Platon contre les philosophes de la nature
Cette page vous propose quelques extraits des dialogues de Platon où celui-ci donne son opinion des philosophes de la nature
Sophiste, 246
L'ÉTRANGER.
Nous n'avons pourtant pas examiné les opinions de tous ceux qui se sont exercés sur l'être et le non-être. Néanmoins, nous pouvons nous en tenir là. Mais à présent il faut nous adresser à ceux qui professent une tout autre doctrine, afin de nous convaincre de toutes les manières qu'il n'est pas plus aisé d'expliquer l'être que le non-être.
THÉÉTÈTE.
Eh bien! allons trouver aussi ces derniers.
L'ÉTRANGER.
En vérité, il y a entre eux comme une espèce de combat de géants, tant ils sont peu d'accord dans leurs idées sur l'être.
THÉÉTÈTE.
Comment cela?
L'ÉTRANGER.
Les uns rabaissent à la terre toutes les choses du ciel et de l’invisible, et ne saisissent ainsi que grossièrement avec leurs mains des pierres et des arbres. Attachés à tous ces objets, ils nient qu'il y ait rien autre que ce que les sens peuvent atteindre. Le corps et l'être sont pour eux une seule et même chose. Ceux qui viennent leur dire qu'il y a quelque chose qui n'a point de corps, excitent leur mépris, et ils n'en veulent pas entendre davantage.
THÉÉTÈTE.
Tu parles là de terribles gens, avec lesquels j'ai eu maintes fois occasion d’en rencontrer.
SOCRATE
« Mais un jour, ayant entendu quelqu’un lire dans un livre, dont l’auteur était, disait-il, Anaxagore, que c’est l’esprit qui est l’organisateur et la cause de toutes choses, l’idée de cette cause me ravit et il me sembla qu’il était en quelque sorte parfait que l’esprit fût la cause de tout. S’il en est ainsi, me dis-je, l’esprit ordonnateur dispose tout et place chaque objet de la façon la meilleure. Si donc on veut découvrir la cause qui fait que chaque chose naît, périt ou existe, il faut trouver quelle est pour elle la meilleure manière d’exister ou de supporter ou de faire quoi que ce soit. En vertu de ce raisonnement, l’homme n’a pas autre chose à examiner, dans ce qui se rapporte à lui et dans tout le reste, que ce qui est le meilleur et le plus parfait, avec quoi il connaîtra nécessairement aussi le pire, car les deux choses relèvent de la même science. En faisant ces réflexions, je me réjouissais d’avoir trouvé dans la personne d’Anaxagore un maître selon mon coeur pour m’enseigner la cause des êtres. Je pensais qu’il me dirait d’abord si la terre est plate ou ronde et après cela qu’il m’expliquerait la cause et la nécessité de cette forme, en partant du principe du mieux, et en prouvant que le mieux pour elle, c’est d’avoir cette forme, et s’il disait que la terre est au centre du monde, qu’il me ferait voir qu’il était meilleur qu’elle fût au centre. S’il me démontrait cela, j’étais prêt à ne plus demander d’autre espèce de cause. De même au sujet du soleil, de la lune et des autres astres, j’étais disposé à faire les mêmes questions, pour savoir, en ce qui concerne leurs vitesses relatives, leurs changements de direction et les autres accidents auxquels ils sont sujets, en quoi il est meilleur que chacun fasse ce qu’il fait et souffre ce qu’il souffre. Je n’aurais jamais pensé qu’après avoir affirmé que les choses ont été ordonnées par l’esprit, il pût leur attribuer une autre cause que celle-ci : c’est le mieux qu’elles soient comme elles sont. Aussi je pensais qu’en assignant leur cause à chacune de ces choses en particulier et à toutes en commun, il expliquerait en détail ce qui est le meilleur pour chacune et ce qui est le bien commun à toutes. Et je n’aurais pas donné pour beaucoup mes espérances ; mais prenant ses livres en toute hâte, je les lus aussi vite que possible, afin de savoir aussi vite que possible le meilleur et le pire. Mais je ne tardai pas, camarade, à tomber du haut de cette merveilleuse espérance. Car, avançant dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait aucun usage de l’intelligence et qui, au lieu d’assigner des causes réelles à l’ordonnance du monde, prend pour des causes l’air, l’éther, l’eau et quantité d’autres choses étranges. »
Tout cela (les causes naturelles) se classe parmi les causes secondaires dont Dieu se sert pour réaliser, autant qu’il est possible, l’idée du meilleur. Mais la plupart des hommes les tiennent, non pour des causes secondaires, mais pour les causes primaires de toutes choses, parce qu’elles refroidissent et échauffent, condensent et dilatent et produisent tous les effets du même genre. Or elles sont incapables d’agir jamais avec raison et intelligence. Car il faut reconnaître que l’âme est le seul de tous les êtres qui soit capable d’acquérir l’intelligence, et l’âme est invisible, tandis que le feu, l’eau, la terre et l’air sont tous des corps visibles. Or quiconque a l’amour de l’intelligence et de la science doit nécessairement chercher d’abord les causes qui sont de nature intelligente, et en second lieu celles qui sont mues par d’autres causes et qui en meuvent nécessairement d’autres à leur tour. C’est ainsi que nous devons procéder, nous aussi. Il faut parler des deux espèces de causes, mais traiter à part celles qui agissent avec intelligence et produisent des effets bons et beaux, puis celles qui, destituées de raison, agissent toujours au hasard et sans ordre.