son ami le philosophe
Maurice Solovine, traducteur de Démocrite et d’Epicure. En 1947,
dans leurs lettres, il confie: “j’ai
éprouvé beaucoup de joies à la lecture de votre Epicure. Que cet homme
ait dans l’ensemble raison avec son éthique, on peut à peine en
douter... il a raison sur ce point que la morale ne doit pas être
fondée sur la croyance, c’est-à-dire la superstition. La conception
eudémoniste est même certainement juste en première approximation... il
me parait cependant qu’il n’épuise pas le sujet... [Einstein discute le concept de bonheur qui ne lui paraît pas assez clair, car] plus on le regarde de près, plus il devient nébuleux”[256].
Dans une toute autre lettre où Einstein est questionné sur le sens de
l’existence, il répond que, selon lui, le but de la vie est “la satisfaction des désirs”[257],
tout en condamnant les plaisirs vides que les hommes recherchent
habituellement dans le luxe et la célébrité, ce qui le rapproche
effectivement de l’éthique épicurienne. Einstein disait également qu’il
“aimait plus donner que recevoir”[258], des paroles identiques à celles d’Epicure. D’autres points communs les rapprochent, en particulier, le rire matérialiste[259], la joie de l’enfant perçue comme un idéal[260], la rébellion vis-à-vis des normes sociales[261], et l’absence de peur de la mort[262].
Comme
les épicuriens, Einstein affirmait ne pas craindre la mort et
paraissait inaffecté par l’approche de la sienne, ni par celle des
autres. Après le décès de sa sœur, pour consoler sa belle-fille Margot,
il lui dit cette phrase énigmatique, que l’on croirait sortie de la
bouche d’Epicure: “Etudie attentivement, très attentivement la nature, et tu comprendras tout beaucoup mieux”[263].
Que pensait réellement Einstein ? A la lecture de ses différents
textes, il me semble difficile de conclure, toutefois il a laissé
quelquefois transparaître des sentiments peu éloignés de ceux produits
par l’immortalité matérialiste. Par exemple, alors qu’il était tombé
gravement malade et qu’on le croyait sur le point de succomber, son
calme stupéfia son entourage. A cette occasion, il déclara: “Je
me sens tellement moi-même une partie de tout ce qui vit, que je ne
suis pas le moins du monde concerné par le début ou la fin de
l’existence concrète d’une personne particulière dans ce flux éternel”[264]. A la mort de son ami Michel Besso, il écrivit: “Voilà
qu’il m’a précédé de peu, en quittant ce monde étrange. Cela ne
signifie rien. Pour nous, physiciens convaincus, cette séparation entre
passé, présent et avenir, ne garde que la valeur d’une illusion, si
tenace soit-elle”[265].
Après
avoir lu les fragments de Démocrite, Einstein écrivit
à Solovine que “parmi ses aphorismes moraux, il y en a un certain nombre qui sont réellement beaux” et termine cette lettre par un éloge de la confiance de Démocrite en la Causalité universelle : “digne
d’admiration est la ferme croyance en la Causalité physique, une
Causalité qui ne s’arrête pas devant la volonté de l’Homo sapiens.
Autant que je sache, c’est seulement Spinoza qui a encore été si
radical et si conséquent”[266]. Quelques mois plus tard, Einstein rédigea son premier texte sur “la religiosité cosmique”, où il nous invite à réaliser que “des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément”[267] (Einstein
avait lu un ouvrage qui présentait François d’Assise comme un hérétique
panthéiste, peut-être influencé par David de Dinant). Einstein
s'identifiait aux hérétiques et libres-penseurs, et se réclama de “Giordano Bruno, Spinoza, Voltaire”[268] lorsqu’il
dénonça les nazis en 1933. A la veille de l’élection d’Hitler, Einstein
s’est peut-être souvenu de la maxime de Démocrite lorsque dans un
élan anti-nationaliste, il écrivit à une petite fille: “toute la Terre sera ta patrie”[269]. Il cite à nouveau un fragment de Démocrite dans son livre “l'évolution des idées en physique”[270].
Après
la mort d’Einstein, Solovine écrivit en épitaphe: “Il
vivra dans la mémoire des générations futures non seulement comme un
génie scientifique d’une grandeur exceptionnelle, mais encore comme un
homme qui a incarné l’élévation morale au plus haut degré. Son image
est profondément gravée dans mon âme et, étrangement ému, je murmure
ces paroles d’Epicure: Doux est le souvenir de l’ami disparu”[271]
Einstein sur Spinoza: Dans
ses notes autobiographiques, Einstein raconte les tourments
existentiels ressentis au début de son adolescence, puis comment “la contemplation de l’univers raisonna comme une libération”[272], un parcours qui ressemble fortement à celui dont Spinoza nous fait le récit au début du traité de la réforme de l’entendement[273] et
qu’il évoque également dans sa lettre à Oldenburg où il se démarque de
la figure légendaire du Démocrite rieur.
Maurice Solovine nous dit que Spinoza était au programme de
leur club de lecture “Académie Olympia” (1903-1905). Einstein repris la
lecture de Spinoza en 1915 et confia alors: “je crois que l’Ethique va avoir un effet permanent sur moi”[274], accomplissant par là la prophétie d’un disciple de Spinoza qui avait annoncé à sa mort: “il vivra dans le souvenir des vrais savants, et dans leur esprit, qui est le temple de l'immortalité”[275]. A partir de cette époque, Einstein commença à déclarer se sentir “très proche de Spinoza”[276]. Il fit référence à “l’Amor dei intellectualis”[277] de Spinoza (amour intellectuel de Dieu) à plusieurs occasions, déclara “croire au Dieu de Spinoza”[278], et expliquait qu’il voulait connaître “les pensées de Dieu”[279],
formule poétique pour dire qu’il ambitionnait de parvenir à la
connaissance la plus fondamentale des lois de la physique, elle-même
directement inspirée par la doctrine de Spinoza, qui enseigne que “la suprême vertu de l’esprit est de comprendre, autrement dit de connaître, Dieu”[280] par
la connaissance du troisième genre, autrement dit découvrir la
structure du cosmos grâce à la simplicité mathématique, reformulé dans
le langage d’Einstein. Après que l’éclipse de 1919 ait confirmé la
relativité générale, Einstein se rendit en pèlerinage dans l’ancienne
maison de celui qu’il vénérait comme “notre maître Spinoza”[281]. A cette occasion, il lui composa un poème qui s’ouvre ainsi: “Combien
j’aime cet honnête homme / Plus qu’avec des mots ne puis le dire /
Pourtant crains qu’il reste seul / Lui et son auréole rayonnante”[282]. Il relut l'œuvre de Spinoza et sa correspondance en 1928, préfaça l’ouvrage de Dagobert Runes et fit une déclaration à la Spinoza Society of America[283]. Lorsqu’on le questionna sur sa croyance au Dieu de Spinoza, il répondit: “Je
suis fasciné par le panthéisme de Spinoza, mais j'admire plus encore sa
contribution à la pensée moderne, parce qu'il est le premier philosophe
qui traite l'esprit et le corps comme unité, et non comme deux choses
séparées”[284]. “Spinoza
a été le premier à appliquer avec une stricte cohérence l'idée d'un
omniprésent déterminisme sur les pensées, les sentiments et les actions
humaines”[285].
Alors
que certains physiciens considéraient que la révolution quantique
montrait qu’il fallait abandonner l’universalité du principe de
Causalité, Einstein répondait qu’il fallait seulement “élargir
et affiner notre conception de la Causalité. […] La plupart du
malentendu autour de cette question de la Causalité vient du fait que
le principe de Causalité a été formulé de façon plutôt rudimentaire
jusqu’à présent [Einstein poursuit ce commentaire en critiquant Aristote et Kant]”[286]. Un an avant sa mort, Einstein réaffirmait qu’“une Causalité limitée n’est plus une Causalité du tout, comme l’a bien reconnu notre merveilleux Spinoza”[287].
Conclusion: Enfin,
le lien central qui unit ces quatre penseurs et qui a été le fil
directeur de cet essai est le rationalisme cosmique. Nos systèmes
philosophiques se caractérisent par la présence d’un principe
métaphysique ultime[288] qui
donne un socle à la pensée humaine en lui permettant de ne plus tourner
à vide, noyée dans une infinité de concepts arbitraires, mais peut
désormais prendre pied et entrevoir la totalité du réel depuis
l'intérieur. Pour nous, le principe métaphysique ultime n’est pas
inaccessible à l’esprit humain, mais il est juste là, en nous et devant
nous, ce qui a pour effet de produire un athéisme aux élans
quasi-religieux. Voilà pourquoi chacun de nous est pris de visions
cosmiques[note II], utilise le vocabulaire religieux dans un sens poétique[note III], et parle d’un bien immortel obtenu grâce à l’étude rationnelle de la nature[note IV].
La Corruption de la Philosophie par le Spiritualisme et la Religion
Dans
ce cinquième commentaire, je passe en revue les principaux
représentants de la philosophie occidentale et montre que le cœur de
leurs pensées est irrationnel, complètement contaminé par des a priori
spiritualistes et/ou théologiques. De plus, je fais voir
qu’historiquement, ils sont des réactions contre les avancées de
la rationalité et de la science. Des réactions similaires dominent
également l’histoire perse, arabe, indienne, chinoise…[289] et
ont régulièrement provoquées le déclin des civilisations, illustrant
l’universel et éternel combat des Lumières contre l’obscurantisme.
Comme
une confrontation avec des adversaires permet parfois de clarifier et
préciser ses pensées, cette brève présentation de ces auteurs influents
est l’occasion de vous inviter à réfléchir à votre propre position, et
de vous inciter à vous libérer du poids de ces autorités qui
égarent les âmes réellement philosophiques de la noble quête de la
vérité.
Platon. A
la fin du Vème siècle avant notre ère, la philosophie de la nature
atteint son apogée en Grèce avec Démocrite, toutefois les profondes
implications de cette nouvelle conception de l’univers pour les
croyances religieuses en place suscitent une réaction spiritualiste
d’un élève éloigné de Socrate. Platon promeut les tentatives de
justification des croyances religieuses par la création d’une nouvelle
discipline qu’il appelle “la théo-logie”[290]. A
travers son œuvre, Platon développe toute l'armature
conceptuelle sur laquelle repose habituellement les
religions. Platon croit en l’immortalité de l’âme immatérielle, un
thème récurrent dans ses dialogues et également en un bon
dieu architecte du monde[291]. Dans le même temps, Platon combat les matérialistes[292] et s’appuie
sur l’intelligibilité du réel, constatée par les philosophes de la
nature avant lui, pour essayer de retourner cet argument contre eux, et
défendre ses vues spiritualistes. Confronté à l’incroyance des
matérialistes athées, Platon est tout d’abord scandalisé d'avoir à se
justifier de l'existence de son bon dieu[293], mais pour persuader ses adversaires, il a recourt à l’argument de la cause première incausée[294].
Toutefois, Platon perd rapidement patience envers ceux qui ne sont pas
convaincus par ce faux-concept, puisqu’il réclame leur condamnation à
mort par un tribunal qui préfigure l'inquisition[295]. Au fils des années et de ses dialogues, Platon s’est en effet radicalisé en intégriste totalitaire. Il veut censurer les “blasphèmes” d’Homère et proclame que: “[le bon] Dieu [transcendant] est la mesure de toute chose… l'homme n'est qu'une marionnette inventée par Dieu… L'indépendance sera extirpée de la vie entière de tout homme”[296]. On n'est donc guère surpris d'apprendre qu’il voulait également brûler toutes les œuvres de Démocrite[297].
Partageant la même logique que les fanatiques religieux qui interdisent
les plaisirs terrestres, Platon dénonce l’art et la musique
comme des imitations qui détournent de la contemplation religieuse de
son ciel des idées.
Les
influences néfastes du platonisme furent contenues durant les 7 siècles
de la belle et glorieuse antiquité gréco-romaine, mais au IIIe siècle,
le néoplatonisme devient la forme exclusive de philosophie dans
l’empire romain et ouvrit la voie au monothéisme. La proximité des
premiers chrétiens avec Platon fut tout de suite remarquée par le
crypto-épicurien Celse[298], et cette opinion fut généralement celle des Lumières. “Je ne vois pas que les théologiens aient jamais enseigné autre chose que les spéculations de Platon ou d’Aristote”[299] observait Spinoza. “La philosophie de Platon fit le christianisme”[300] concluait Voltaire. “Le christianisme est du platonisme pour le peuple”[301] écrivait
Nietzsche. Plus convaincant encore, ce point de vue est également
partagé par de nombreux religieux dont Saint-Augustin: “Quel besoin y a-t-il d’examiner les autres philosophes ? Aucun d'eux n'est plus proche de nous que les platoniciens”[302].
Aristote. Dans
le premier livre de sa Métaphysique, Aristote affiche son mépris pour
les philosophes de la nature qu'il compare notamment à des “soldats inexpérimentés”, et juge insuffisantes leurs explications utilisant “la seule cause matérielle”,
comme son maître Platon. Toutefois, constatant l’échec de
Platon à réfuter Démocrite, Aristote se lance dans une réécriture des
théories physiques en y introduisant l'action de la providence divine,
sous la forme de sa fameuse Causalité finale, un ajout que Francis
Bacon tiendra pour responsable d’avoir retardé le progrès des
sciences pour 20 siècles[303]. Aristote critique ses prédécesseurs tout au long de son œuvre sur ce point précis: “Démocrite omet de traiter de la cause finale, et ramène à la nécessité toutes les voies de la nature”[304].
En
représentant Aristote désignant la Terre, opposé à Platon montrant le
ciel, le célèbre tableau de Raphael nous éloigne donc de la vraie
opposition. Même si Aristote est, certes, bien moins
spiritualiste que son maître, sur le fond, il travail au même but que
Platon. Les scolastiques moyenâgeux ne s'y sont pas trompés. Aristote
et Platon sont compatibles avec la théologie, et le penseur qui
s'opposait véritablement à eux c'était Démocrite.
Pour Aristote, non seulement Dieu existe mais il est forcément un pur esprit immatériel: “[Dieu] n’a
pas de matière [..] Le principe des êtres, l’être premier
imprime le mouvement premier, mouvement éternel et
unique. [..] [En plus de cette] essence première et immobile,
nous voyons qu’il existe encore d’autres mouvements éternels, ceux des
planètes [..] Le but de tout mouvement est donc un de ces corps
divins qui se meuvent dans le ciel. [..] Une tradition venue
de l’antiquité la plus reculée, et transmise à la postérité sous le
voile de la fable, nous apprend que les astres sont des dieux”[305]. On
remarquera la rapidité avec laquelle Aristote fait lui-même
le lien entre sa réflexion métaphysique et les fables astrologiques et
religieuses de son temps, au point de se demander si c'est vraiment une
démarche intellectuelle honnête qui l'a guidé vers ces idées erronées,
ou si la philosophie n'était pas, chez lui, déjà rétrogradée
à n'être que la servante de la théologie.
Les Stoïciens. Bien
que panthéistes, matérialistes et se considérant comme des fragments de
la Raison universelle, les stoïciens souscrivent à l’opinion de
Platon et d’Aristote sur la cause première[306], et défendent une vision créationniste qui affirme que la nature est “le produit d’un habile ouvrier et qu’elle n’a pas été faite au hasard”[307], au
contraire des explications naturalistes proposées
par Démocrite et Epicure à la même époque. La morale
stoïcienne s'appuie sur l'autorité de cette providence
cosmique pour réclamer l'acceptation de son sort. Il ne faut pas
se révolter, ni chercher à renverser l’organisation des choses,
car “c'est Dieu qui t'a mis à ce poste”[308] te dit Epictète. Descartes reprendra cette morale fataliste qui invite “toujours à changer mes désirs que l'ordre du monde”[309].
La Scolastique. Au
XIIe siècle, l’amauricien David de Dinant rétablit un panthéisme
matérialiste. Après sa condamnation, et afin de prévenir la résurgence
d’hérésies, Thomas d’Aquin réhabilite la philosophie naturelle dans un
cadre strictement aristotélicien.
Descartes. La
révolution copernicienne ayant discrédité la scolastique, Descartes se
propose d’en accepter les conséquences, sans remettre le fond en cause.
Ainsi, bien qu’il fût un progrès important pour son époque, Descartes
ne peut pas être tenu comme le grand représentant du rationalisme.
Selon Descartes, non seulement le bon dieu existe, mais il est “incompréhensible”[310]. Il
crée arbitrairement des vérités éternelles, et il aurait tout aussi
bien pu faire que 2 + 2 ne fasse pas 4, une affirmation qui scandalisa
même Leibniz[311].
Chez Descartes, comme chez les théologiens
chrétiens, Dieu n'est pas lui-même soumis au principe de
Raison. Ceci illustre la faiblesse du rationalisme de Descartes et
explique comment, malgré sa pratique du doute, Descartes puisse mettre
de côté les “vérités de la foi”[312].
Descartes soutient également que l’âme est immatérielle, éternelle et peut exister séparée du corps[313]. Il croit
dogmatiquement en la possibilité d’esprits sans corps et se montre
incapable d’envisager la conception matérialiste de l'esprit comme
l'illustre notamment ses échanges avec le demi-épicurien Pierre
Gassendi. Si Descartes avait vraiment suivi la méthode qu’il s’était
proposé, il aurait dû rompre, ou au moins dû prendre une distance
critique avec les dogmes spirituo-religieux de son temps, mais il ne l’a pas fait.
Locke. Malgré
sa théorie empiriste, John Locke défend l'existence des miracles
au service de la révélation religieuse (discours sur les miracles), et
refuse de tolérer les athées (lettre sur la tolérance).
Leibniz. Effrayé
par les conséquences matérialistes et athées de la philosophie de
Spinoza, Gottfried Leibniz initie la réaction spirituo-théologique contre les Lumières. Leibniz se veut “l’avocat de dieu”
transcendant, de la providence (théodicée) et oppose au matérialisme un
idéalisme spiritualiste (monadologie). Il pose ainsi
les bases pour Hegel et Kant, dont l’effort va consister
à subvertir la Raison pour tenter de la rendre à nouveau compatible
avec la théologie.
Kant. A
la fin du XVIIIe siècle, il apparait que la science conduit au
matérialisme athée et détruit la croyance religieuse. Pour tous ceux
qui sont incapable d’accepter la réalité et veulent conserver leur foi,
il faut trouver une échappatoire. Kant
arrive alors avec sa Critique de la Raison Pure, dans laquelle il
déclare avoir découvert des limites à la Raison qui permettent de “couper les racines du matérialisme, du déterminisme, de l'athéisme, de l'incrédulité des esprits forts”[314]. En
cela, Kant ne diffère guère de l'évêque Berkeley qui écrivait déjà dans
sa préface aux dialogues d'Hylas et de Philonoüs: “si
ces principes sont acceptés et regardés comme vrais, il s'ensuit que
l'athéisme et le scepticisme sont du même coup complètement abattus”. Kant nous avoue encore plus clairement ses intentions lorsqu’il nous explique qu'il a dû “supprimer le savoir pour lui substituer la croyance”[315], car “une
foi raisonnable, seule possible à nous, sera estimée suffisante
(peut-être plus salutaire encore que le savoir) pour nos besoins”[316]. Ainsi, Kant conclut son œuvre majeure en affirmant qu’il a établi un “rempart”, afin que la Raison humaine soit “bridée” et que le monde soit préservé “des dévastations que sinon une raison spéculative susciterait dans la religion”[317]. Il souligne que “ce
n’est pas non plus un service de peu d’importance que celui [que son
œuvre] rend à la théologie, puisqu’elle l’affranchit du jugement
de la spéculation dogmatique, et la met en parfaite sécurité contre
toutes les attaques de ces sortes d’adversaires”[318]. “La
croyance en un Dieu et en un autre monde est à ce point liée à ma
disposition morale que tout aussi peu suis-je exposé à perdre cette
disposition, tout aussi peu ai-je à craindre de pouvoir jamais me voir
ravir cette croyance [..] Il reste assez de ressources pour [que
l’homme] craigne un être divin et un avenir. Car tout ce qui est requis
pour cela, c’est qu’il ne puisse en tout cas mettre nullement en avant
la certitude qu’il ne se trouve aucun Dieu, ni aucune vie future”[319].
On comprendra donc pourquoi Nietzche s'exclamait: “le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien”[320]. Kant a été l’inventeur d’une “philosophie des portes de derrière”[321] pour pouvoir “retourner à Dieu”[322]. Il n’aura été qu’un retardateur. Alain Boyer constate en effet que “Kant
n'est pas tout à fait l'Aufklärer que l'on imagine souvent, le
précurseur de la laïcité républicaine, le plus moderne de tous les
philosophes classiques, en avance sur son temps... La récurrence du
thème religieux et de la question des rapports de la science et de la
foi est si flagrante chez lui qu'on m'autorisera peut-être à le voir
plus comme un esprit du Grand Siècle, celui de louis XIV, que comme un
citoyen de celui des lumières, appelé par lui "siècle de Frédéric".
Ainsi le comparer à un Blaise Pascal ne me paraît pas si incongru que
cela”[323].
Kant affirme que “les
concepts de réalité, de substance, de causalité, voire celui de la
nécessité sont des intitulés vides quand on s’aventure à sortir du
champ qui correspond aux sens”[324]. “Le
principe de causalité ne s'applique aux choses que dans le premier
sens, c'est-à-dire en tant qu'elles sont des objets d'expérience,
tandis que, dans le second sens (la réalité non-perçue par nos sens), ces mêmes choses ne lui sont pas soumises”[325]. Pour
soutenir des telles affirmations, le grand argument de Kant, ce sont
les soi-disant contradictions de la Raison pure. Kant prétend pouvoir
démontrer une thèse et son contraire afin d'illustrer les limites de la
Raison. Sauf que dans ses pseudo-démonstrations, il utilise le concept
irrationnel de cause incausée et part de
postulats sur l'espace physique incompatibles avec la
physique actuelle (euclidien, non composé de parties
simples...). Enfin, quand il prétend démontrer que le monde ne
peut exister depuis toujours, il constate qu'un univers éternel
impliquerait une série infinie dans le passé, et considère que
ceci serait impossible, mais sans nous expliquer pourquoi[326] !
Ainsi, il nous impose des conclusions en parfait sophiste, sans avoir
rien démontré. Le logicien Bertrand Russel a analysé
les nombreuses erreurs et insuffisances des antinomies
kantienne[327] et
a aussi remarquablement pointé qu'en remettant l'observateur au centre,
Kant n’opère nullement une révolution copernicienne mais réalise bien
au contraire une “contre-révolution ptolémaïque”[328]. En
effet, Kant est également connu pour avoir donné sa noblesse au
spiritualisme intégral initié par Berkeley et Leibniz, qu’il
perfectionne pour se prémunir de ce qu’il appelle “le danger matérialiste”[329], toutefois
plutôt que de se réclamer du vieux spiritualisme, le mot
"idéalisme" est désormais utilisé à la place, mais cette conception “de quelque point de vue qu'on l'envisage, n'est autre chose que le spiritualisme lui-même”[330]. En effet, Kant nous dit: “si je supprime le sujet pensant, c’est tout le monde des corps qui doit disparaître”[331] .
Après avoir rejeté la Raison universelle, Kant est désormais libre de faire ce qu'il appelle lui-même de la “théologie philosophique”[332] pour restaurer une “théologie morale”[333]. Contre
la tradition qui fait reposer le désir de faire le bien sur le
développement de l’amour de soi (Démocrite, Marc-Aurèle, Rousseau),
chez Kant la morale est fondée sur une forme sécularisée de la
soumission au dieu du monothéisme: “le
respect de la loi morale est la représentation d'une valeur qui porte
préjudice à mon amour-propre. Par conséquent, c'est quelque chose qui
[présente une analogie avec un objet d’inclination et de crainte]”[334]. Kant
introduit un retour en force du commandement divin grâce au concept
d'impératif catégorique, qui se veut un ordre absolu et
incompréhensible. Kant affirme en effet que la seule chose que nous
pouvons comprendre de l'impératif catégorique, c'est son “incompréhensibilité”[335]. Il conclut sous le ciel étoilé en se réjouissant que “le spectacle d'une multitude innombrable de mondes anéantit, pour ainsi dire, mon importance”[336], un sentiment d’humilité inverse au sentiment de gloire intérieure qui fonde la vertu du sage chez Spinoza.
Nietzsche écrivait: “Comment
a-t-on pu ne pas sentir à quel point l'impératif catégorique de Kant
met la vie en péril ? C'est l'instinct théologique, et lui seul, qui a
pris sa défense.... Une action à laquelle l'instinct de la vie nous
contraint, trouve dans le plaisir qu'elle donne la preuve qu'elle est
une action juste; et ce nihiliste aux entrailles dogmatiquement
chrétiennes a fait du plaisir une objection... Qu'est ce qui détruit
plus rapidement que de travailler, de penser, de sentir sans nécessité
intérieure, sans un choix profondément personnel, sans plaisir, comme
un automate mû par le "devoir" ? C'est tout bonnement la recette de la
décadence, et même de l'idiotie... Kant en est devenu idiot. Et c'était
le contemporain de Goethe ! Et cette funeste araignée passait - et
passe encore ! - pour le philosophe allemand par excellence !”[337].
Après
avoir refondé la morale sur la croyance religieuse et l’obéissance
aveugle à la loi, Kant
rétablit le théologico-politique: “l'origine du pouvoir suprême est insondable pour le peuple qui y est soumis… toute autorité vient de Dieu”[338] et illustre les exigences fanatiques de sa théologie morale: “le
crime ne peut rester impuni ; si le châtiment ne frappe pas le
criminel, ce sont ces descendants qui devront payer… la dette du péché
doit être acquittée, un parfait innocent dû-il pour cela
s’offrir en victime expiatoire”[339].
Hegel. Suite à l’échec politique de la révolution française, les théologiens profitent de la situation pour se reconstituer. Après une formation religieuse,
Georg Hegel fait son entrée en philosophie avec une thèse
ésotérique où il prétend justifier avec de la numérologie
pourquoi le système solaire doit, selon lui, avoir précisément 7
planètes... sauf que l'on en connaît 8 aujourd’hui. La philosophie
de la nature de Hegel est truffée d’aberrations de ce genre. Aussi,
lorsque Hegel nous dit que “le réel est rationnel”[340],
il faut au contraire comprendre qu’il veut nous inculquer qu’il ne
l’est pas, tout en nous retirant les mots qui nous permettraient de
nous opposer à sa substitution de la Causalité logique par de la
Causalité théologique. Hegel imposa pareillement une
interprétation fallacieuse de Spinoza, qui cherche à le
spiritualiser et à effacer l’importance des choses singulières au
profit de la seule totalité[341].
Hegel conçoit son système comme une “théodicée”[342],
c'est-à-dire une explication de la présence du mal dans le monde malgré
l’existence d’un dieu à la fois bon et tout-puissant. Pour cela, le
grand coup de force de Hegel a été de transposer la providence dans
l’histoire (“la ruse de la Raison”),
réintroduisant en fait seulement la vieille croyance qui veut que le
bon dieu se cache derrière les événements et guide le destin. Je
laisse la conclusion à Ludwig Feuerbach, un de ses disciples,
ensuite devenu très critique: “à moins d’abandonner la philosophie de Hegel, on n’abandonne pas la théologie” (thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie).
Marx matérialiste? Dans sa thèse de doctorat sur Démocrite et Epicure, Karl Marx rejette “la matière absolue” de Démocrite pour un soi-disant “monde des apparences”(II,3) chez
Epicure, une interprétation fausse de l'épicurisme, en fait
seulement motivée par une volonté de dénaturer le matérialisme
authentique pour le transformer en du spiritualisme. Marx conclut en
effet que “l'atome n'est rien d'autre que la forme naturelle de la conscience de soi abstraite, singulière”(II,
IV). Ce parti pris pour des absurdités d’inspiration
hégélienne et l'impasse spiritualiste à laquelle elles conduisent
réapparait lorsque Marx aborde la question des origines de l’homme:
“A
la question : qui a engendré le premier homme et la nature en général ?
Je ne puis que te répondre : ta question est elle-même un produit de
l'abstraction. Demande-toi comment tu en arrives à cette question ;
demande-toi si ta question n'est pas posée en partant d'un point de vue
auquel je ne puis répondre parce qu'il est absurde ? Demande-toi si
cette progression existe en tant que telle pour une pensée raisonnable
? Si tu poses la question de la création de la nature et de l'homme, tu
fais donc abstraction de l'homme et de la nature. Tu les poses comme
n'existant pas et tu veux pourtant que je te démontre qu'ils existent.
Je te dis alors : abandonne ton abstraction et tu abandonneras aussi ta
question, ou bien si tu veux t'en tenir à ton abstraction, sois
conséquent, et si, bien que tu penses l'homme et la nature comme
n'étant pas tu penses tout de même, alors pense-toi toi-même comme
n'étant pas, puisqu'aussi bien tu es nature et homme. Ne pense pas, ne
m'interroge pas, car dès que tu penses et que tu m'interroges, ta façon
de faire abstraction de l'être de la nature et de l'homme n'a aucun
sens. Ou bien es-tu à ce point égoïste que tu poses tout comme néant et
que tu veuilles être toi-même ?
Tu
peux me répliquer: je ne veux pas poser le néant de la nature, etc. ;
je te pose la question de l'acte de sa naissance comme j'interroge
l'anatomiste sur les formations osseuses, etc. Mais, pour l'homme
socialiste, tout ce qu'on appelle l'histoire universelle n'est rien
d'autre que l'engendrement de l'homme par le travail humain, que le
devenir de la nature pour l'homme ; il a donc la preuve évidente et
irréfutable de son engendrement par lui-même, du processus de sa
naissance”[343].
Bien
qu’ils se soient réclamés du matérialisme, Marx, Engels et bon nombre
de marxistes sont en fait restés enfermés dans le spiritualisme
hégélien[344]. Ce
refus de l'origine biologique de l'être humain aboutit plus tard au
refus de l'existence des gènes dans les chromosomes (affaire
Lyssenko en union soviétique). Ce déni de la nature et de la
singularité de l’individu conduit à un antihumanisme qui mène
logiquement au totalitarisme. En effet, Marx rejette le matérialisme naturaliste de Feuerbach parce que celui-ci reconnait une essence à “l’individu humain isolé”, et il affirme au contraire que “l’essence humaine n’est pas […] inhérente à l’individu singulier, mais que c’est l’ensemble des rapports sociaux”[345]. “Ce
n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est
au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience”[346].
Schopenhauer. Rejetant explicitement la Raison universelle, Arthur Schopenhauer fonde au contraire sa doctrine sur le principe de Raison limité: “Ma
dissertation sur le principe de Raison a justement pour but d’établir
que... l’objet suppose perpétuellement le sujet comme son corrélatif
nécessaire: celui-ci reste donc toujours en dehors de la juridiction du
principe de Raison.... Il faut avant tout avoir compris, avec l’aide de
cet écrit, ce que c’est que le principe de Raison suffisante, ce qu’il
signifie, à quoi il s’étend et à quoi il ne s’applique pas, et enfin
qu’il ne préexiste pas avant toutes choses, en telle manière que le
monde entier existerait seulement en conséquence de ce principe et en
conformité avec lui”[347].
Schopenhauer se veut le successeur du spiritualisme de Kant. Cependant conscient des problèmes engendrés par cette conception, il tente de réaliser un dépassement en admettant que “le sujet connaissant est un produit de la matière”, tout en continuant de nier l'existence d'un monde matériel externe à la conscience: “point d’objet sans sujet” “l'hypothèse d'un monde extérieur existant en dehors de la conscience et indépendamment d'elle, est profondément absurde”[348]. Il
nous propose ainsi une synthèse prétendument subtile entre
spiritualisme et matérialisme, mais qui en l'absence d'élément décisif
pour soutenir la cohérence d'une telle curiosité inintelligible est
seulement une contradiction dissimulée. Assumant les conséquences de
son idéalisme spiritualiste, il exclut la possibilité d’événements
géologiques ayant précédé toute vie sur Terre[349].
Pour Schopenhauer, la réalité est gouvernée par une mystérieuse force vitaliste qu'il appelle “la volonté”. Il nous dit à son sujet: “on
ne comprendra jamais la volonté. Elle ne sera jamais ramenée à autre
chose, elle ne pourra jamais être expliquée par autre chose. Seul en
effet elle est le motif inexplicable de toutes choses”[350]. Ce pseudo-dieu n'est donc qu'une nouvelle variante de la cause incausée. Dans
la même ligne, Schopenhauer affirme l’incapacité de la science à saisir
le fond des choses. Selon lui, les phénomènes sont irréductibles et ne
peuvent êtres ramenés à des lois plus générales, rejoignant ici le
positivisme d’Auguste Comte. Au XXe siècle, la science réalisa
pourtant le dépassement concret de pratiquement toutes les
impossibilités exposées par ces pseudo-philosophes du XIXe. Dans le
même temps, Schopenhauer croyait fortement dans la magie, le
spiritisme, le magnétisme animal, les apparitions de
spectres... et voyait dans ces superstitions des “confirmations” de sa doctrine (Mémoires sur les sciences occultes; Essai sur les apparitions et les faits qui s’y rattachent).
Malgré
ces forts relents d'obscurantisme, Schopenhauer fait preuve d'une
certaine lucidité envers ce que cachent ses contemporains qu'il
qualifie assez justement de “philosophâtres”, en remarquant que “des motifs théologiques exercent une secrète influence sur un bon nombre d'entre eux”[351], et dénonce le fait que “l'effort
philosophique consiste, depuis près de cinquante ans, en toutes sortes
de tentatives pour introduire doucement la théologie”[352]. En cela, il annonce Nietzsche...
La condamnation de Nietzsche. “Les
allemands me comprendront sans peine si je dis que la philosophie est
corrompue par du sang de théologien... la philosophie allemande est au
fond une théologie dissimulée... Kant, tout comme Luther, tout comme
Leibniz, fut une entrave à la probité allemande, déjà mal assurée”[353]. “Les
allemands n’ont inscrit dans l’histoire intellectuelle que des noms
douteux, ils n’ont jamais produit que d’inconscients faussaires (ce mot
convient à Fichte, Schelling, Schopenhauer, Hegel, Schleiermacher, tout
autant qu’à Kant et Leibniz)”[354].
“J'ai
rencontré l'instinct théologique de l'arrogance partout où l'on se
prétend « idéaliste » ("idéaliste" signifie ici
spiritualiste), partout où au nom d'une origine supérieure, on prétend
avoir le droit de considérer la réalité d'en haut et de loin...
L'idéaliste, tout comme le prêtre, a en main toutes les grandes idées,
et il en joue avec un mépris condescendant contre "l'intelligence", les
"sens", les "honneurs", le "bien-être", la "science" : il sent tout
cela au-dessous de lui, comme des forces nuisibles et tentatrices,
au-dessus desquelles "l'esprit" plane comme un pur solipsisme du pour
soi... Cet instinct théologique je l'ai mis à jour un peu près
partout : il est la forme la plus répandue, la plus proprement
souterraine de fausseté qu'il y ait au monde. Ce qu'un théologien
ressent comme vrai doit nécessairement être faux: voilà un critère à
peu près infaillible de la vérité.”[355]
“Séparer
le monde en un monde « réel » et un monde des « apparences », soit à la
façon du christianisme, soit à la façon de Kant (un chrétien perfide,
en fin de compte), ce n’est là qu’une suggestion de la décadence, un
symptôme de la vie déclinante.”[356]
“Platon
a dévié tous les instincts fondamentaux des Hellènes, je le trouve si
imprégné de morale, si chrétien avant la lettre... je suis tenté
d'employer à l'égard de tout le phénomène Platon, plutôt que tout autre
épithète, celle de "haute fumisterie" ou, si l'on préfère
d'idéalisme... Platon est lâche devant la réalité, par conséquent il se
réfugie dans l’idéal (spiritualiste)”[357].
“Depuis Platon, tous les théologiens et philosophes suivent la même voie”[358]. “Je
suis bien d'avis que tous les maîtres et les meneurs de l'humanité,
tous théologiens les uns comme les autres, étaient tous aussi
décadents... Zarathoustra est plus sincère que tout autre penseur. Sa
doctrine, et sa doctrine seule, a pour suprême vertu la sincérité,
c'est-à-dire le contraire de la lâcheté des “idéalistes” qui
prennent la fuite devant le réel”[359].
Ainsi, Friedrich
Nietzsche est certainement l'auteur qui a le plus clairement dénoncé
que ce qui nous est habituellement présenté comme les "grands
philosophes" n’est en fait qu'une bande de théologiens. Le nom de
Nietzsche est désormais devenu célèbre. Sa critique a-t-elle été
entendue et écoutée ? Examinons les grands noms de la philosophie après
lui, et voyons si la corruption de la philosophie par le spiritualisme
et la théologie a enfin cessé...
Bergson. Plutôt
que de tenter de résister face aux avancées du matérialisme
scientifique, Bergson fait parti des adversaires qui feignent
d'accepter le nouveau rapport de force pour mieux se reconstituer chez
l’ennemi. Ainsi, Bergson ne cessera d'essayer de trouver des
qualités spirituelles à la matière. Au lieu de passer bêtement
pour un réactionnaire, il veut apparaître comme celui qui met à jour “l’élan vital”, mais la plus haute intensité de cet élan serait, selon lui, atteinte par le “mysticisme chrétien”[360] ! Bergson finira par avouer la conclusion de son cheminement: “mes réflexions m'ont amené de plus en plus près du catholicisme” (testament de 1937). Il s'illustra également par un ouvrage contre la relativité d'Einstein (Durée et Simultanéité).
Dans son pamphlet, George Politzer conclut: “le
bergsonisme a été produit par ce mouvement du XIXe siècle qui
représente en face du perfectionnement définitif du matérialisme, le
retour offensif de l'idéalisme... [Bergson] fait partie de ceux qui
voulaient liquider le matérialisme en faveur du christianisme...
l'armée des prêtres ne pouvait se reconstituer qu'en toute sécurité. Le
néo-kantisme était sa première ligne de défense, le bergsonisme la
seconde”[361].
Wittgenstein. Le
but de Ludwig Wittgenstein est assez similaire à celui de
Kant. Wittgenstein affirme qu’il existe des limites au
langage pour taire toute discussion critique sur la croyance
religieuse. Cela ne l’empêche cependant pas de nous affirmer: “l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale” “il y a assurément de l'indicible. Il se montre, c'est le mystique” “ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il soit” “le sens du monde doit se trouver en dehors du monde”[362].
Le positivisme logique et le tournant linguistique de la philosophie
analytique n’ont pas toujours été un tremplin vers plus de rationalité,
mais trop souvent une manière de suggérer des idées
mystico-religieuses, avec seulement une apparence de scientificité.
La Phénoménologie. Au début du XXe siècle, Edmond Husserl créé une nouvelle variante de spiritualisme appelée phénoménologie: “l’existence
de la nature ne peut pas être la condition de l’existence de la
conscience, puisque la nature elle-même est un corrélât de la conscience”[363].
L’arbitraire spiritualiste des phénoménologues a été responsable d’un
abaissement de la pensée qui enchantait Jean-Paul Sartre, qui trouvait
au contraire que “la pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la série des apparitions qui le manifestent”[364],
illustrant à nouveau que le spiritualisme n'est pas seulement l'apanage
des crypto-théologiens, mais souvent aussi des idéologues marxisants.
Avec Lévinas, Ricœur, Henry, Marion... on a ensuite assisté
au “tournant théologique de la phénoménologie”[365],
qui correspond en fait à l’inspiration antirationaliste de
départ. A la question de savoir quel était le problème fondamental de
la philosophie, Husserl avait déjà répondu: “Mais le problème de Dieu, naturellement !” “La
vie d’un homme n’est rien d’autre qu’un chemin vers Dieu. J’ai essayé
de parvenir au but sans l’idée de la théologie, ses preuves, ses
méthodes, en d’autres termes, j’ai voulu atteindre Dieu sans Dieu. Il
me fallait éliminer Dieu de ma pensée scientifique pour ouvrir la voie
à ceux qui ne connaissaient pas la route sûre de la foi passant par
l’Eglise. Je suis conscient du danger que comporte un tel procédé et du
risque que j’aurais moi-même couru si je ne m’étais pas senti
profondément lié à Dieu et chrétien du fond du cœur”[366].
Pour
le plus important des représentants de cette école, la biographie est
particulièrement instructive. Martin Heidegger a fait des études
de théologie catholique, et se destinait à une chaire de
“philosophie catholique”. Il se considère d’ailleurs lui-même comme un “théologien chrétien”[367] et admet que “sans cette provenance théologique, je ne serais jamais parvenu sur mon chemin de pensée”[368]. Point culminent des anti-lumières qui aboutissent au nazisme[369],
avec lui on retrouve tous les fondamentaux de la réaction théologique
contre la modernité: condamnation du rationalisme cartésien, du
progrès, de la science, des penseurs matérialistes et même de
l’humanisme.
La
recette des ennemis de la Raison a presque toujours été la même: il
faut briser l’unité de la rationalité qui lui confère son universalité.
Plutôt que d’attaquer de front, il est plus efficace de procéder de
façon sournoise en prétextant dévoiler une subtilité ignorée
jusque là. Pour échapper au rationalisme démocritéen, Platon
distingua deux types de causes prétendument totalement indépendantes
(la cause intellectuelle et la cause matérielle) et Aristote en inventa
quatre[370].
De même, pour échapper au rationalisme cartésien et spinoziste, Jacobi
affirma l’existence d’une distinction fondamentale entre la Raison
intuitive (vernunft) et l'entendement (verstand), tandis que Leibniz,
Wolf et Schopenhauer distinguèrent eux absolument la cause de la raison[371].
La séparation heideggérienne de l'être et de l'étant ne fut qu’une
énième manière de s’opposer à l’universalité de la Raison. En effet,
d’après Heidegger, “seul l’étant a une raison […] l’être au contraire demeure sans raison, c’est-à-dire maintenant sans pourquoi”[372]. Heidegger mène ainsi une “guerre à couteau tiré au rationalisme”[373], et se convainc que “la science ne pense pas”[374].
Le Relativisme Déconstructeur. Déstabilisés
dans leurs certitudes, judéo-chrétiens et marxistes troquent la Raison
pour un relativisme qui offre l’espace d’une survivance aux croyances
et promet d’accomplir le progrès égalitaire, pacifiste et
universaliste. Dans les années 1920, la relativité d’Einstein est
tellement invoquée pour favoriser ce relativisme culturel que cet usage
abusif fait presque regretter Einstein de ne pas l’avoir appelée
théorie des invariants[375]. Afin de détruire les valeurs classiques, l’école de Francfort attaque la Raison jugée “dictatoriale, totalitaire”[376],
tandis que les postmodernes rejettent également son primat et la voient
comme une norme machiste à dépasser. L’idéologie relativiste qui
s’était déjà répandue dans les milieux artistiques, et avait aboli le
beau en art (Picasso, Duchamp, Dali…), prend le pouvoir en Occident
vers 1960-1970 pour détruire le vrai. Cette dégénérescence atteint son
paroxysme avec Michel Foucault, communiant avec les théologiens dans la
condamnation de la “Raison occidentale”[377], réhabilitant la folie et rouvrant le bal des impostures intellectuelles[378]. Là, les judéo-christiano-marxistes se réconcilient avec les droits de l’homme qu’ils condamnaient auparavant[379], et pervertissent l’héritage des Lumières.
L’égalité
juridique proclamée par les droits de l’homme de 1789 n’admet de
distinctions sociales entre les citoyens que celles justifiées par de
réelles différences liées à l’utilité commune ; mais cette
égalité, inspirée par le matérialisme cosmologique, n’est donc pas
un égalitarisme absolu des individus en tout point qui, s’il
pouvait s’accomplir, serait une uniformisation généralisée et
engendrerait un monde
inintéressant. L’interprétation spiritualo-marxiste des
droits de l’homme a toutefois propagé le mensonge d’une égalité
absolue entre les êtres, et cette nouvelle religion rejette, contre la
science, l’existence
des races, le rôle de la génétique dans l’orientation sexuelle,
proclame l’égalité des civilisations dans l’histoire, relativise toute
vérité à la culture, et abolit la prééminence de la Raison menant à
l’indifférenciation de l’homme et de l’animal. Pour l’accomplissement de ses utopies égalitaristes, le marxisme
sociétal nie l’existence d’écarts statistiques moyens entre les sexes,
les races, les classes sociales ou tout autre type de groupe humain.
Face aux différences malgré tout constatées, la morale
judéo-chrétienne vengeuse et culpabilisatrice dénonce un
éternel oppresseur, au lieu de reconnaitre que ces différences sont en
partie dues à des variations biologiques naturelles et qu’il faut
chercher à progresser, y compris en tant que groupes, par des
politiques familiales favorisant légèrement la natalité des meilleurs,
pour poursuivre, en douceur, l’amélioration progressive des différentes
composantes de l’humanité.
Pareillement,
en politique, l’universalisme de la Raison est d’abord un universalisme
du philosophe qui découvre ce qui est vrai dans la nature et dans
l’humanité au delà de ses origines. Ceci crée une communauté de
compréhension et de valeurs morales entre philosophe-scientifiques
venant de civilisations et d’époques variées, et favorise l’entente
entre les différents peuples ; mais cet universalisme
philosophique n’a donc pas de sens appliqué aux non-philosophes, qui ne
se sont pas élevés au culte de la Raison, mais restent essentiellement
structurés par leurs particularismes culturels et leur religion
d’origine. Par conséquent, l’universalisme relativiste, avec son
chaos multiculturaliste, est un dévoiement de l’universalisme
philosophique et un renoncement au combat des Lumières pour libérer
l’homme de l’emprise des religions.
Au
XXIe siècle, la haine de la Raison a provoqué, pour une seconde fois,
le déclin de l’Occident. La situation rappelle effectivement celle
vécue par Celse, au IIe siècle, conscient que l’empire romain tirait
son antique puissance de la supériorité de la “Raison grecque”[380] sur
l’irrationalisme barbare, mais qui redoutait la chute future de sa
civilisation si un terme n’était pas rapidement mis à la diffusion du
christianisme. L’Occident de la Renaissance et des Lumières, auparavant
phare des progrès de la rationalité dans le monde, s’est laissé
gangréné de l’intérieur par le poison du relativisme généralisé et
s’achemine vers la décadence ou la dissolution, avant espérons un
rebond ou quelque part, un jour, une renaissance…
L’état déplorable de la philosophie. La
haine de la Raison, les religions et le spiritualisme pourrissent la
philosophie depuis des millénaires, et je suis réaliste, tout cela ne
va pas disparaître prochainement. J’aspire seulement à ce que l’on
puisse gagner en maturité, en dissociant la philosophie de la
théologie. Pendant des siècles, la chimie a été sous l'emprise des
alchimistes. Pendant des millénaire, l'astronomie a été contaminée par
de l’astrologie, jusqu’au XVIIe siècle, où l’on est enfin parvenu à
les dissocier, en laissant ces disciplines exister séparément,
malgré la présence de points communs. Tant que les théologiens
passeront pour des intellects respectables, c’est que l’on ne fait pas
la différence entre les charlatans et les vrais philosophes. Tant que
les ennemis de la Raison continueront de passer pour les grands
philosophes, il n’y aura pas de renaissance possible pour la vraie
philosophie. J’aspire à ce qu’advienne plus d’exigence dans notre
manière de considérer la philosophie. Le pire danger qui menace un
idéal n’est pas tant le fait qu’il soit combattu, ni même le fait qu'il
soit vaincu à un moment de l’histoire, car même dans ce cas, il
continue au moins d’exister en tant qu’idéal. Le pire qui puisse
arriver à l'idéal philosophique, c’est de continuer à faire croire que
celui-ci est magnifiquement représenté par des figures comme
Platon ou Kant, alors qu'en fait il a justement été vaincu, il y a bien
longtemps, par ces théologiens déguisés en philosophe qui ont su
habillement prétendre incarner cet idéal pour s'en emparer, l'éloigner
de la quête honnête de la vérité, et le réemployer pour appuyer
leurs croyances religieuses.
En
plus de ce problème millénaire de dénaturation par l'irrationnel,
l’abaissement général des ambitions des nouveaux intellectuels a
conduit à l’effacement de la philosophie. Depuis que nos modernes ont
renoncé à penser le fond des choses, leurs travaux sont au mieux
de la psychologie, de la sociologie, de l’économie
politique... Platon et Kant sont à l'évidence des contre-lumières, mais
ils avaient au moins l’intérêt de susciter notre réflexion face aux
grandes questions, même s’ils n’ont su apporter comme éclaircissement
que leurs préjugés religieux.
Sources d’Inspiration
Des
poèmes, romans, musiques, films... ont inspiré l’écriture de cet essai.
Aussi, j’ai parfois intégré au texte principal diverses formules, soit
dans leur version originale, soit après les avoir plus ou moins
réécrites, en raison de leur qualité propre, mais aussi parfois en
marque de reconnaissance, pour les beaux moments que ces œuvres m’ont
fait passer.
“Si l'on reconnaît la suprématie de la Raison et qu’on l'applique de manière cohérente, tout le reste suit”[381] Ayn Rand.
“Je
déploie mes ailes confiantes à l'air et ne craignant nul obstacles, ni
de cristal, ni de verre, je fends les cieux et m'élève à l'infini. Et
tandis que de mon globe, je jaillis vers d'autres mondes et que
je pénètre toujours plus à travers les champs éthérés,
j'abandonne derrière moi ce que les hommes voient de loin”[382] Giordano Bruno,
“Par le pouvoir de la vérité, de mon vivant, j'ai conquis l'univers” devise de Faust, reprise dans “V pour Vendetta”.
“Ce que je t’offre est un bout de paradis” Theater of Salvation, Edguy.
“Le naturel est miraculeux”, il faut savoir le regarder “avec une reconnaissance infinie envers la vie qui a créé tant de beauté parfaite” René Barjavel, La Nuit des Temps, Païkan et Eléa au bord du lac avant la fin du monde.
“Le véritable prêtre de l’être suprême, c’est la nature, son temple, l’univers, son culte, la vertu”[383] Maximilien Robespierre.
“Pour remplacer la religion, la philosophie doit en tant que philosophie devenir religion”[384] Ludwig Feuerbach.
“Cueille le jour”[385] [Carpe
Diem] d’Horace, poète influencé par l’épicurisme. Cette formule fut
reprise par Pierre de Ronsard dans ses Sonnets pour Hélène: “Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie”,
mais son sens est depuis souvent déformé en un hédonisme anxieux,
fuyant le réel, à cause de la peur de la mort. Dans la philosophie
épicurienne, c’était au contraire une invitation à magnifier ses joies
présentes après avoir justement pris conscience de sa finitude et de la
mortalité du monde, ainsi qu’elle est correctement utilisée dans le
film apocalyptique “l’armée des 12 singes”: “Toi qui ne serras plus demain, tu diffères la joie, mais la vie périt par le délai”[386].
“C’est ma quête de suivre cette étoile... d’atteindre l’étoile inatteignable”[387] paroles de “La Quête”.
“Je
me nourris de ma haute entreprise; et bien que l'âme n'atteigne pas la
fin désirée et soit consommée par tant de zèle, il suffit qu'elle brûle
dans un feu si noble”[388] Giordano Bruno.
A la fin de l’Ethique, Spinoza admet l’immense difficulté de parvenir à la sagesse, mais rétorque qu’“il suffit qu'il ne soit pas impossible de la trouver” et certes “tout ce qui est beau est aussi difficile que rare”.
“C’est finalement son désir qu’on aime”[389] Friedrich
Nietzsche. On retrouve cette intériorisation idéalisée du désir chez
Epicure dont Lucien de Samosate disait qu’il était finalement
“un homme qui prenait plaisir au plaisir lui-même”[390].
L'âme du sage épicurien sait retenir le plaisir ; elle le
conserve, l'amplifie intérieurement au point et devenir moins
dépendante des sources de plaisirs extérieures et peut désormais se
suffire de peu pour se maintenir continument dans le plaisir.
“Entre
toutes les passions qui se rapportent à l'âme, en tant qu'elle agit, il
n’en est aucune qui ne se rapporte au désir ou à la joie”[391] Spinoza réhabilite le désir et la joie. Au contraire, pour le stoïcien Epictète “ce n'est pas par la satisfaction du désir que s'obtient la liberté, mais par la destruction du désir” “le bonheur et le désir ne peuvent se trouver ensemble”[392].
De même, Bouddha condamne le désir et la recherche des plaisirs et
trouve la libération dans l’extinction du soi (le nirvãna).
“Sois heureux un instant, cet instant c’est ta vie”[393] Omar
Khayyâm, poète-scientifique influencé, comme al-Razi, par l’épicurisme
transmis par les païens éclairés qui avaient fuit l’occident chrétien
pour se réfugier à Gundishapur, en Perse.
“Je pense que dans un autre temps, quelqu'un se souviendra de nous” Sapphô, poétesse lyrique grecque (I, 147).
“Il n'y a jamais eu un temps passé où nous n'existions pas, et il n'y aura jamais un futur où nous cesserons d'être”[394] Krishna, se présentant comme un avatar du dieu Vishnu et de Kapila: “Mon
apparition dans ce monde a pour but d’expliquer la philosophie
de Sânkhya.... Ce chemin de l'auto-réalisation, qui est difficile
à comprendre, a été perdu dans la course du temps. Comprenez que j'ai
pris ce corps de Kapila pour présenter et expliquer cette philosophie à
nouveau à la société humaine”[395].
“Nul ne le sait, mais il habite un dieu”[396] Sénèque. “C’est un préjugé que je sois un être humain. Mais j’ai souvent vécu parmi les êtres humains” “Le monde est transfiguré, car Dieu est sur la terre. Les cieux se réjouissent de ma présence”[397] Nietzsche.
“Tout en toi résonne le bonheur” Muse paroles de “Bliss”.
“C’est seulement à l’individu qu’une âme a été donnée” Einstein, Science and Religion (IO p43).
“Je commence toujours par composer la mélodie en premier”[398] Nobuo Uematsu.
Une mélodie véhicule un sentiment, sans n’être autre chose qu’un
rapport “géométrique” entre des notes qui peuvent être jouées par
différents instruments, et être accompagnées d’arrangements plus ou
moins harmonieux. L’étonnante facilité de la musique à interagir avec
l’âme est une observation jadis utilisé par l’école pythagoricienne
pour supposer l’existence de similitudes structurales entre les
partitions musicales et notre architecture cérébrale.
“Les passions douces et affectueuses naissent de l'amour de soi” Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l'éducation, IV.
“Tu n'as pas de respect pour toi-même, car tu mets ton bonheur dans les âmes des autres” “Rien n'est avantageux qui te fait perdre le respect de toi-même” “Sois comme un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser”[399] Marc-Aurèle.
“En psychothérapie, on préfère le choc qui nettoie au mensonge qui empoisonne” Barjavel, La Nuit des Temps, Simon au réveil d’Eléa.
“Si
ce que tu voulais était honnête ou bien, et si ta langue ne bougeait
pas pour dire quelque chose de mal, la honte ne couvrirait pas tes
yeux, mais tu parlerais sans détours” Sapphô à Alcée (II, 137).
“Les
vices viennent de la faiblesse ; ils périssent avec elle et ne se
corrigent point” “J'ai laissé derrière moi toutes ces faiblesses ; je
n'ai vu que la vérité dans l'univers, et je l'ai dite”[400] Louis Saint-Just.
“Seul
celui qui possède la complète sincérité développera entièrement sa
nature... Désormais capable de donner son plein développement à toute
chose, il coopère à l'œuvre de transformation et de vie du ciel et de
la terre” Confucius, Tchoung young, Zhongyong, 22.
“Qui ne croit en lui-même, ment toujours”[401] Nietzsche.
“Deviens ce que tu es”[402] Pindare.
“Mon cœur ne se soumettra à nul mortel”[403] Giordano Bruno.
“Agissez comme s’il était impossible d’échouer” déclaration de Dorothea Brande, reprise par Winston Churchill.
“Pas de destin mais ce que nous faisons” maxime du film “Terminator 2” de James Cameron.
“Je prendrai le destin à la gorge. Il ne me fera pas plier, il n'aura pas raison de moi” Ludwig van Beethoven (à Franz Wegeler).
“Entends-tu Zeus ? Je te défie toi et tous les dieux”[404] Héraclès.
“Si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables: comment pourriez-vous un jour vaincre avec moi ?”[405] Nietzsche.
“L’homme
juste et ferme en ses résolutions, ni la violence de la rue, ni le
visage menaçant d’un tyran, ni la grande main foudroyante de Jupiter
n’ébranleront ou n’entameront son esprit. Le monde peut se rompre et
s’écrouler, ses débris le frapperont sans l’effrayer”[406] Horace.
“Tu peux détruire tout ce qui nous entoure, les astres et les planètes, mais moi tu ne me détruiras jamais”[407] Sangoku.
Je vois dans ce passage de ce manga japonais une représentation de
l’indestructible dieu païen qui règne sur les éléments, provoque des
éclairs, balaye les nuages, fait trembler la terre et les océans... ses
vêtements flottent portés par le vent, mais son corps demeure
inflexible. On retrouve une expression similaire de ce
sentiment d’invincibilité dans le poème Invictus, de William
Ernest Henley, cher à Nelson Mandela.
“Je
méprise la poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la
persécuter et faire mourir cette poussière ! Mais je défie que l’on
m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles
et dans les cieux”[408] Louis Saint-Just.
“Tout comme l’amant héroïque, en m’élevant sur les ailes de l'intellect, je me transforme en une divinité à partir d'une créature inférieure”.
Giordano Bruno identifiait ainsi l’élan de la philosophie contemplative
et spéculative à un élan amoureux qui pousse à s'unir à la divinité
immanente et voyait le “bonheur ultime de l'homme” dans cet amour intellectuel “complètement héroïque et divin”. Selon lui, cet “élan rationnel” métamorphose “au
point de ne plus ressentir la peur de la mort, ni souffrir de la
douleur du corps, ni ressentir les obstacles au plaisir; car
l'espérance, la joie et les délices de l'esprit supérieur rassemblent
une telle force qu'elles abolissent toutes les passions qui peuvent
engendrer le doute, la douleur et la tristesse”. Désormais, “même le soleil brille avec moins d'éclat que celui qui fait de moi le dieu le plus glorieux de la grande création des mondes”[409].
Nous voilà devenu “l’égal des dieux bienheureux”[410] Sapphô et Epicure.
“Celui qui connaît sa nature devient dieu”, inscription sur le marteau de la porte du lieu de réunion de la secte des Sabéens. Cette formule est une réponse au “connais-toi toi-même”,
gravé sur le fronton du temple de l’oracle de Delphes. Elle provient de
l’orphisme qui imagine l’homme comme un dieu déchu qui a oublié qui il
était, mais qui, via une initiation, peut reprendre conscience de sa
divinité perdue.
Einstein, Dieu et la Religiosité Cosmique
Beaucoup
déclarent qu’Einstein croyait en Dieu. A l’aide de quelques citations,
je fais d’abord voir qu’Einstein ne croyait pas en Dieu, rejetait le
spiritualisme, le mysticisme, la providence, les livres sacrés, les
institutions religieuses et condamnait les tentatives de fonder la
morale sur la croyance. Dans un deuxième temps, je fais voir en quoi
consiste ce qu’il appelait sa “religiosité cosmique”.
“Le
mot Dieu n'est pour moi rien de plus que l'expression et le produit des
faiblesses humaines, la Bible un recueil de légendes, certes honorables
mais primitives qui sont néanmoins assez puériles. Aucune
interprétation, aussi subtile soit-elle peut selon moi changer cela”[411]
“C’est
un mensonge ce que vous avez lu sur mes convictions religieuses, un
mensonge qui est systématiquement répété. Je ne crois pas en un Dieu
personnel et n’ai jamais dit le contraire, mais l’ai exprimé clairement”[412]. “La vérité religieuse ne signifie rien pour moi”[413]. “Du point de vue du prêtre, je suis, bien sûr, et ai toujours été un athée”[414]
“La
réponse à vos questions remplirait des livres. Je ne peux que dire en
quelques mots que j'ai exactement la même opinion que Spinoza et que en
tant que déterministe convaincu, je n'éprouve aucun sympathie pour la
conception monothéiste”[415]
“Celui
qui est convaincu par la loi causale régissant tout événement ne peut
absolument pas envisager l’idée d’un être intervenant dans le processus
cosmique” “Je ne peux pas imaginer un Dieu qui récompense et punit
l'objet de sa création. Je ne peux pas me figurer un Dieu qui réglerait
sa volonté sur l'expérience de la mienne. Je ne veux pas et je ne peux
pas concevoir un être qui survivrait à la mort de son corps. Si de
pareilles idées se développent en un esprit, je le juge faible,
craintif et stupidement égoïste”[416]
“Pourquoi
m’écris-tu Dieu devrait punir les anglais ? Je n’ai aucune connexion
particulière ni avec l’un ni avec les autres. Je vois seulement avec
grands regrets que Dieu punit nombre de ses enfants à cause de leurs
innombrables stupidités, pour lesquelles lui seul peut être tenu pour
responsable ; de mon point de vue, seul sa non-existence pourrait
l’excuser”[417]
“A
travers la lecture de livres de vulgarisation scientifique je suis vite
parvenu à la conviction que la plupart des histoires de la Bible ne
pouvaient pas être vraies. La conséquence fut une orgie fanatique de
libre pensée associée à l'impression que la jeunesse est
intentionnellement trompée par l'État par le biais de mensonges,
c'était une impression d'écrasement. Une méfiance à l'égard de tout
type d'autorité a résulté de cette expérience, une attitude sceptique
envers les convictions présentes dans n’importe quel milieu social -
une attitude qui depuis ne m’a jamais quitté…”[418]
“La
tendance mystique de notre temps, qui se montre particulièrement dans
la croissance galopante de la soi-disant théosophie et du spiritualisme
n’est pour moi rien de plus qu'un symptôme de faiblesse et de
confusion. Etant donné que notre expérience intérieure consiste en des
reproductions et des combinaisons d'impressions sensorielles, le
concept d'une âme sans corps me semble être vide et dénué de sens.”[419]
“Le Dieu Juif [..] est la tentation de fonder la morale sur la crainte, une attitude déplorable et dérisoire”[420] “La
condition des hommes s’avérerait pitoyable s’ils devaient être domptés
par la peur d’un châtiment ou par l’espoir d’une récompense après la
mort”. “Le comportement moral de l’homme se fonde efficacement sur la
sympathie et les engagement sociaux, il n’implique nullement une base
religieuse”.[421]
“C’est
bien possible que nous puissions faire des choses meilleures que Jésus,
car ce qui est écrit sur lui dans la bible est poétiquement embelli”[422]
“A
propos de Dieu, je ne peux accepter aucun concept fondé sur l'autorité
de l'Église. A ce que je me souviens, j'y ai ressenti une endoctrination de masse. Je ne crois pas à la peur de la vie, à la crainte de la mort, ni à la foi aveugle”[423].
“Le
fait que le monde soit intelligible est un miracle […] nous devons nous
contenter de reconnaître le « miracle » sans qu’il y ait une voie
légitime pour aller au-delà. Je me vois forcer d’ajouter cela
expressément, afin que vous ne croyiez pas que – affaibli par l’âge –
je sois devenu une proie des curées”[424].
“Je
suis convaincu que certaines pratiques et activités politiques des
organismes catholiques sont nuisibles et même dangereux pour la
communauté dans son ensemble, ici et partout dans le monde. Je
mentionne ici seulement la lutte contre le contrôle des naissances à un
moment où la surpopulation dans les différents pays est devenue une
grave menace pour la santé des populations et une grave obstacle à toute tentative d'organiser la paix sur cette planète[425]
“Dans
leur lutte pour le bien moral, ceux qui enseignent la religion doivent
avoir la stature de renoncer à la doctrine d'un Dieu personnel,
c'est-à-dire renoncer à cette source de crainte et d'espoir qui, dans
le passé a mis un si vaste pouvoir dans les mains des prêtres. Dans
leurs travaux, ils devront se servir de ces forces qui sont capables de
cultiver le bon, le vrai et le beau dans l'humanité elle-même. C'est,
bien sûr, une tâche bien plus difficile mais incomparablement plus
noble. Après que les professeurs en religion aient accomplit ce
processus d’affinement indiqué, ils ne manqueront pas de reconnaître
avec joie que la vraie religion a été anoblie et rendue plus profonde
grâce à la connaissance scientifique” […] “Plus l’évolution spirituelle
de l'humanité progresse, plus il me semble que le chemin de la
religiosité authentique ne se trouve pas dans la peur de la vie, la
peur de la mort, ou la foi aveugle, mais dans l’effort pour la
connaissance rationnelle. En ce sens, je crois que le prêtre doit
devenir un enseignant s'il veut rendre justice à sa noble mission
éducative”[426].
le Dieu d’Einstein = “la nécessité issue de la simplicité logique”